Dossier n° 19 - mars 2017.

LIBERTE D'EXPRESSION

SOMMAIRE

 

1/ des éléments pour cadrer le sujet et fixer quelques repères :

- Introduction au dossier : la liberté d’expression, au cœur du rôle du G2S 

- Regard historique sur l’expression du militaire

- Liberté d’expression et obligation de réserve : ce que dit la jurisprudence

- Communication officielle et libre expression des chefs militaires

- Liberté d’expression et concertation 

- Un point de vue étranger 

- Fiche de lecture : ouvrage « quelle liberté d’expression professionnelle

pour les militaires » (Clara Bacchetta)

 

2/ des points de vue plus personnels pour éclairer le débat :

- Institution militaire et police de la parole 

- De la coutume du devoir de réserve 

- Spécificité militaire et droit d’expression : un lien consubstantiel

- Pour un droit d’expression des généraux 

- Mais de quoi se mêle-t-il celui-là ?...

 

 


LA LIBERTE D’EXPRESSION : AU COEUR DU ROLE DU G2S

Par le général de corps d’armée (2S) Alain Bouquin

Pourquoi traiter aujourd’hui de la liberté d’expression, quand d’autres dossiers peuvent paraître plus urgents ?

 

C’est que ce thème de réflexion suscite de nombreuses interrogations, en particulier au regard d’événements récents. Car il a manifestement provoqué à diverses reprises au cours des mois écoulés l’agacement d’autorités du ministère de la défense. Au point que d’aucuns au sein du G2S estiment qu’il est étroitement lié à l’évolution engagée pour revoir les sanctions des officiers généraux en 2ème section…

Ces interrogations sont légitimes :

- Puisqu’on encoure des sanctions quand on s’exprime mal, quelles sont alors les règles du jeu ?

- Quelles sont les limites précises de notre liberté d’expression ?

- Qu’est-ce exactement que l’obligation de réserve ?

- Faut-il envisager de modifier le corpus règlementaire pour rendre moins flous les textes de référence ? Ou au contraire ce manque de précision ne présente-t-il pas l’avantage d’offrir un espace de liberté faute de frontières fermement établies ? A-t-on vraiment intérêt à demander un cadre bien fixé doté de limites précises ?...

- Y a-t-il des dispositions particulières pour les généraux en deuxième section ?

- Doit-on craindre une volonté des autorités du ministère de brider l’expression ?...

- Sur quelle légitimité peut-on baser notre expression ?

- Quelle forme de loyauté pratiquer ? Celle vis-à-vis à la hiérarchie ? Ou celle due à tous ceux qui ont été nos subordonnés, qui nous respectent, et qui attendent de nous que nous sachions aller au bout de nos idées pour les défendre ?...

 

Ces questions sont importantes, mais elles restent « de forme », elles ne traitent que du « comment ». La vraie question est sans doute celle du « pour quoi », celle de l’usage de la liberté d’expression, celle de son apport aux débats et réflexions concernant la défense de notre pays. A quoi sert notre liberté d’expression ? Quel « bon emploi » faut-il en faire ?

Les fiches que vous trouverez dans le présent dossier tentent d’apporter des éclairages et des éléments de réponses à ces diverses questions. Chacun des rédacteurs s’est livré à l’exercice avec sa perception propre. Les divergences d’appréciation qui peuvent apparaître au fil du dossier sont le reflet de la sensibilité et de la complexité du sujet ; elles montrent aussi que les points de vue sont loin d’être unanimes sur ce sujet délicat.

A la question « jusqu’où puis-je aller en matière d’expression ? », chacun sera tenté de donner une réponse différente en fonction de son appétence ou de son aptitude à communiquer ; de son courage et de son jugement propres également…

Il n’est pas exclu de penser, comme cela a pu être écrit, « qu’une majorité d’entre nous est favorable à l’autocensure et que peu envisagent réellement d’aller au bout de leurs convictions en s’exprimant ».

Ne faut-il pas au contraire préférer croire qu’une expression responsable, c’est-à-dire courageuse sur le fond et percutante dans sa forme, doit être de mise. Car elle est désormais notre seule arme d’ancien. Et elle est aussi notre dû aux jeunes générations.

* * *

 

Pour le président du G2S, l’intérêt de ce dossier consiste à le raccrocher à la raison sociale de l’association : la liberté d’expression est en effet existentielle pour le G2S. Elle est consubstantielle aux objectifs qu’il s’est donnés.

Qui est le G2S et que veut-il ? Cela a déjà été dit : nous sommes de vieux soldats qui aimons passionnément notre pays et ses armées ; et notre seul véritable objectif est de « défendre la défense ».

Avec quels moyens ? Notre outil quasi-exclusif est l’expression écrite. C’est en interrogeant, en affirmant, en démontrant, en argumentant, que l’on aide la défense à faire valoir ses attentes et ses besoins. Sans le pouvoir de dire les choses, nous ne servons à rien ! La liberté d’expression est la condition première de la portée de notre action ; elle est le prérequis de notre engagement collectif.

Comment contribuer utilement au débat sur la défense ? Comment se mettre en position de nourrir la réflexion ? Le principe formel est simple : « ni alignement ni provocation » ; vouloir faire autrement serait prendre le risque de l’inutilité :

- s’aligner systématiquement sur les positions du ministère et de sa hiérarchie est inutile parce que redondant ; c’est la « voix de son maître » ;

- s’afficher en opposition permanente, sans mesure dans nos propos, est inutile parce que contre-productif ; exagérer ou provoquer, c’est perdre sa crédibilité.

Pour s’exprimer utilement il faut aussi le faire à bon escient, en saisissant les opportunités, dans le bon tempo, en tenant compte des enjeux du moment…

Comment formuler un avis ou émettre des réserves sur des sujets sensibles « de défense » (donc « politiques ») sans contrarier, et donc se voir systématiquement renvoyés à notre devoir de réserve ? Quand et dans quelles circonstances le G2S est-il légitime pour s’exprimer sur un sujet susceptible de mettre en lumière une divergence de vues avec un choix ou une orientation politique ?

C’est une évidence : dès lors que l’on parle organisation, moyens, budget, capacités, modèle d’armée, tactique ou stratégie, notre compétence et le bien-fondé de nos avis ne peuvent être contestés ; participer à ces débats n’est donc plus question de droit, mais affaire de devoir !

Pour dire les choses plus clairement, chaque fois qu’il s’agit de contribuer aux débats sur l’emploi de la force armée, nous devons nous sentir légitimes pour le faire, et en conséquence user sans réserve de notre liberté d’expression.

Sommes-nous, plus largement, autorisés à nous exprimer sur l’ensemble des sujets politiques et sociétaux ? Ou doit-on au contraire rester cantonné à des sujets organiques ou opérationnels relatifs aux armées ?... Les articles qui suivent montrent que la question n’est pas simple et que la réponse n’est pas unanime. Le risque, en sortant de notre domaine de compétence et de légitimité, est de fragiliser « l’expression professionnelle » en mettant à mal la neutralité des armées et en facilitant les amalgames. Mais les praticiens de la défense et de la sécurité que nous sommes n’ont-ils pas des choses à dire sur des thèmes tels que l’immigration ou l’éducation…

 

 

Les vrais critères de l’utilité seront en fait ceux de « l’autorité morale » qui pourra nous être reconnue, et qui sera attribuée à notre production : objectivité, crédibilité, expérience, expertise, recul, mesure, réserve, justesse des points de vue, convictions portées… Une certaine forme de sagesse dont nos anciens disaient qu’elle venait avec l’âge…

Il faut que notre voix porte. Elle doit être prise en compte. Elle dérange parfois. Elle accompagne intelligemment le plus souvent. A nous de faire en sorte que les choses continuent ainsi : il nous suffit pour cela de simplement savoir nous servir avec discernement de notre liberté d’expression.

Le présent dossier n’a pas vocation à être le vade-mecum de « l’expression sans risque » : son but n’est pas de répondre à la question « comment communiquer sans se faire prendre ? ». Une telle interrogation est beaucoup trop restrictive ; elle est surtout indigne de soldats ayant assumé des responsabilités.

Non, son objet ultime est de « produire un effet » très simple : démontrer que dans la perspective des choix qui attendent notre pays en 2017, il est plus que jamais nécessaire de communiquer sur sa défense et ses armées ; les militaires qui en sont les experts ont naturellement vocation à le faire, et le G2S a l’ambition d’être partie prenante à cette action.

Peut-être en guise de conclusion faut-il rappeler l’origine de l’expression « la grande muette » ? Cette formule ne fait en aucune manière référence à l’expression des militaires, mais à leur droit de vote !

Au début de la Troisième République, en raison de la défiance des républicains envers l’armée, il a été décidé que les militaires d’active (officiers en particulier), ainsi que les citoyens durant leur service militaire, ne pourraient disposer du droit de vote. C’est ainsi qu’ils sont collectivement devenus « la grande muette ».

C’est donc un terme qui n’a rien à voir ni avec la liberté d’expression ni avec le devoir de réserve. Est-il bien judicieux de continuer à l’utiliser maintenant que les militaires ont le droit de vote ? Sauf à penser que certains trouvent utile de conserver l’expression parce qu’ils croient utile que les militaires continuent à se taire…

*


REGARD HISTORIQUE sur l’EXPRESSION du MILITAIRE

Par le général (2S) Olivier Paulus

 

Ce début de 21ème siècle qui voit, chaque jour davantage, les médias au sens large, occuper l’espace de la communication et participer ainsi en permanence au débat sociétal, devenant de fait un acteur incontournable de l’action politique, gouvernementale, économique ou encore sécuritaire, pose la question de la place et du rôle du militaire dans cet espace que certaines affaires plus ou moins récentes comme celle des généraux Desportes ou Soubelet ont mis en exergue. Il en est de même des associations ou regroupements à caractère Défense tel que le G2S.

Une approche historique peut indéniablement contribuer à répondre à cette question en concourant à la réflexion, voire en indiquant des modes d’action. Dans cette fiche, le regard historique est abordé chronologiquement avec les débuts de la 3ème République pour terminer avec les premières années du 21ème siècle. Il faut par ailleurs distinguer l‘expression publique des militaires de la problématique du dialogue social qui ne sera pas abordée dans cette article, même si ces deux sujets ont un lien évident.

 

Les débuts de la 3ème République sont marqués par de vifs débats politico-militaires alors même que le suffrage universel s’impose et que la liberté de la presse est hautement proclamée. Seuls les militaires se trouvent interdits d’expression publique et de droit de vote. Sont-ils donc des « sous-citoyens », alors que leur mission est justement de défendre le pays ?

Dès lors, dans les années 1890-1914, il est observé un assouplissement progressif des règles encadrant l’expression publique des militaires, incluant en particulier les règles relatives au droit d’association avec la création d’amicales par garnison autour de la structure des cercles-mess.

A partir des années 1910-1912, en contrecoup de l’affaire des fiches, mais aussi de l’évolution plus libérale de la société française, le débat s’instaure sur l’autorisation préalable qui est imposée à tout officier voulant publier. Finalement en 1913, celle-ci n’est plus rendue nécessaire et les officiers peuvent publier comme tous les autres citoyens. Le contrôle ne s’exerce qu’à posteriori et un officier ne peut plus être sanctionné pour ses écrits au motif de « trouble manifeste à l’ordre public », ce qui objectivement est rarement survenu. C’est d’ailleurs l’époque où, lorsqu’un officier publie un livre rencontrant un certain succès, il reçoit une lettre de félicitations signée du ministre ! C’est également l’époque la plus florissante pour les grands éditeurs « spécialisés » sur les questions militaires tels que Lavauzelle ou Berger-Levrault.

N’oublions pas qu’à la veille de la guerre de 1914, la presse « péri » ou « para » militaire compte plus d’une vingtaine de titres, du quotidien au trimestriel, et l’on ne compte plus les officiers qui quittent (parfois temporairement) le service pour exercer des mandats électoraux.

 

La situation reste globalement identique pendant la première partie de l’entre-deux-guerres. On assiste alors, dans les années 1920, à un véritable bouillonnement intellectuel avec de très nombreuses publications relatives à toutes les questions doctrinales et d’emploi. Contrairement à une idée reçue, les questions de motorisation, d’emploi des chars, d’appui des troupes au sol par l’aviation…, mais aussi culturelles et sociales (place des armées dans la société, rôle des armées dans le pays…) ou géopolitiques (liées à l’empire colonial et à son développement, à la place de la France dans le monde, au désarmement et à la SDN…) font l’objet de très nombreux articles et livres. Globalement, c’est « l’âge d’or » de l’expression publique des militaires.

 

 

Tout change avec la nomination du général Gamelin comme chef d’état-major général et commandant en chef désigné pour le temps de guerre au début de l’année 1935. L’une de ses toutes premières directives est d’interdire la publication d’études par les militaires, sauf visa préalable, voire corrections en amont, par l’état-major général. Ainsi quasiment du jour au lendemain, la production s’épuise… avec pour corollaire, l’appauvrissement de la pensée militaire puisqu’il n’y a plus de débat. Les événements de mai-juin 1940 sont à inscrire en filigrane de ce processus.

 

Après 1945, la question de l’expression publique du militaire se pose peu. Engagée en Indochine, mais surtout sous-équipée, sous-encadrée et sous-formée, l’armée de terre se préoccupe avant tout de sa reconstruction dans un contexte de pénuries générales.

Ce n’est qu’avec la fin de la guerre d’Indochine et l’émergence du conflit algérien que l’on voit à nouveau se multiplier les ouvrages publiés par des militaires, très souvent liés aux grandes problématiques du moment que sont par exemple la question « atomique » et la guerre contre-révolutionnaire.

 

L’affaire des généraux et la fin de la guerre d’Algérie marquent une nouvelle rupture.

Pendant les vingt premières années de la 5ème République, l’armée devient effectivement la « grande muette » qu’elle n’avait pratiquement jamais été depuis 1871, même si cette expression, il faut le rappeler, est avant tout liée à l’absence du droit de vote des militaires jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. La doctrine officielle ne peut pas être remise en question. C’est le retour en pratique à la phrase de Mac Mahon : « Je raye de l’avancement l’officier dont je vois le nom sur la couverture d’un livre ».

C’est ainsi que la loi du 13 juillet 1972 « portant statut général des militaires », qui vient remplacer ou annuler les lois du maréchal Soult de 1832 et 1834, elles-mêmes révisées en 1928 et 1935, assimile les militaires en activité aux fonctionnaires civils et les soumet à nouveau à l’obtention d’une autorisation ministérielle pour disserter sur les grands sujets intéressants la vie du pays, sa défense et sa diplomatie. A epsilon près, c’était le statu quo.

 

A partir du début des années quatre-vingts, un mouvement inverse, bien que très lent, du balancier est observé lorsque des chefs d’état-major d’armée annoncent officiellement vouloir favoriser l’expression des militaires à l’image du général Lagarde avec « l’année des capitaines », pour encourager l’expression publique de l’officier et plus globalement de faire de l’information un acte de commandement, tout d’abord en interne de l’institution, puis en externe tournée vers la société civile. Citons-le : « cette absence d’information suscite la méfiance, favorise l’affabulation et sape la cohésion. Il faut vous en convaincre, mais les objectifs que je viens de définir ne seront vraiment atteints que lorsque tous les cadres, conscients de l’enjeu, accepteront le risque d’une plus grande ouverture de l’armée de terre vers l’extérieur ».

Ainsi, les armées prennent conscience de la nécessité de renouer avec la société après plus de trois décennies d’engagement et se saisissent alors de la communication. En ce sens, le SIRPA, créé à ce moment-là, déploie alors des efforts considérables pour familiariser la société civile avec les armées, mais cette ouverture sur le public ne se fait pas facilement. Il faut surmonter la méfiance viscérale que les officiers ont toujours eue pour ce qui leur paraissait être le rôle néfaste des médias.

Ajoutons que le droit et la liberté d’expression laissés ou non aux officiers conditionnent alors les relations bonnes ou mauvaises qu’ils entretiennent avec les journalistes.

 

 

Ce mouvement ne se développe que progressivement, car le poids des habitudes reste fort. Aujourd’hui, plusieurs dizaines d’ouvrages sont publiés chaque année par des officiers auxquels il faut ajouter un très grand nombre d’articles édités dans la presse civile et grand public.

Toutefois, un article peut toujours valoir à son auteur les foudres des autorités du ministère de la Défense si les idées développées mettent en cause la communication officielle, ce qui a été le cas à propos des dossiers Louvois ou de la « civilianisation » des postes de direction dans le ministère. En effet, la loi du 24 mars 2005 définissant le statut général des militaires souligne dans son article 4 que si « les opinions ou les croyances(…) sont libres (…), elles ne peuvent être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire ». Ainsi les limites à leur droit d’expression seraient le secret militaire et la neutralité politique, le tout englobé dans une notion assez imprécise, le devoir de réserve, droit qui s’applique aux généraux ayant quitté le service actif et placés « en deuxième section (2s) ».

 

Paradoxalement, la liberté d’expression des militaires, réaffirmée dans le dernier règlement de discipline générale, n’a sans doute jamais été aussi forte et ceci d’autant plus que l’image des armées n’a jamais été aussi bonne depuis des décennies, mais les réticences des intéressés à « sortir des sentiers battus » restent une réalité. Un ancien chef d’état-major de armées (CEMA) a déclaré : « On n’entend pas assez les chefs militaires, ce qui est dommageable pour la communauté militaire qui a besoin d’entendre le CEMA et les chefs d’état-major d’armée pour se sentir reconnue par la nation ». Pourquoi risquer de se placer en porte-à-faux vis-à-vis de la hiérarchie en se faisant remarquer par un discours atypique alors que les places à l’avancement sont de plus en plus comptées… Il faut aussi mentionner que soixante-dix pour cent des militaires sont en CDD. Par ailleurs, très peu d’officiers ont fait le choix d’investir le nouveau terrain des sites Internet et des réseaux sociaux. Ainsi, seuls quatre officiers de l’armée de terre en activité animent aujourd’hui des sites et blog, facteur sociétal nouveau qui pourrait à terme modifier ce constat.

 

Ainsi, le regard historique souligne clairement les alternances, les reculades ou les avancées qui accompagnent, au gré des circonstances et des pouvoirs politiques, l’expression des militaires dans le domaine public et leur positionnement dans la Cité. Il souligne par ailleurs le lien étroit qui existe entre liberté d’expression des militaires et épanouissement et place de ceux-ci dans la société. Il démontre enfin que la situation actuelle, perçue plutôt comme contraignante en termes d’expression, n’est en aucun cas rédhibitoire, bien au contraire.

*

 

 


LIBERTE D’EXPRESSION ET OBLIGATION DE RESERVE :CE QUE DIT LA JURISPRUDENCE

par le Gal. Alain Bouquin

 

Lorsque qu’un officier général quitte le service actif et rejoint le G2S, une des premières questions qu’il peut chercher à résoudre est celle de la nouvelle liberté qui sera la sienne en matière d’expression… Force est de reconnaître que les investigations peuvent s’avérer décevantes :

- Il n’y a pas de règles spécialement applicables aux officiers généraux, ni a fortiori à ceux en deuxième section ;

- Les textes, qui sont communs à toutes les catégories de personnels militaires, sont finalement peu explicites (ce dont on peut d’une certaine manière se réjouir) ;

- Ces textes de référence ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la fonction militaire, mais sont en général ceux en vigueur pour l’ensemble des fonctionnaires…

 

Alors, quand on parle de devoir (ou obligation) de réserve, à quoi fait-on référence ?

 

La notion n'existe pas dans les textes législatifs et réglementaires régissant la fonction publique française. Par exemple la Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ne fait nulle part mention d'un « devoir de réserve », ni d'une « obligation de réserve ».

Une réponse à une question écrite d’un député en 2001 le redit de façon différente :

« L’obligation de réserve, qui contraint les agents publics à observer une retenue dans l’expression de leurs opinions, notamment politiques, sous peine de s’exposer à une sanction disciplinaire, ne figure pas explicitement dans les lois statutaires relatives à la fonction publique. […] Il s’agit d’une création jurisprudentielle, reprise dans certains statuts particuliers, tels les statuts des magistrats, des militaires, des policiers... »

 

Le site officiel de l’administration française (service-public.fr) fournit quelques indications plus précises :

« Tout agent public doit faire preuve de réserve et de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions (la liberté d'opinion est reconnue aux agents publics) mais leur mode d'expression. L'obligation de réserve s'applique pendant et hors du temps de service. »

« Le manquement au devoir de réserve est apprécié par l'autorité au cas par cas. Ce devoir s'applique plus ou moins rigoureusement selon :

- la place dans la hiérarchie, l'expression des hauts fonctionnaires étant jugée plus sévèrement,

- les circonstances dans lesquelles un agent s'est exprimé, […]

- la publicité donnée aux propos, si l'agent s'exprime dans un journal local ou dans un important média national,

- et les formes de l'expression, si l'agent a utilisé ou non des termes injurieux ou outranciers. »

 

 

Le portail de la fonction publique précise pour sa part, au paragraphe consacré à l’obligation de réserve que « le principe de neutralité du service public interdit au fonctionnaire de faire de sa fonction l’instrument d’une propagande quelconque ».

Le statut général des militaires se contente de dire que « les militaires doivent faire preuve de discrétion pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ».

Le document le plus pédagogique reste finalement l’instruction n°50475/DN/CC du 29 septembre 1972. Elle stipule en particulier que « l’obligation de réserve, à laquelle se trouve soumis l’ensemble des fonctionnaires civils et militaires […] leur interdit d’une part de faire de la fonction exercée un instrument d’action ou de propagande, d’autre part de faire des actes ou des déclarations de nature à faire douter non seulement de leur neutralité, mais aussi du minimum de loyalisme envers les institutions dont doit faire preuve celui qui a accepté de servir l’Etat ».

Elle précise : « L’étendue de ce devoir varie en fonction de la situation personnelle de chacun, caractérisée notamment par le grade détenu et par l’emploi occupé, en fonction aussi des circonstances et en particulier de la diffusion qui est susceptible d’être donnée aux points de vue exprimés. »

 

Le problème majeur de cette instruction est qu’elle a été écrite en référence au précédent statut général des militaires, celui de 1972, qui n’est plus en vigueur, et qu’elle n’a pas été réactualisée lors de l’adoption du statut actuel, celui de 2005. On y parle encore du régime de l’autorisation préalable…

Ces documents nous éclairent peu. Et ils paraissent dans certains cas difficilement applicables à la position « 2S » :

- parler librement de la défense n’est pas faire action de « propagande », loin s’en faut…

- les généraux 2S n’ont plus de « fonction » qui puisse être « instrumentalisée » ;

- cette obligation semble concerner les « agents publics »… ce qu’il n’est pas sûr que les généraux continuent à être sous statut « 2S » (tout en pouvant le redevenir temporairement en cas de rappel en première section !…).

 

On voit malgré tout se dégager de l’ensemble de ce corpus un coeur commun de dispositions pratiques, que la jurisprudence a consacrées au fil du temps.

C’est grâce aux quelques avis autorisés obtenus d’un expert juriste que les règles de bon sens qui suivent ont été formulées : elles délimitent finalement assez bien ce qu’on peut faire ou ne pas faire lorsque l’on veut s’exprimer.

Si la qualité d’officier – notamment général – est un élément non négligeable, elle ne suffit pas à déterminer les limites de l’obligation de réserve des militaires. En effet, cette obligation varie également, et surtout, selon l’objet et la finalité des propos, ainsi que selon leur tonalité et leurs modalités de diffusion, voire le profil du locuteur.

 

 

On peut ainsi fixer quatre critères objectifs principaux qui permettront à l’autorité disciplinaire ou au juge de dire si le devoir de réserve a été transgressé ou non.

 

1/ Les fonctions exercées et le grade occupé : l'obligation de réserve s'apprécie à la mesure des responsabilités assumées, au rang dans la hiérarchie et à la nature des fonctions occupées ; l’obligation de réserve est ainsi plus intense envers les officiers ; et, par conséquent, le fait d’occuper une fonction d’officier général est singulièrement de nature à restreindre la liberté d’expression.

En revanche, s’agissant des généraux 2S, dès lors qu’ils n’exercent plus aucune fonction, leur liberté d’expression est plus ample.

Ce premier critère présente un paradoxe évident : le grade et les fonctions constituent à la fois un encouragement à l’expression (à laquelle ils confèrent une forme de légitimité) et une réserve importante à la liberté de celui qui s’exprime…

 

2/ L’objet et la finalité des propos : le fait pour un militaire de critiquer l’organisation, le fonctionnement, la politique ou les orientations des armées ou du ministère, relève objectivement d’une atteinte au devoir de réserve.

Néanmoins le juge a pu être amené à tenir compte du fait que ces critiques s’apparentent souvent à une défense du corps d’appartenance : dénoncer une situation susceptible d’affecter les conditions d’exercice de la mission peut ainsi relever d’un débat d’intérêt général et ne pas être sanctionné… Il n’est donc pas exclu que certaines critiques émises sur le fonctionnement général de l’institution militaire – en particulier concernant l’insuffisance des moyens disponibles – puissent bénéficier d’une certaine indulgence.

Les officiers généraux sont de toute évidence mieux à même d’exercer une telle liberté de critique d’ordre professionnel, compte tenu de leur position (en cours ou passée) au sommet de l’institution militaire.

 

3/ La tonalité des propos : si les propos critiques d’un militaire peuvent donc être tolérés, il en sera bien plus difficilement ainsi lorsqu’ils sont outranciers, insultants ou diffamatoires.

A l’inverse, le juge peut se montrer plus conciliant lorsqu’une critique est formulée en termes mesurés, sans caractère polémique.

 

4/ Les modalités de diffusion des propos : l’ample publicité donnée par un militaire à ses critiques envers l’institution est de nature à heurter son obligation de réserve ; une critique publique, diffusée au-delà des limites du cénacle militaire, peut donc être jugée comme une atteinte au devoir de réserve.

 

Un cinquième critère, plus diffus, peut être ajouté à cette liste : le profil du locuteur. La seule qualité de militaire suffit en théorie à imposer l’application de l’obligation stricte de loyauté. Néanmoins, l’exercice de certaines missions annexes, voire distinctes de la fonction militaire, peut être pris en compte afin d’alléger cette obligation.

Cette dernière notion intéresse très directement les généraux 2S amenés à s’exprimer dans le cadre des responsabilités qu’ils peuvent avoir prises dans diverses associations…

 

Dit de manière plus caricaturale :

- un jeune officier qui écrit en termes mesurés dans la revue de l’école de guerre qu’il faut aménager la tactique du combat de l’infanterie ne porte pas atteinte au devoir de réserve ;

- il en irait tout autrement d’un ancien CEMA qui écrirait en termes virulents dans un grand quotidien du soir que la dissuasion nucléaire est une connerie !

 

Alors, bien sûr, on peut le regretter, ces règles ne permettent pas de déterminer une ligne rouge précise. Elles ont en revanche le mérite de fixer un « cadre prudentiel » pour éclairer les rédacteurs que nous sommes : il est possible de dire certaines choses avec fermeté et conviction, sans craindre de s’exposer, sous réserve de respecter ces règles.

Avec finesse et discernement aussi, car tout est en fait affaire d’appréciation : l’obligation de réserve applicable aux militaires en général et aux officiers généraux en particulier doit être appréhendée sans esprit de système. Et en sachant que les lignes juridiques tracées auront vocation à fluctuer au fil des contentieux.

 

 

On peut conclure en constatant que l’absence de textes précis ne constitue finalement pas un frein à notre expression. Il est donc peu souhaitable de faire évoluer ce cadre. Car il ouvre un espace de liberté, que nous avons toute latitude d’occuper intelligemment, pour participer au débat de notre pays sur sa défense

 

 


Communication officielle et libre expression des chefs militaires

Par le général d’armée (2s) Jean-Marie Faugère

 

L’institution militaire reste le seul secteur de la fonction publique qui soit soumis à un régime particulier dans le domaine de l’expression publique de sa hiérarchie, si ce n’est par les textes législatifs ou réglementaires, du moins dans la coutume et même parfois du « fait du prince » ou de son commanditaire ministériel. Ces textes restent pourtant imprécis sur l’obligation de réserve due sur ce qui peut être dit publiquement ou ne pas l’être, par tout membre des armées, laissant un certain arbitraire à la discrétion des autorités civiles. On peut cependant regretter que les chefs militaires ne s’expriment pas ou peu sur les affaires dont ils ont la responsabilité dès lors qu’ils ne dérogent pas aux obligations légales du « secret militaire » en tant qu’ils pourraient nuire de la sorte à la sécurité de la France, de nos concitoyens ou des hommes et femmes placés sous leur autorité.

 

Le domaine d’intervention des armées pourrait l’expliquer aisément, s’agissant d’une administration régalienne d’une nature particulière liée à la spécificité militaire de l’institution et de ses membres. Mais, l’usage et les réactions des responsables politiques dès lors qu’un discours, un propos ou un écrit d’une autorité militaire déplait, manifestent bien la défiance qu’ils éprouvent vis-à-vis de la société militaire et de toute expression de sa hiérarchie. Sans doute, celle-ci repose sur quelques faits historiques de l’histoire contemporaine ; faits - souvent exagérés ou même fantasmés - alors même qu’en dehors de l’épisode algérien de 1961, dont les raisons extra-métropolitaines sont bien connues, l’histoire de nos armées ne montre aucun exemple de tentative de coup d’Etat ou de subversion militaire. Mais, l’idée qu’accompagne la crainte d’une telle survenue, est encore très présente dans l’esprit de la haute administration et du monde politique, du moins la part de celui-ci qui aspire un jour à rejoindre les plus hautes responsabilités du pouvoir exécutif.

 

Parallèlement, le ministère a développé des organes de communication officielle, autrefois dans la main des chefs militaires par les SIRPA d’armée qui ont été remis au pouvoir politique au fil des ans pour aboutir à la création de la DICoD en 1998, sous une direction civile, supprimant de fait tout pouvoir d’expression de la hiérarchie pour dériver vers une communication placée sous l’autorité unique du ministre ou de son cabinet, à l’exception d’une communication opérationnelle laissée au chef d’état-major des armées relative au sujet exclusif de la conduite des opérations militaires.

 

 

Or, la censure qui s’exerce sur les chefs militaires ne se manifeste que lorsque l’un de ceux-ci émet des opinions, presque exclusivement, sur l’absence ou l’’insuffisance des moyens dont il dispose pour conduire les missions des armées, comme l’épisode récent de l’article du CEMA1 en apporte une nouvelle démonstration, alors même que ses alertes sont restées sans suite visible après les auditions successives devant les commissions de défense des assemblées. Les chefs militaires restent pourtant comptables – c’est leur devoir de chef - devant leurs troupes des moyens matériels alloués pour l’exécution de leurs missions, comme pour la défense de leurs intérêts matériels en matière de conditions de vie et de soutien des familles Et, alors que l’absence de syndicats en fait les seuls représentants de légitimes revendications. Lesquelles sont sûrement développées et expliquées dans le silence des cabinets, ministériel ou présidentiel, mais restent inconnues du public du fait de leur expression confidentielle et hiérarchique. Elles demeurent ainsi sans lendemains tangibles pour l’amélioration des moyens matériels ou de la condition militaire, ou alors, avec des retards ou des réticences budgétaires, notamment au regard des évolutions dont bénéficie la fonction publique civile, en particulier s’agissant des revendications des corps de fonctionnaires en tenue, à l’exception toutefois de la gendarmerie qui profite, en réaction, des avancées opérées en faveur de la police nationale pour laquelle la représentation syndicale se substitue à sa hiérarchie propre.

 

En conclusion, il est à craindre que cette absence d’expression libre attachée à la fonction militaire, au rebours de ce qui se passe au sein de la société civile et de son évolution liée au développement des moyens numériques d’expression dont profite désormais chaque citoyen sans retenue, ne devienne, si ce n’est pas déjà le cas, une exception anormale et somme toute contre-productive, voire une entreprise d’infantilisation2 de la hiérarchie militaire. Attitude désobligeante et porteuse de dérives toujours possibles à l’échelle des insatisfactions croissantes de la communauté militaire devant ce qu’elle considère comme un manque de considération envers des hommes et des femmes qui ont choisi de servir la France et leurs concitoyens pour une cause la plus noble qui soit. La libération de la parole des chefs militaires apparait aujourd’hui comme une impérieuse nécessité, porteuse de progrès et propre à restaurer au sein des armées la confiance en leurs chefs et la cohésion d’une institution malmenée depuis trop longtemps, cohésion qui reste le gage du succès des armes de la nation.

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1 Article signé du CEMA , paru dans Les Echos du 21 décembre 2016.

 

2 Terme justement employé par Clara Bacchetta dans l’excellente étude qu’elle a conduite au sein de l’IHEDN et qui reste d’une criante actualité quant à la liberté de parole des chefs militaires : « Quelle liberté d’expression professionnelle pour les militaires ? Enjeux et perspectives ». Editions Economica – avril 2004.


Liberté d'expression et concertation

Par le général de corps d’armée (2S) Claude Ascenci

 

Objet de débats récurrents, la liberté d'expression des militaires se trouve de nouveau mise en cause à la suite d'une série d'événements récents : ici, un général en activité est sanctionné pour la publication d'un ouvrage dérangeant, là, un général en deuxième section est placé hors-cadre pour sa participation à une manifestation, ailleurs, un ancien premier ministre déclare qu'un « militaire doit fermer sa gueule ou s'en aller »3 tandis qu'un sénateur invite le CEMA à imposer le silence à ses généraux. Lequel CEMA se trouve, à son tour, mis en cause pour avoir donné son avis sur l'effort financier à faire au profit de la défense 4...

A l'évidence, le principe même de la prise de parole par des militaires est malvenu et le sacro-saint devoir de réserve est invoqué dès que le sujet abordé sort peu ou prou de la bien-pensance réglementaire. Parallèlement, le Parlement, sous la pression de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), a autorisé la création d'Associations professionnelles nationales de militaires (APNM)5, porteuses, a priori, de plus grandes libertés pour les militaires. Qu'en est-il exactement et que peut-on attendre de ces APNM dans le domaine de la liberté d'expression ? Avant de répondre à cette question, il convient de distinguer deux formes de prises de parole bien distinctes : celle qui s'exprime « en interne » et s'adresse à la hiérarchie pour l'informer d'une situation à laquelle elle peut généralement remédier et celle adressée « à l'extérieur », qui se veut porteuse d'un message au monde politique ou à l'opinion publique.

La médiatisation – voire l'instrumentalisation - des opinions émises par des militaires par voie de presse, sur les ondes radio ou à la télévision, occulte aux yeux du grand public une des formes de communication les plus importantes pour la communauté militaire : celle qui, en interne, peut être assimilable à un « dialogue social ». Elle concerne, au niveau le plus modeste - celui du régiment, du bâtiment ou de la base aérienne - les problèmes de vie courante auxquels se heurte toute communauté. Elle consiste, le plus souvent, à traiter de questions domestiques comme le fonctionnement de l'ordinaire, les tours de service ou l'organisation des loisirs au sein de la garnison. L'existence de commissions spécialisées permet généralement d'apporter des réponses satisfaisantes à ce genre de problèmes. Dans ces commissions, la liberté de parole est totale bien qu'on ne puisse écarter le risque d'une autocensure par crainte de déplaire à l'autorité. A l'expérience, ce risque se révèle marginal. On peut donc parler d'une authentique liberté d'expression dans les instances de concertation dites du 2ème niveau6 , c’est-à-dire celles dont tous les membres appartiennent à la même formation.

Les vraies difficultés apparaissent lorsque les problèmes à résoudre appellent des réponses qui sortent du cadre strict de la formation d'appartenance : par exemple, lorsqu'il s'agit d'acquérir de nouveaux droits, de modifier le statut d'une catégorie de personnels ou d'attribuer des bonifications au titre d'une spécialité. La décision dépasse alors le niveau du commandement local ou régional et nécessite d'en appeler à la décision du chef d'état-major de l'armée concernée ou celle du ministre lui-même.

Dans ce cas, il est prévu de saisir le Conseil de la fonction militaire de l'armée concernée (CFM) ou le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) au niveau du ministre. Ces deux conseils constituent les instances de 1er degré. Sans entrer dans le détail de la composition et du fonctionnement du CSFM, il est important de savoir que c'est seulement à ce stade que les APNM apparaissent et qu'elles peuvent se faire entendre.

En effet, le CSFM, récemment réformé, compte désormais 61 membres7, dont 42 représentants des différentes catégories de personnel des armées, des services et de la gendarmerie, seize représentants des APNM et trois représentants des associations de retraités8. Dans l'attente de la première réunion à laquelle participeront des APNM, il est difficile de préjuger de leur attitude et du poids de leur avis dans les décisions du ministre. Une chose paraît toutefois certaine : elles feront souffler un vent nouveau sur le CSFM dans la mesure où leurs représentants seront porteurs de la voix d’une concertation inter-grades, interarmées et interservices. A ce titre, ils s'exprimeront plus librement devant le ministre et pourront présenter des propositions plus audacieuses. La liberté d'expression collective dans les instances officielles devrait donc en sortir renforcée.

En revanche, il semble qu'il n'y ait guère d'effet bénéfique à attendre de la création des APNM dans le domaine de la liberté d'expression individuelle. Ecartons d'abord du débat tous ceux qui, à tort ou à raison, s'estiment brimés ou lésés par l'institution et qui en appellent à l'opinion publique. Dans la plupart des cas, il s'agit de simples problèmes de commandement concernant une notation, une mutation, une sanction ou des conditions de travail particulières. Dans notre système hiérarchisé, ce genre de conflit se résout par un arbitrage du niveau immédiatement supérieur à celui où se situe le débat. En cas de désaccord persistant, le problème fait l'objet d'un Recours administratif préalable obligatoire (RAPO), procédure propre au ministère de la défense, qui consiste à soumettre le litige à la Commission de recours des militaires (CRM), laquelle instruit le dossier et émet un avis à destination du ministre. Tout au long de la procédure, le requérant a tout loisir de s'exprimer et de faire valoir son point de vue aux différents niveaux hiérarchiques jusqu'à la décision finale. En cas de non-satisfaction de sa demande, il peut recourir à la juridiction administrative pour trancher. Son intervention publique est donc anecdotique.

En fait, le véritable débat sur la liberté d'expression concerne les sujets qui touchent à la défense dans son essence même et sur lesquels des militaires, s'expriment de manière non conformiste. L'intervenant est généralement porteur d'une idée nouvelle, d'un projet original ou d'une approche non officielle sur un thème concernant la défense, qu'il s'agisse de problèmes d'organisation, de budget, de statut, de prospective ou de concepts. N'ayant pas la possibilité de se faire entendre au sein de l'institution ou estimant que l'écho à attendre de son intervention en interne serait trop faible, il décide alors de porter sa réflexion au niveau national par le biais des medias. Ce faisant, il sait qu'il prend un risque - celui de déplaire - et qu'en conséquence il pourra être sanctionné.

Les exemples ne manquent pas depuis la fin de la guerre d'Algérie. Il serait facile de souligner le paradoxe entre cette attitude du pouvoir politique et le discours officiel qui invite le militaire à sortir de son silence et à participer au débat public. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 ne dispose-t-il pas « qu'il convient de favoriser l'expression des militaires dans le débat public ou interne. Cette faculté doit être offerte à tous les militaires, en particulier à ceux qui sont appelés à servir dans les centres de recherche ou dans les organismes de formation. L'exercice de cette liberté d'expression s'inscrira dans le respect du devoir de réserve et des obligations attachés à leur statut9 ». C'est là que le bât blesse, car l'interprétation donnée au « devoir de réserve et aux obligations attachés au statut » est à géométrie variable. Au risque de caricaturer, on pourrait dire que tout ce qui déplaît porte atteinte au droit de réserve, sans qu'il soit nécessaire pour autant d'avoir porté des attaques ad hominem, révélé des secrets d'Etat ou foulé aux pieds les principes républicains.

Dans quelle mesure les APNM peuvent-elles contribuer à faire évoluer cette situation et faciliter la prise de parole publique des militaires ? Il convient d'abord de souligner un autre paradoxe : en matière de liberté d'expression, les besoins ressentis sont inversement proportionnels à la fréquence de prise de parole publique. En effet, si 69 % des militaires du rang et 56 % des sous-officiers sont favorables à une évolution de ce droit, ils ne sont plus que 37 % chez les officiers10, alors qu'à l'évidence c'est bien dans ce milieu que les prises de parole sont les plus nombreuses ! Par ailleurs les militaires, dans leur ensemble, ne montrent qu'un intérêt prudent pour les APNM : 27 % d'entre eux se disent prêts à y adhérer, 29 % ne se sentent pas prêts, 44 % se montrent hésitants. Les officiers s'affichent comme les plus décidés à ne pas y adhérer (43 %)11. Sans crainte de se tromper, on peut donc conclure qu'il n'y a pas d'attente en la matière de la part des principaux intéressés et qu'il y a peu de chances pour qu'une APNM soit saisie à brève échéance de ce sujet.

Le cas échéant, quelle serait la capacité d'une APNM à intervenir ? Il faut d'abord garder à l'esprit qu'une APNM n'est pas un syndicat avec la charge politique, revendicative et militante qu'il porte dans la conception française. Son objet peut se définir comme suit :

« Préserver et promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la condition militaire :

 cet objet recouvre la défense des intérêts professionnels, matériels et moraux, collectifs et individuels des membres des forces armées, suivant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH),

 la condition militaire s'entend notamment des aspects statutaires, économiques, sociaux et culturels de l'état militaire, du moral et des conditions de vie des militaires et de leurs ayants droit…. »12

 

On peut donc imaginer qu'une APNM, saisie par l'un de ses adhérents d'un problème relatif au droit d'expression, considère qu'il s'agit là d'une question relevant des intérêts professionnels et moraux des militaires et porte la question au niveau du CSFM. Compte tenu des éléments exposés ci-dessus et de la place peu importante tenue par le sujet dans les préoccupations de la communauté militaire, les chances de voir évoluer les dispositions actuelles sous la pression du CSFM paraissent limitées, au moins dans l'immédiat. En revanche, l'APNM pourrait apporter un soutien à l'intéressé s'il décidait d'une action en justice car, comme le souligne un président d'APNM13 : « L'APNM est un acteur de plus de la condition militaire, indépendant, professionnel et doté d'une capacité juridique nouvelle pour ester en justice au nom de ses adhérents ». Toutefois, nous resterions là dans le domaine d'une affaire privée qui ne serait pas de nature à faire modifier les textes actuels. La jurisprudence pourrait toutefois avoir des conséquences sur le traitement par la justice d'autres cas du même genre.

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3 Sciences Po Bordeaux – 25 avril 2016

4 Sur le blog d'un ancien ministre de la défense.

5 Loi du 28 juillet 2015.

6 Commissions participatives d'unité, commissions régimentaires, commissions d'unité formant corps.

7 Au lieu de 85 précédemment.

 

8 Au lieu de 6 précédemment.

9 Livre blanc Chapitre 7 paragraphe D "Les femmes et les hommes au service de la défense".

10 "Etre militaire aujourd'hui", étude de Clotilde Caraire pour le SGA, février 2016.

11 Ibid.

12 Définition donnée par MILIXXI, première fédération d'APNM reconnue par le ministère de la défense 

13 Le président de l'APNAIR, APNM de culture Air.


Le droit d´expression dans les armées danoises

Général d’armée (er) Knud Bartels, armée de terre danoiseGénéral de division (2S) Georges Lebel, armée de terre française

Ancien chef d’état-major des forces armées danoises (2009 - 2011), puis président du Comité militaire (2012 - 2015), fils de l’Ambassadeur du Danemark en France, le général d’armée Knud Bartels a été élevé à Paris ; quelques années plus tard, il suivra le cours de l’Ecole de Guerre française. Fin connaisseur de notre culture et de nos forces armées, nous le remercions très chaleureusement pour cette contribution qui vient très utilement éclairer notre débat.

Nous tenons à saluer, à travers lui, les Forces armées du Danemark. Entre autres dans les Balkans, ou en Afghanistan, où nos camarades de combat danois ont toujours été des alliés sûrs, qui nous ont particulièrement marqués par leur intelligence, leur courage et leur détermination.

Ayant servi plusieurs années à ses côtés, puis sous ses ordres, c’est un grand plaisir et un véritable honneur de vous relayer ici ces aspects propres aux forces armées danoises qu’il nous a confiés et qui éclairent notre débat sur ce délicat sujet de la liberté d’expression dans les armées.

 

La première version de la Constitution du Royaume du Danemark remonte au 5 juin 1849. Cette constitution a aboli la monarchie absolue et met en place une monarchie constitutionnelle. Cette constitution était le fruit des évènements qui ont alors secoué toute l´Europe avec les conséquences que l’on sait. Cette constitution définit aussi les droits individuels : la liberté d´expression, la liberté d´association, la liberté de rassemblement et la liberté de choix religieux, mais on pouvait toujours être poursuivi pour adultère, blasphème et crimes de lèse-majesté ! La censure avait, elle, déjà disparu en 1770.

 

Pour des raisons évidentes, cette constitution a évolué au fil des années, pour aboutir, en particulier, au droit de vote universel en 1915. Ainsi tombent les dernières barrières sociales, toujours présentes depuis 1849 : les femmes et les couches sociales les moins privilégiées n´avaient, avant cela, pas le droit de vote.

 

La dernière révision de la constitution remonte à 1953 et voit la disparition de la loi salique, l’abolition de l´autorité politique du souverain et un renforcement des droits de la personne suite à l´expérience de l´occupation allemande d´avril 1940 à mai 1945. Tout cela vient à l’appui des droits individuels et de la protection des personnes au regard de l´ethnicité, la religion ou l´appartenance à un mouvement politique. Le droit d´expression est défini dans le paragraphe 77 de la constitution. Il précise très clairement un rejet total de la censure comme de toute autre restriction de la liberté d´expression. Mais l´individu reste toujours responsable de ses points de vue devant la justice. Ceci incarne les droits de l´homme définis par les Nations Unies ainsi que par l´Union Européenne.

 

Les dernières décennies qui ont vu une explosion des moyens de communication grâce à l´internet avec toutes ses possibilités (facebook, tweeter etc...). Tout ceci confère une nouvelle dimension à la liberté d´expression, et devient source d’un grand débat.

 

Pour ce qui est des armées, un certain nombre de contraintes sont à intégrer. Fondamentalement le « secret défense » reste établi et porte principalement sur les opérations militaires, planifiées ou en cours, ainsi que sur les capacités des moyens. Il en va de même pour le secret professionnel, qui dépassant le cercle des armées, conserve toute sa validité sur l’ensemble de la société. L´équilibre des libertés individuelles au regard de ces règles est parfois délicat et seuls les tribunaux peuvent statuer des limites du droit d´expression.

 

 

Une autre institution ayant un rôle important dans cette problématique est « L´Ombudsmanden du Parlement ». Celui est élu par le Parlement après chaque élection et participe à définir les droits de l´individu au regard de ceux des organismes de l´état.

Ainsi, récemment, suite à d´âpres discussions dans les armées, l´Ombudsmanden a décrété, que les militaires, en « service » ou « hors service », avaient le droit de critiquer publiquement la hiérarchie militaire et ses décisions. Ceci est valable dans toutes les institutions de l´état danois. Le « secret défense », le respect de l´individu et le secret professionnel sont toujours de rigueur, mais ils doivent être appliqués avec le discernement qui convient.

 

En conclusion, la liberté d´expression des militaires danois reflète largement les droits qui ont cours dans la société tout en gardant une spécificité militaire !

 

Enfin, en guise de complément, puisque nous sommes tous « formatés » par notre culture et notre histoire, regarder ce qui se pratique ailleurs nourrit notre réflexion sur ce qui peut venir enrichir nos approches respectives. En l’occurrence dans le monde de plus en plus « connecté » qui est le nôtre, il est très intéressant de souligner combien le soldat Danois est un citoyen qui, jouissant de tous ses droits, fait également face à des responsabilités afférentes à son état. Il y trouve un équilibre qui fait indéniablement la force des unités de cette armée alliée dont peuvent attester tous ceux qui les ont côtoyées.

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De « la Grande Muette » à « Mon Général, vous avez signé. Pas de vagues ! »

Par le commissaire général (2S) Alain Ferrand14

 

Dans un livre de 325 pages, publié en 2004 aux Editions Economica, sous le titre : « Quelle liberté d'expression professionnelle pour les militaires ? », la juriste Clara BACCHETTA, lauréate des prix scientifiques de l'IHEDN, fait un point précis de l'évolution comparée de la liberté d'expression des professionnels civils et militaires, en France et en Europe. Il est impossible de résumer en quelques lignes un ouvrage aussi complet sur un sujet aussi complexe ; les quelques éléments qui suivent pourront donner au lecteur l’envie de se plonger dans le livre…

L’ouvrage est introduit par un long rappel historique et sociologique. L'Armée a pour mission originelle d'assurer la survie de la Nation et d'en défendre les intérêts vitaux et fondamentaux. Elle symbolise l'indépendance d'un Etat.

 

Depuis l'époque romaine, la société civile se méfie de ses soldats dont l'armement pourrait les conduire à prendre par la force un pouvoir que le vote citoyen leur aurait refusé.

La tradition républicaine française a repris à son compte cette défiance. La Loi du 27 juillet 1872 ôte aux militaires en activité le droit de vote et l'éligibilité donnant ainsi naissance à l'expression « La Grande Muette » et les excluant de fait de la vie politique. L'affaire Dreyfus et les mouvements anticléricaux du début du XXème siècle donnent de l'armée l'image d'un ferment des idées conservatrices et antidémocratiques, et laissent croire que ses valeurs ne sont pas celles de la République et du progrès.

 

La guerre d'Algérie vient confirmer ces craintes d'une armée soucieuse d'aventures politiques. L'antimilitarisme extrême qui monte en puissance dans les années 1970 contribue à entretenir ce désamour envers l'armée : la République se méfie de la force que détient l'armée et veille constamment à éloigner le plus possible les militaires des affaires de la Cité, en les maintenant dans un corset juridique propre à les empêcher de faire entendre leurs voix. Même si l'armée a toujours servi fidèlement le pouvoir en place au fil des alternances politiques.

Pour écarter la menace d’une ingérence militaire dans la direction des affaires de l'Etat, le pouvoir civil a donc constamment cherché à éliminer toute possibilité de participation de l'armée, en tant que corps, à la vie politique du pays. En refusant d'accorder aux militaires, le droit de critiquer l'autorité hiérarchique, le pouvoir civil se prémunit dans la durée contre toute remise en cause de son action et de ses choix politiques.

 

C’est pourquoi les autorités civiles persistent à penser que les militaires ne doivent pas bénéficier des mêmes libertés que les autres citoyens au motif qu'ils seraient tentés d'en faire un usage contraire à ces mêmes libertés. C'est cette ambivalence que laisse transparaître aujourd'hui un régime juridique particulier et désuet en matière de liberté d'expression dans lequel la discipline nécessaire au combat est présentée comme la justification de toute restriction.

Le devoir de neutralité n'est pas propre aux militaires, mais les fonctionnaires civils sont déliés de cette obligation lorsqu'ils quittent leur lieu de travail. Alors que les militaires y restent soumis tout le temps où ils demeurent en activité de service. Elle a donc pour eux un caractère permanent qui limite leur liberté d'expression tout en assurant leur subordination politique. Il ne s'agit pas seulement d'assurer une subordination technique et fonctionnelle, mais aussi de s'assurer que les militaires ne puissent jouer aucun rôle déterminant au sein de la société.

 

Favoriser la réflexion et l'indépendance de jugement des militaires serait aux yeux des politiques de tout bord risquer de provoquer l'indiscipline. Or on se prive ainsi d'une expertise, pas uniquement « technique » ou tactique, absolument nécessaire à la Nation.

Pour le personnel militaire, l'expression individuelle est dissuadée, ce qui constitue une atteinte indirecte à la liberté d'opinion. De même la liberté pour les militaires en activité d’exercer des responsabilités dans la vie de la cité est fortement limitée.

Le loyalisme demandé aux fonctionnaires envers l'administration est à peu près similaire dans les différents ministères ; mais en ce qui concerne le loyalisme envers le gouvernement, une dérive conformiste est notable à la Défense. Demander aux fonctionnaires d'adapter les orientations politiques de leurs autorités ne peut être assimilé à une exigence de loyalisme, mais bien comme une obligation au conformisme. Le loyalisme gouvernemental est ainsi une périphrase pour désigner le conformisme politique.

 

Ce loyalisme gouvernemental imposé aux militaires leur prescrit un devoir de retenue. En 1996, le ministre Charles Millon est même allé plus loin en priant les militaires de ne pas prendre position sur l'abandon du service national. On est ainsi passé de la réserve au silence.

L'obligation de réserve est une création jurisprudentielle : la réserve est devenue « obligation de ne pas faire ». Ainsi en 1994, le Général Monchal écrivait : « Dans les armées, le devoir de réserve est interprété comme une incitation au silence ».

 

La règle applicable aux militaires en matière de liberté d'expression est marquée par une ambigüité démotivante. Le régime répressif est la règle, et le traitement de certains sujets demeure soumis à un régime préventif 15. Le fait d'être en opposition avec la doctrine officielle s'avère problématique, surtout s'agissant de sujets d'actualité. Et la distinction entre sujets militaires et sujets politiques demeure une fiction. Ainsi, en 1989, lors de la présentation du Plan Armées 2000, le ministre Jean-Pierre Chevènement répondit à un Général qui élevait une objection : « Mais, mon Général, vous avez signé ! ». « Pas de vagues » devint donc pour plusieurs générations la devise dans les armées...

En 1991, Pierre Joxe imposera aux responsables militaires d'obtenir son accord de principe avant qu'ils n'évoquent des sujets relevant de leur responsabilité.

En 1993, le CGA Hoffmann a pu écrire, à ce propos: « Cette approche de l'expression des militaires a contribué à stériliser une réflexion bien falote, plaçant sous une camisole juridique le potentiel créatif des militaires ».

 

Les autorités civiles disposent ainsi des moyens d'un contrôle étroit sur la diffusion de certaines idées auprès de l'opinion publique. Et ils conservent en particulier le monopole de l'information sur les sujets militaires. Pour la défense, et depuis 1998, ce monopole est assuré par la DICOD, où la responsabilité de la réflexion sur des questions militaires échoit à un délégué civil. Il n'est pas certain que cet état de fait cumulé avec le mutisme des militaires soit bénéfique pour la Nation. Ceci conduit à quasiment proscrire les interventions des chefs militaires dans la presse sur des sujets d'actualité. On se rappellera qu'il est courant de dire que la débâcle de 1940 est en partie due à la réglementation issue du décret de 1933 qui avait réduit au silence les militaires !

En 1995, Eric de la Maisonneuve pouvait écrire : « C'est bien la rareté des écrits qui conduit à focaliser l'attention sur quelques téméraires ». Une expression banalisée permettrait de renvoyer l’image d’une armée ancrée dans la société et soucieuse de révéler les idées novatrices plutôt que celle d'une forteresse repliée sur elle-même et pérennisant des schémas dépassés.

 

L'expression collective est canalisée pour les militaires alors que les fonctionnaires civils disposent de la liberté d'association. De même, l'action collective autonome est refusée aux militaires. Les militaires voient leurs droits fortement amputés à la fois comme « fonctionnaires-travailleurs » (refus du droit de grève et de la liberté syndicale) et comme « fonctionnaires citoyens ». Ces deux aspects font l’objet de longs développements dans l’ouvrage de madame BACCHETTA ; ils ont cependant perdu de leur pertinence depuis la mise en place des APNM.

 

Quelques idées méritent malgré tout d’être mentionnées : - La reconnaissance de la liberté syndicale impliquerait que le gouvernement accepte de considérer la préoccupation des militaires autrement qu'en y étant acculé par les événements et sous la pression des médias. - Il est de plus en plus paradoxal que, dans une société militaire qui voit la montée exponentielle de la civilianisation, la partie « civile » du personnel dispose du droit syndical comme du droit de grève, au risque de paralyser le fonctionnement de la défense… - La communauté militaire dans sa majorité ne souhaite pas voir se créer des syndicats. L'image de certains syndicats, symbole de contestation systématique, étant dans toutes les têtes. Si d'un strict point de vue juridique il semblerait souhaitable que disparaissent de notre droit interne les dispositions frappées d'inconstitutionnalité, il serait néfaste, sur un plan social d'imposer ces modifications à un corps qui n'est pas prêt à les recevoir. - Une association exclusivement fondée sur l'étude et la défense des intérêts des membres d'une profession ne développe aucun but condamnable au vu des principes qui régissent notre droit. Il n'existe, en effet, aucun lien de causalité entre association professionnelle et atteinte à la subordination hiérarchique. - Faute d’associations et de contestation, pour les autorités politiques, l'apparence d'une totale liberté d'expression demeure préservée et l'illusion d'un fonctionnement démocratique de l'institution est ainsi maintenue.

 

 

Une concertation spécifique a été mise en place dans les armées. Elle permet en théorie de défendre par le dialogue les intérêts des militaires. Depuis la succession des crises économiques et des réductions de crédits, ce dispositif ne joue cependant plus le rôle attendu et crée l'illusion de l'écoute des attentes de la communauté militaire. La défense des intérêts matériels et moraux des personnels militaires reste prioritairement confiée aux chefs. Le chef militaire se voit ainsi confier une mission quasi identique à celle des responsables syndicaux sans pourtant être doté de moyens d'action similaires. En notant toutefois que le chef militaire doit « veiller aux intérêts de ses subordonnés » quand le responsable syndical n'a en charge que « la défense des intérêts de ses adhérents ». Le chef militaire ne dispose que de la possibilité de « rendre compte par la voie hiérarchique », loin des capacités dont disposent les syndicats pour contraindre les pouvoirs publics à examiner leurs revendications. Ainsi dès 1988, face à la dualité fonctionnelle des chefs militaires, Jean-Pierre Chevènement pouvait écrire : « Les responsables militaires français sont, faute de syndicats dans les armées, à la fois les porte-parole des intérêts particuliers de leurs subordonnés et les porte-parole de l'intérêt général qui relève de la politique nationale de Défense. Ce qui les pousse à une certaine schizophrénie, faute de pouvoir concilier ces diverses occupations ». Ce qui faisait dire à Jacques Bessy : « Responsable de l'efficacité de l'institution devant le pouvoir politique, on conçoit aisément que la hiérarchie privilégie ce qu'elle estime être l'intérêt général au détriment des intérêts individuels qu'elle est censée défendre ».

Le général Deverny écrivait de son côté : « La hiérarchie militaire ne peut pas la fois servir un maître et s'opposer à lui. Chargée d'exprimer les souhaits et les besoins de la communauté militaire, elle s'acquitte honnêtement de sa tâche, mais elle est rarement écoutée par le politique ou le financier. Elle est en un mot dans l'impossibilité de peser comme le ferait un groupement professionnel indépendant du pouvoir ». La comparaison avec ce qui se fait dans d’autres pays européens montre un certain retard en France ; en Allemagne par exemple, fonctionnaire civil et militaire disposent des mêmes droits ; le militaire est un individu responsable et conscient de ses devoirs et obligations ; le droit de fonder des associations y est garanti pour tous ; le droit de grève est cependant refusé aux militaires qui peuvent cependant manifester en uniforme sur la voie publique ; un commissaire du Bundestag, l'ombudsman spécialisé sur les questions militaires, est élu par le Bundestag.

 

En conclusion, pour les militaires français l'expression directe, en dehors des commentaires sur l'actualité opérationnelle, demeure très limitée. La liberté syndicale est refusée au personnel d'active, de même que tous les modes d'expression libres externes à l'institution. Une expression individuelle par voie de presse continue à entraîner des répercussions potentiellement néfastes pour la carrière de l'intéressé. Le maintien de ces nombreuses entraves à la liberté d'expression individuelle et collective des militaires ne semble plus avéré. Si le souci de cohésion des armées, le respect de l'autorité hiérarchique et la subordination au pouvoir civil ne sont pas à remettre en cause, il est sans doute temps de considérer les militaires, qui risquent quand même leur vie plus fréquemment que les fonctionnaires civils, comme des adultes responsables, disposant de moyens d'expression au moins égaux à leurs homologues civils, à l'exception sans doute du droit de grève. Il est plus que temps de sortir de l'obéissance passive fondée sur la crainte pour accorder à cette population considération, confiance et estime. L'attitude paradoxale qui consiste à demander au soldat à tous les niveaux une plus grande réflexion dans ses actes mais en même temps en dehors de l'exercice de ses fonctions à le maintenir sous une tutelle hiérarchique infantilisante n'est plus tenable. Le maintien du lien Armée Nation ne peut exister qu'au prix d'une libéralisation du régime d'expression des militaires. La communication institutionnelle ne saurait être en mesure de pallier le déficit patent d'expression du militaire. Les défaites de 1870 et 1940 ont montré qu'une armée conformiste et enfermée dans sa routine était génératrice d'échec. Les militaires ont quelque légitimité à faire valoir pour s'exprimer sur la modernisation de nos doctrines d'emploi et l'équipement de nos forces. La considération des responsables politiques et judiciaires à l'égard de ceux qui sont prêts à donner leur vie pour leur pays mérite, au-delà des discours convenus, un réel changement, et un terme doit être mis à l'arbitraire inadmissible en démocratie à l'égard de la population militaire. Ils doivent, en un mot, être considérés comme des citoyens responsables, à l'instar de tout fonctionnaire conscient de ses devoirs envers la Nation qui le rétribue.

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14 Avertissement : le présent document est une fiche de lecture qui ne reflète que les opinions de l’auteur de l’ouvrage présenté.

15 Ce régime d’autorisation préalable existait encore au moment où le livre a été écrit (2004) ; il a disparu en 2005.


INSTITUTION MILITAIRE ET POLICE DE LA PAROLE

Par le général de corps d’armée (2S) Jean-Claude Thomann

 

La liberté d’expression des militaires est, comme pour tous les serviteurs de la République investis de responsabilités régaliennes (magistrature, corps préfectoral, police, etc…) contrainte par un devoir de réserve, dont le contenu, flou et fluctuant au gré des circonstances, gagnerait certainement, dans le pays de Descartes, à être précisé. Cependant, pour des raisons évidentes, il est clair que n’importe lequel de ces serviteurs de l’Etat, et donc serviteur à son corps défendant ou non des autorités politiques ayant le pouvoir exécutif, ne peut, es qualité et publiquement, tenir des propos polémiques ou non fondés sur des faits avérés sur cet Etat, ses responsables, ses objectifs, son fonctionnement et ses problèmes de tous ordres, en particulier dans le domaine d’action qui est le sien. Ainsi, et sauf circonstances exceptionnelles, les appréciations que peuvent porter ces serviteurs de l’Etat se doivent de rester « techniques », relever de leur domaine de compétence et in fine rester confinées au dialogue interne entre les différents niveaux de responsabilité de l’institution qui les accueille. Pour les armées, c’est, dans ce cadre, au haut commandement de recueillir ces appréciations, qu’elles soient positives ou négatives, et de s’en faire l’interprète au niveau politico-militaire, et ce, avec la discrétion imposée par le mécanisme même de la relation entre l’autorité politique et le commandement. Le rapport sur le moral établi annuellement par les chefs d’état-major relève de ce principe, quelles que soient les critiques qui peuvent être formulées sur sa validité réelle.

 

Mais cet impératif de discrétion ou de « non-publicité médiatique », en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en exergue des difficultés non résolues, des carences ou lacunes préjudiciables à la crédibilité tant du pouvoir politique que de l’institution militaire, est en fait une arme absolue dans les mains de l’autorité politique quand elle en abuse comme le montre la mésaventure récente du général SOUBELET, qui avait fait part à la commission de défense de l’Assemblée Nationale de son constat, en tant que responsable des opérations de la gendarmerie nationale, sur le contexte sécuritaire intérieur de notre pays: cet officier général avait cru qu’il était tenu à un devoir de vérité dans ses appréciations de situation s’agissant d’informer la représentation nationale. Mal lui en a pris, son non-usage de la langue de bois, ou son non-respect des fameux « éléments de langage », dès lors qu’il a été repris par la presse qui en a fait ses choux gras, a été très sévèrement sanctionné, ce qui montre qu’il faut distinguer ce qui peut être dit confidentiellement au pouvoir exécutif et doit être celé au pouvoir législatif, qui représente pourtant la communauté nationale mais est trop perméable aux média !

 

Au-delà des critères d’ordre fonctionnel qui peuvent être retenus pour justifier ou mettre en cause le devoir de réserve, et donc justifier des sanctions le concernant ou les critiquer, il convient sans doute de s’interroger sur ce qu’est la liberté d’expression, qu’on peut opposer au devoir de réserve, dans notre société contemporaine. Car, s’agissant de l’institution militaire, celle-ci, et c’est normal, ne peut échapper à « l’air du temps » et se trouve donc affectée par les évolutions de la société qu’elle est chargée de défendre et protéger.

 

 

Donc, quid de la liberté d’expression dans notre société démocratique moderne ?

Si on considère les media et ce qui s’y passe, elle est apparemment quasi-totale dès lors qu’elle ne vient pas heurter certaines références considérées comme fondatrices d’un « vivre ensemble » érigé en principe universel non négociable : d’où un corpus de « bien-pensance » imposé de plus en plus fortement et ouvertement à une société matraquée médiatiquement par une idéologie se voulant normative en particulier en matière de morale.

Cette situation est en fait le fruit d’une évolution forte du concept de liberté d’expression tel qu’il est défini dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. En effet si l’article 11 de la Déclaration met la liberté d’expression sous un certain contrôle, elle n’en devient pas moins un fait établi.

 

Mais à partir de 1972, avec la loi Pleven, qui a pour but de combattre le racisme et l’antisémitisme, commence une phase d’inflation législative qui restreint toujours plus les domaines dans lesquels l’expression est libre : loi sur la diffamation (1990), loi contre l’homophobie (2004), lois mémorielles (2001) qui conduisent d’ailleurs les historiens à protester solennellement sur le fait que l’Histoire n’est pas un objet juridique et que ce n’est pas à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. On constate donc une tendance croissante du pouvoir législatif à limiter les domaines où la liberté d’expression s’exerce sans entrave.

Ce mouvement législatif et ses conséquences judiciaires s’accompagnent du développement exponentiel d’une véritable « police de la pensée » qui s’impose à la société civile. C’est une pensée totalitaire, vulgarisée sous le vocable du « politiquement correct » et servie par des journalistes-procureurs. Il s’agit de contraindre la parole publique, de redéfinir la censure au service d’une idéologie issue de mai 1968 et illustrée par des philosophes et sociologues tels que DERRIDA, DELEUZE, FOUCAULT, BOURDIEU, PIKETTY ou ONFRAY qui, de manière plus ou moins directe, critiquent avec virulence la société capitaliste occidentale , coupable de tous les maux et d’un système d’oppression au profit de l’homme blanc. Pour cette mouvance, il faut déconstruire systématiquement cette société par tous les moyens et bien évidemment diffuser un discours n’autorisant pas la contestation, sauf à subir l’opprobre d’une nouvelle immoralité.

 

Ainsi force est de constater que notre institution militaire baigne dans un environnement sociétal dont la pensée est de plus en plus formatée sous la formidable pression des média, en particulier télévisuels, acquis à la cause du politiquement correct. La spécificité militaire ne met pas les armées à l’abri de la police de la pensée et plus encore de la police de la parole et, paradoxalement, toutes les tentatives, nombreuses, de limiter, voire nier cette spécificité concourent, en banalisant l’institution, à lui donner comme modèle et référence l’exemple de la société civile et de ses « mœurs ». Il n’y a en fait pas loin du devoir de réserve à la police de la parole : n’est-ce pas cette proximité qui, en commission de la Défense et des Affaires Etrangères du Sénat, a conduit un sénateur à demander au CEMA s’il ne pouvait pas faire taire ces officiers généraux en 2ème section qui critiquaient les choix budgétaires de l’autorité politique ? C’est bien ce concept non formulé de police de la parole dans la société civile qui banalise le devoir de réserve des militaires, y compris en retraite, et permet à l’autorité politique de le définir à sa guise, en fonction de ses intérêts.

 

 


De la coutume du devoir de réserve

Par le général de corps d’armée (2S) Henri Poncet

 

Ce 21 décembre 2016, le journal télévisé du 20 heures ouvre sur l’attentat de Berlin et sur des propos du chef d’état-major des armées qui « sort de sa réserve ». Dans le reportage qui suit le commentaire précise « ce coup de semonce très inhabituel … la charge qui est venue du chef d’état-major des armées » en évoquant aussi de façon implicite un recadrage du général de Villiers par le Président de la République à la suite des déclarations parues dans Les Echos.

La lecture de l’article et la réalité des commentaires du Président très en accord avec le contenu de l’article réclamant un budget de la défense à 2% du PIB démontrent qu’il n’en est rien. Surtout si l’on se souvient du discours du Premier Ministre Manuel Valls à l’Université de la Défense le 6 septembre 2016 : « Je pense que l’objectif de 2% est atteignable…et il faut ce niveau ».

Alors pourquoi cette nouvelle tentative des médias pour provoquer une polémique sur ce fameux devoir de réserve ?

 

Faut-il tout simplement incriminer la superficialité de nos médias ? Certainement, car il ne faut jamais oublier qu’un média est une entreprise à but lucratif contrainte par les lecteurs, les téléspectateurs à vendre du papier ou à faire de l’audience. Diffusion, audimat sont le quotidien des patrons de presse pour survivre, surtout dans un pays où leur situation financière est fragile. La sur-réaction médiatique à un évènement est donc souvent la règle, orchestrée essentiellement par les chaînes d’information continue. Pour remplir l’antenne, elles doivent s’autoalimenter autour d’un évènement en faisant appel à de pseudo-experts ou à des témoignages dits spontanés, le tout légitimé par des images qui passent en boucle. Sans oublier internet et les réseaux sociaux qui abondent alors en affirmations, vérités toutes faites et jugements péremptoires. Ce sont ces vecteurs qui donnent le tempo. Tout cela ne peut que nous irriter, mais il faut le comprendre, l’admettre et composer avec cet impératif économique qui dicte la vie d’un média.

 

Faut-il en chercher la cause dans ce qualificatif de « grande muette » dont n’arrivent pas à se départir les armées malgré tous les efforts de communication faits depuis des années, plus qu’aucun autre grand corps de l’Etat ? Il est vrai que la pratique excessive de la langue de bois et la récitation d’éléments de langage caricaturaux peuvent finir par irriter. En fait, il faut plutôt rechercher l’explication dans cette relation au temps bien différente pour le journaliste et pour le chef militaire. Le temps médiatique n’est pas le temps opérationnel. L’un compte en heures et au mieux en jours, l’autre s’inscrit dans la durée, en semaines, voire en mois. Le travail d’un journaliste est éphémère, un évènement chassant l’autre. Il peut certes provoquer des suites à un évènement, le faire vivre pendant un temps, avant de passer à autre chose pour ne pas lasser sa rédaction et son public.

 

 

Faut-il plus gravement en rendre responsable les politiques qui cèdent à la facilité d’exercer un pouvoir dans une relation de contrainte plutôt qu’une autorité dans une relation de reconnaissance ? Comme l’a exprimé un ancien candidat à la candidature, ce qui ne surprendra pas ceux qui l’ont côtoyé, « Un militaire, c’est comme un ministre, ça ferme sa gueule ou ça s’en va », en s’exprimant devant des étudiants de Sciences Po Bordeaux. On voudra bien d’ailleurs noter le parallèle fait entre une profession (militaire) et une charge éphémère (ministre), une assimilation significative dans l’inconscient de l’auteur de la déclaration. Mais en s’interrogeant sur ces propos, il est permis de se demander si ce n’est pas tout simplement une réaction de frustration d’une classe politique devenue incapable, par manque de légitimité, d’exercer son autorité dans l’espace des prérogatives régaliennes de l’état. La police manifeste en tenue, les plus hauts magistrats expriment ouvertement leurs critiques lors de séances solennelles, les enseignants ignorent les directives. Or la légitimité de l’autorité repose avant tout sur sa reconnaissance, les armées étant l’un des rares derniers grands corps à s’y tenir.

 

Aussi, une certaine classe politique se réfugie dans une défense paranoïaque en refusant à d’autres la liberté de réfléchir et en rabâchant de bons mots sortis de leur contexte : « La guerre ! Une chose trop grave pour être confiées aux militaires », par Clémenceau en 1887 alors qu’il rentre en conflit avec le général Boulanger, ministre de la guerre, jusqu’alors son allié politique. Mais aussi, « Cedant arma togae, concedat laurea linguae16 », un vers de Cicéron en hommage à son propre consulat. Il faudra y ajouter qu’un militaire, c’est comme un ministre. On se rend compte finalement que tout cela n’est que du registre des petites phrases.

De fait, la vraie raison de cette obligation de réserve, de ce devoir de réserve qui semble nous obséder est peut-être à rechercher ailleurs, dans ce mode de fonctionnement propre à notre organisation très structurée et pyramidale et, après trois guerres perdues, dans l’histoire des cinquante dernières années où les questions de défense extérieure et de défense intérieure ont été loin de préoccuper nos concitoyens. En un mot, la vraie raison c’est une habitude ou, pour reprendre le mot de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, la coutume : « La première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume ».

Les lendemains de la fin de la guerre d’Algérie ont été marqués par un étouffement de l’expression des militaires. Ceux qui ont continué à s’exprimer sur des sujets comme la contre guérilla l’ont fait à l’étranger, le seul discours national autorisé étant la justification de la dissuasion nucléaire. On peut se souvenir des polémiques, y compris au sein de l’institution, provoquées par le général Copel qui, en 1983 dans Vaincre la guerre, remettait en cause la vision classique de la dissuasion ou autour du livre Les Russes arrivent publiés en 1987 par le général de Richoufftz alors jeune officier supérieur heureusement protégé par un ancien premier ministre.

 

16 Que les armes cèdent à la toge, les lauriers à l’éloquence

 

 


SPECIFICITE MILITAIRE ET DROIT D’EXPRESSION : UN LIEN CONSUBSTANTIEL

Par le général de division (2S) Vincent Desportes

 

 

La spécificité du militaire n’est pas d’être simplement un manieur de sabre : elle est aussi de devoir penser la défense pour l’immédiat et pour le temps long. C’est son rôle social dans et pour la Nation. L’expression des militaires sur les problèmes organiques et stratégiques n’est donc pas seulement légitime, elle est nécessaire : les restrictions qui lui sont portées sont les meilleures ennemies de la défense de la France. Les militaires ont un devoir d’expression spécifique.

 

Une expression nécessaire pour la Nation

L’histoire indique clairement l’importance de la liberté d’expression des militaires. Après la remarquable victoire napoléonienne de Iéna, c’est par la liberté donnée aux officiers d’apporter des idées nouvelles que la Prusse trouve les principes qui font de l’armée prussienne puis allemande cet outil redoutable qui participera à la chute de Napoléon et dont nous souffrirons durement à trois reprises. A l’inverse, l’esprit du « je rayerai du tableau d’avancement tout officier dont je verrai le nom sur une couverture de livre» de Mac Mahon a directement conduit à la défaite de 1870. C’est la même attitude adoptée par le général Gamelin de 1935 à 1940 qui nous conduira au nouveau Sedan – dont les Français se souviendront dans des siècles comme nous-mêmes des déroutes de Poitiers, Crécy ou Azincourt – alors qu’il était évident, au moins depuis septembre 1939 et la campagne de Pologne, que notre posture militaire était celle de la défaite. Mais la doxa n’était pas discutable : « les Allemands attaquent par le Nord et la meilleure défense est celle du feu centralisé ».

 

Cette impérieuse nécessité de l’expression tient à la nature dialectique de la guerre et de la stratégie. Il s’agit toujours de contourner la volonté de l’Autre et de prendre le coup d’avance qui permet de l’emporter. Comme l’écrit le général Beaufre, la stratégie « est un processus d’innovation permanente ». Celui qui ne pense plus est condamné à la défaite. Dans cet exercice dialectique, il faut impérativement donner toutes ses chances à l’innovation créatrice, mobiliser toutes les ressources de l’intelligence, pour prendre et conserver l’avantage. Selon la formule américaine, il faut impérativement « think out of the box », penser « à côté », laisser libre court à la pensée critique, donc en admettre la nécessité et les débordements éventuels. Le général Beaufre avait à nouveau parfaitement raison lorsqu’il affirmait : « dans les armées, la discipline doit être stricte mais la pensée doit être libre ». Il n’y a pas d’armée victorieuse qui n’ait d’abord su créer les conditions de l’expression de la pensée libre des cerveaux dont elle dispose.

 

Par ailleurs, la guerre est un phénomène trop complexe pour être réfléchie de manière uniquement rationnelle, ou uniquement pragmatique ; sa compréhension suppose la confrontation de la théorie et de l’expérience. La démarche « du haut vers le bas » ne peut suffire, pas plus que celle « du bas vers le haut ». La vérité sur la guerre se situe au croisement des idées et des réalités : la stratégie - ni science, ni art, nous le savons au moins depuis Clausewitz - est une discipline qui suppose, comme la médecine, à la fois une solide connaissance théorique et un esprit pragmatique, expérimental, ouvert sur les changements.

 

 

La réflexion stratégique ne peut qu’être multiple avec des champs de débat différents. Il faut donc que se croisent les théories et appréciations politiques d’une part, la pratique des professionnels d’autre part. Cette pratique, cette perception concrète de la réalité de la guerre, à tous ses niveaux, doit s’exprimer, de manière libre, sinon la Défense s’enlise sur les doctrines « a priori », les visions sclérosées, la rigidité maladive du commandement opérationnel dont la France a tant souffert : l’été 1870, août 1914 et mai 1940 en sont de terribles exemples. L’éternelle tentation politique de vouloir dominer la guerre doit être contrebalancée par l’attitude conjuguée d’obéissance et de fermeté que préconisait de Gaulle : car, disait-il « rien ne provoque davantage l’ingérence que le manque d’assurance d’en bas ».

 

Pour la Nation, l’armée doit tenir son rang et jouer son rôle. La Nation est portée par ses corps sociaux qui, dans le temps, dépassent l’Etat et survivent à ses différentes expressions. Les Institutions se situent au-delà des formes momentanées de l’administration. Il est de leur devoir, parfois, de se défendre contre les menées trop politiciennes. Les corps sociaux incarnent des réalités et des pérennités qui vont au-delà du court terme politique. Soutenir la Nation, c’est soutenir l’expression de ses différents corps. Si l’un vient à manquer, tout l’édifice devient bancal. A ce titre, le corps social militaire, ses élites en particulier, ont le devoir – et doivent avoir le droit – de faire valoir leurs points de vue, car ils appartiennent à la Nation bien avant que d’appartenir à l’Etat.

 

Enfin, la vieille règle darwinienne s’applique aux militaires : les organes qui ne servent plus s’atrophient. Fascinant est le constat de Foch qui analyse le style de commandement des armées de la défaite de 1870, considérée avant tout comme une panne de l’intelligence stratégique et opérationnelle : « un commandement supérieur comprimant systématiquement la pensée de ses subordonnés ne pouvait s’étonner de voir à ses côtés, aux heures sombres, de simples pions au lieu d’énergiques auxiliaires ». Quand les militaires ne sont pas autorisés à formuler des idées ni à élaborer des stratégies, ils se cantonnent à la pure technicité de leur métier. Ils perdent le goût de la pensée et de son expression, et les meilleurs, ceux dont la France aura besoin aux heures noires - les Foch, de Gaulle, Leclerc ou Koenig – ne sont plus attirés par une profession réduite à son rôle technique où ils ne pourront plus faire grandir le meilleur d’eux-mêmes.

 

Il ne faut pas ignorer ici le danger très actuel constitué par la conjugaison perverse de plusieurs tendances lourdes : fortes et continuelles déflations, multiplication des opérations, « recentrage » des militaires vers l’opérationnel, civilianisation des postes de conception. Devant l’impérative obligation de satisfaire d’abord aux besoins opérationnels, les armées arbitrent toujours –et à tort – en faveur de ceux-ci, sciant ainsi la branche qui les porte. Ce sont d’une part les formations non techniques, les formations supérieures et d’ouverture qui en pâtissent, ce qui ne peut que diminuer la capacité de l’élite militaire à prendre part utilement aux débats généraux. Au cours des vingt dernières années, par exemple, les durées de formation supérieures à l’Ecole de Guerre ont tout simplement été divisées par deux ! Ce sont d‘autre part les centres et cellules internes de stratégie et de doctrine qui sont sans cesse menacés et doivent rendre, à flux continu, des effectifs : cela se traduit mécaniquement par un affaiblissement de la capacité de réflexion des armées.

 

Une dérive dangereuse

De plus en plus cantonnée dans un rôle de mise en oeuvre, la haute hiérarchie militaire a laissé le politique s’emparer peu à peu de la réflexion sur la défense : les institutions de la Vème République, l’émergence du nucléaire et le précédent algérien ont favorisé cette mainmise. Toute contestation de l’organique, mais aussi de l’opérationnel, est très vite assimilée à une contestation de l’exécutif.

 

Certes, l’institution militaire recommence à prendre la mesure du rôle qu’elle doit tenir, pour la France, dans la défense de la Défense. Depuis une quinzaine d’années, les officiers ont repris la plume et s’expriment plus fréquemment. Hélas, les publications de la très grande majorité d’entre eux constituent d’excellentes vitrines de leurs propres actions professionnelles au cours des engagements qu’ils vivent au quotidien sur le terrain… et donc d’excellentes vitrines de l’excellence encore maintenue des armées françaises. Mais le propos s’arrête là, parce que l’interdiction faite au militaire de participer au débat stratégique, sauf à exprimer la pensée officielle, a fini par l’écarter de la pensée stratégique qu’il a le devoir d’enrichir mais qu’il n’ose plus exprimer.

 

Aujourd’hui, trop peu d’officiers jouent leur rôle de « stratège pour la France », un rôle qui constitue pourtant, on l’a dit, une part importante de leur raison d’être dans la Nation. Très peu s’expriment sur le fond dans des média grand public : ils restent cantonnés au cercle restreint des professionnels de la défense. On ne les entend pas sur les grandes problématiques stratégiques, les dérives de l’institution militaire, la dégradation des forces. On leur dénie la capacité de s’exprimer sur l’état réel des forces, et l’aptitude à émettre une opinion quant aux stratégies générales. S’ils se permettent quelque commentaire à l’encontre de la ligne officielle de l’Elysée, la sanction est immédiate.

 

Les règles sont élémentaires et connues de tous. La première : tant que le militaire est sous l’uniforme, il ne peut s’exprimer en dehors de quelques avis techniques, et lorsqu’il ne l’est plus, il n’a plus de légitimité à le faire. La seconde : si, sous l’uniforme, il s‘exprime – même de manière mesurée – en dehors du champ technique, il est immédiatement sermonné ou sanctionné ; si, ayant compris cette impossibilité, il s’exprime sous le couvert de l’anonymat, on lui reproche illico sa couardise, on l’accuse de complotisme, on fouille de manière illégale son ordinateur, on interroge ses proches, on le fait suivre et on le met sur écoute comme un criminel.

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N’en doutons pas : même si la discipline demeure la force principale des armées, la pensée libérée est la deuxième composante de son efficacité parce qu’elle suscite le dynamisme intellectuel et conditionne l’excellence de la pratique stratégique. L’équilibre est difficile à trouver, mais le déséquilibre en faveur du silence est la marque avant-première de la sclérose et de la défaite.

 

L’équilibre ne peut s’établir par décret, mais il est sûr que, dans l’intérêt même de la France, l’homme d’Etat doit tout mettre en oeuvre pour favoriser l’esprit et l’expression critique dans les armées : or, force est de constater que la tendance est exactement inverse. Les Français doivent en être sûrs, parce qu’ils l’ont payé très cher, en souffrances et en humiliations : la négation des dimensions politique et stratégique du soldat, son cantonnement toujours plus étroit dans ce que l’on baptise à tort son « cœur de métier » constituent une menace directe pour leur sécurité.

 

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POUR UN DROIT D’EXPRESSION DES GENERAUX

Par le général d’armée (2S) Bruno Dary

 

Nota : cet article est une reprise « démarquée », avec l’accord de l’auteur, d’une tribune parue à l’occasion du jugement du général Piquemal.

 

… Le jugement, […] ne concernera pas l’essentiel, le motif de cette manifestation – à savoir une immigration non maîtrisée qui touche notre pays – et l’expression publique des militaires, plus particulièrement des généraux. Mais ce cas n’est pas unique. Un général de la gendarmerie s’est vu reprocher d’avoir dit la vérité un peu trop crûment devant une commission de l’Assemblée nationale, un autre général publie régulièrement une revue de soutien à l’armée française, et un officier général, ancien directeur de l’Ecole de Guerre, continue de s’exprimer, haut et fort, mais avec sérieux et compétence, sur l’outil de Défense.

Or, au-delà de l’opinion de chacun, nul ne peut nier que toutes ces expressions publiques, aussi diverses soient-elles, portent en elles une légitimité certaine, qui repose sur au moins trois piliers majeurs.

 

D’abord, la plupart de ceux qui s’expriment sont généraux ; ils ne sont pas les seuls, car d’autres militaires écrivent régulièrement, le plus souvent dans la presse militaire, ou font part dans des livres de leur expérience opérationnelle. Mais sur les sujets d’actualité, la parole ou l’écrit reviennent souvent à des généraux, en raison du fait que ce grade est un marquant fort dans les médias et l’opinion, et que l’on ne devient pas général, ou amiral, par hasard : presque tous sont issus d’une grande école, et si ce n’est pas le cas, ils l’ont fait à la force du poignet, ce qui est encore plus méritoire ; ils ont tous réussi le concours de l’Ecole de Guerre et, après avoir commandé des formations opérationnelles et occupé des postes sensibles en état-major, la plupart a été auditeur à l’IHEDN ; on peut même ajouter qu’actuellement, la grande majorité a été engagée sur des théâtres d’opérations. Ainsi, ils maitrisent à la fois la connaissance du terrain, le commandement des hommes, la réflexion stratégique et le caractère complexe et parfois imprévisible des opérations.

 

Ensuite, quand ils s’expriment ainsi, ce n’est pas pour évoquer la question « des gamelles, des quarts et des bidons » ! Il s’agit de sujets essentiels et urgents ; c’est donc un cri d’alarme : l’immigration, dont on a longtemps minimisé l’ampleur, nous rattrape aujourd’hui avec l’afflux de réfugiés et la perméabilité de nos frontières ; le sentiment d’insécurité, lié au laxisme pénal et à la surpopulation carcérale, se généralise ; l’écartèlement des armées est bien réel, entre des missions toujours plus prégnantes, des moyens toujours comptés et les deux dernières lois de programmation, contredites aussitôt par les faits.

 

Enfin, ceux qui s’expriment aujourd’hui ont choisi, à l’âge de 20 ans, de servir leur pays par les armes, c’est-à-dire d’être en mesure, au besoin, de risquer leur vie pour défendre le pays, sa population et ses intérêts. Ils n’en ont pas le monopole, mais, à l’instar des Poilus de Verdun, les vainqueurs de la Guerre Froide ont des droits sur nous ; ils ne peuvent admettre de voir la raison de leur engagement disparaître par laxisme, imprévoyance, aveuglement ou manque de courage. Il leur faut donc crier la vérité, leur vérité. Voici trois siècles, on prêtait à Vauban ces propos à l’intention de son roi : « Sire, je ne peux à la fois vous plaire et vous servir !» C’était bien dit, de surcroît avec élégance, ce qui, d’ailleurs, n’est pas toujours le cas aujourd’hui….

 

 

Bien sûr, on pourra toujours critiquer la forme de l’expression, voire le messager, mais les questions de fond demeurent : celui-ci a manqué de vigilance ou de discernement, en allant manifester avec un groupuscule identitaire, mais la question de l’immigration reste ! Tel autre s’est exprimé trop franchement devant les élus du peuple, mais l’insécurité perdure et que pourra dire alors son successeur l’année prochaine devant la même commission, voire dans deux ans, si celui-là même qui disait aux généraux de « fermer leur gueule » devenait Président ? Enfin, d’autres finissent par agacer en répétant que les moyens des armées sont insuffisants par rapport aux menaces croissantes et aux missions imparties, mais depuis, la guerre s’est imposée au cœur de Paris…

 

Nous sommes actuellement en pleine ambiguïté : d’aucuns invoqueront le fameux « devoir de réserve », mais ni le secret militaire, ni la neutralité politique n’ont été mis en cause ; il faut reconnaître que le devoir de réserve a évolué et qu’il semble avoir peu à peu dérivé à la fois vers une extrapolation de la discipline militaire, reléguant en partie le principe selon lequel au sein de nos armées, « la pensée est libre, mais l’exécution rigoureuse » ; il traduit aussi une fraternité d’armes bien réelle, qui dépasse les générations et qui veut que l’on respecte l’armée, le corps ou l’unité à laquelle on a appartenu, en réglant en famille les difficultés internes ! Ce devoir est aussi décalé par rapport à l’évolution d’un monde aujourd’hui connecté, qui permet à chacun de s’exprimer de façon ouverte, voire anonyme, et d’être entendu à l’autre bout du monde !

Une autre ambiguïté réside dans le statut des « généraux en 2ème section », dont le fondement, lié à la probabilité d’être rappelé, se fragilise tellement cette probabilité s’amenuise ! En revanche, elle permet au pouvoir politique de leur demander, ou d’exiger d’eux selon le cas, une certaine réserve, en dépit de l’expérience, de la compétence et du recul qui leur permettraient de participer à la réflexion nationale sur les sujets majeurs, pour peu qu’ils se donnent la peine de continuer à s’informer, à échanger et à travailler…

 

Une vraie réflexion, voire une révolution des esprits, est à conduire, pour que notre démocratie, qui se veut exemplaire, reconnaisse à ceux qui risquent, ou ont risqué, leur vie à la défense de la France un « devoir d’expression », au même titre que leur « devoir de réserve » !

 

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Mais de quoi se mêle-t-il celui-là ?

Par le général de corps d’armée (2S) Jean-Tristan Verna

 

Arrivant dans mon premier régiment, je fus fraîchement accueilli par le Président des lieutenants (que je côtoie aujourd’hui au sein du G2S !) par un lapidaire « Mieux vaut se taire et passer pour un idiot, que parler et montrer qu’on en est un ! » (à l’oral, le registre fut moins soutenu).

 

Une formule dont j’ai pu constater la justesse dans bien des circonstances autour de moi, tout au long de quarante années d’un parcours militaire très varié… Et c’est à elle que j’ai pensé pour réunir ces quelques réflexions sur l’expression des officiers généraux « retirés des affaires militaires ».

 

Je parle bien évidemment ici d’officiers qui s’expriment en utilisant leur grade, auprès d’un public averti (et non en commentateurs « grand public ») pour expliquer, commenter, critiquer ou réfléchir sur des sujets impliquant la défense et les armées, dans leur activités opérationnelles, leurs modes d’organisation et de fonctionnement, leur intégration dans l’ensemble des politiques publiques, ou encore leurs rapports avec les différentes composantes de la société.

 

Ma conviction est que pour être entendue et acceptée, cette parole doit s’appuyer sur une légitimité acquise et une crédibilité entretenue.

 

La légitimité est le fait de pouvoir exprimer des idées reconnues comme étant pertinentes par la communauté à laquelle on s’adresse. Dans le cas qui nous occupe, le jour où l’on quitte le service actif, de deux choses l’une : ou elle est acquise, ou ne l’est définitivement pas ! Il faut être alors sûr que les réponses aux questions « Qui est-il ? Qu’a-t-il fait ? » seront bien fournies et convaincantes. Cela ne signifie pas que seuls les anciens chefs d’état-major des armées ou de l’état-major particulier soient légitimes à s’exprimer. Mais cela doit permettre à chacun de connaître l’étendue et la profondeur du créneau sur lequel il peut s’engager, à condition de savoir également mesurer la notoriété attachée à son nom, et ne pas considérer que son seul grade en fasse fonction.

 

La crédibilité, c’est la capacité de dire des choses véridiques et vérifiables sur le sujet abordé. Elle repose sur la compétence, fruit de l’étude théorique et des enseignements tirés de l’action. Selon le parcours professionnel effectué et la nature des responsabilités exercées, elle peut être très large ou très spécialisée. Mais dans tous les cas, elle est périssable, plus ou moins rapidement… Elle doit donc être entretenue, ce qui n’est ni compliqué, compte tenu des moyens d’information dont nous disposons désormais, ni difficile, puisque la formation continue est une des caractéristiques de notre métier d’officier. Mais, à mon sens, cet entretien de la compétence et de la crédibilité qu’elle confère passe obligatoirement par le maintien d’un contact régulier avec les praticiens d’active, confrontés aux réalités et aux contraintes du moment. A chacun, d’active comme retiré des affaires, de trouver une façon intelligente de maintenir ce contact.

 

Chacun doit donc savoir mesurer sa légitimité et entretenir sa crédibilité, et lorsqu’elles sont avérées, nos camarades d’active comme nos « maîtres politiques » doivent savoir les reconnaître.

Chacun doit également savoir évaluer le risque qu’il prend de voir son expression être instrumentalisée d’une façon ou une autre…

 

Une précision pour terminer. J’exclus du sujet que je viens de traiter l’expression des officiers généraux en deuxième section sur les sujets de géopolitique ou de « grande stratégie ». J’estime que, dans les limites du devoir de réserve – dont les articles de ce dossier ont mis en lumière le caractère fluctuant et subjectif – tout officier, du fait même de sa formation et de son expérience, est en droit de s’exprimer sur ce qui fait le fondement de l’action des armées, et de la responsabilité qui a été la sienne de préparer et parfois de conduire des citoyens français au combat.

 

 

Dénier ce droit aux officiers serait d’autant plus aberrant que pléthore d’universitaires, chercheurs, commentateurs, grands reporters… munis d’un bagage théorique variable, plus ou moins bien informés des réalités du monde des armées, et heureusement parfois couchés sur l’annuaire de l’IHEDN, ne se privent pas de traiter « d’affaires militaires » très techniques, que l’on pourrait imaginer réservées aux hommes de l’art !

 

 

 

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Liberté d'expression
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