Moyen-Orient : Les questions qui fâchent !

Par Caroline Galactéros


le 07/03/2016.

1° partie : 

Un front occidental composite et peu crédible, une coalition anti-Assad constituée... d'islamistes, et des enjeux inavouables derrière le cessez-le-feu en Syrie.

 

Derrière le paravent d'un cessez-le-feu très partiel, prélude à des pourparlers improbables, l'écœurement grandit. Devant les combats qui font toujours rage, devant les populations civiles sacrifiées, devant les doubles jeux entêtés, certaines questions gênantes ne peuvent plus être tues. Que voulons-nous donc réellement en Syrie ? Que la guerre cesse enfin et que le pays retrouve un équilibre sécuritaire et institutionnel soutenable, ou que ce peuple soit définitivement livré aux forces déstabilisatrices qui ont juré la perte du régime de Bachar el-Assad pour s'emparer de ce « hub » énergétique cardinal qui leur résiste et y installer un pouvoir sunnite impitoyable et nullement démocratique, lui-même éclaté entre mille phalanges rivales ?

 

Un attelage composite

« La coalition occidentale », attelage composite, emballé, tirant à hue et à dia, a perdu sa crédibilité politique et sa légitimité défaille. Cette appellation commode ne fait plus illusion. Elle recouvre un alliage contre nature de pays européens, anglo-saxons, arabes sunnites (monarchies du Golfe) jusqu'au Pakistan et surtout à la Turquie – dont on a voulu oublier qu'elle était dirigée par un islamiste se rêvant en nouveau Grand Turc –, qui tous, à des niveaux divers, semblent faire in fine le jeu de Daech. On ferait mieux de parler de « coalition anti-Assad », et surtout de « coalition antirusse (et anti-iranienne). Qui est donc notre véritable ennemi ? Daech ou la Russie ? Si l'on en croit le général Philip Breedlove, commandant suprême des Forces américaines et alliées en Europe (Saceur), la Russie constitue « une menace existentielle de long terme » pour l'Amérique et ses alliés européens. Vladimir Poutine « n'est pas un partenaire pour les enjeux de sécurité » et pousse par ses frappes aériennes la population syrienne à l'exode… pour déstabiliser l'Europe ! (sic) L'Otan, donc, « doit se préparer au combat contre la Russie ». On croit rêver ou plutôt cauchemarder en replongeant aux pires heures de la guerre froide et de sa rhétorique belliqueuse… et belligène.

 

Al-Qaïda et sa face sombre, l'organisation État islamique

Mais de qui donc Daech est-il l'épouvantail ? D'Al-Qaïda peut-être, dont les avatars et émules sont parties prenantes de toutes les coalitions de « rebelles modérés » syriens que nous soutenons ou encourageons sur le terrain. Le camp de la « rébellion » anti-Assad est en effet une mosaïque inextricable d'islamistes, dont 80 % sont des groupes reconnus comme « terroristes » par les Nations unies ou des « groupes salafistes extrémistes ». En fait, on a affaire à un inquiétant dégradé de vert. Du plus foncé, quasi noir (l'IS) au plus clair, le vert d'eau (pour les interlocuteurs jugés respectables). Mais on retrouve le Front al-Nosra, id est Al-Qaïda, ouvertement ou de manière indirecte, à l'origine de toutes les alliances et de bien des « scissions ». L'imposture est claire : Al-Qaïda - et, en amont, sa face sombre, l'organisation État islamique - a disséminé ses hommes sous des voiles présentables, acceptables pour les pudeurs occidentales. Ils ressortent tous pourtant de la même source salafiste djihadiste, de tendance wahhabite ou Frères musulmans, selon la nationalité, saoudienne, qatarie ou turque, de leurs parrains.

Que deviendrait la Syrie sous leur coupe ? On préfère ne pas y penser. Les politiques occidentaux, eux, l'envisagent manifestement sans effroi. Quoi qu'il en soit, il apparaît de plus en plus évident que ces « gentils organisateurs » de la terreur syrienne et internationale réalisent qu'ils ne parviendront pas à renverser ce régime honni mais surtout convoité pour ses richesses et sa position géostratégique à la croisée des routes énergétiques mondiales. La Syrie ne basculera pas dans l'escarcelle sunnite. C'était le programme saoudo-turco-qatari avec, a minima, l'accord tacite de Washington soulagé de pouvoir ainsi rééquilibrer un « arc chiite » - et les projets de gazoducs liant l'Iran à l'Irak, la Syrie et la Russie - menaçant pour les intérêts saoudiens, turcs et qataris. Un axe formé à partir de l'invasion américaine de l'Irak en 2003, puis renforcé avec l'assouplissement de la relation avec l'Iran. Diviser pour régner. Une vieille et bonne recette. Mais les milices sunnites « rebelles » - dont les membres sont de vulgaires mercenaires passant d'une allégeance à une autre, y compris vers Daech s'il les paie mieux - réalisent que les négociations de paix se feront sur la base d'un rapport de force militaire qui leur est désormais défavorable. L'Amérique, faisant de nécessité vertu, est engagée dans une course type « le lièvre et la tortue » pour pouvoir revendiquer aux côtés des Russes sa part de victoire militaire et politique. Tout en fomentant sa vengeance contre Moscou en Europe, grâce aux sanctions, à la réactivation de la guerre civile ukrainienne et la posture de plus en plus agressive prise par l'Otan.

 

Washington ne peut que laisser faire Vladimir Poutine

Désormais pourtant, sauf à « lâcher les chiens » turcs et saoudiens sur le terrain et à entrer en confrontation militaire ouverte avec Moscou, Washington ne peut que laisser faire Vladimir Poutine, en compensant par endroits et moments son recul régional global. Les apparentes contradictions des actions et prises de position américaines, l'éparpillement des soutiens aux rebelles, le soutien aux Kurdes… et aux Turcs, à al-Nosra... et contre lui relèvent d'une méthode bien rodée qui consiste à placer le maximum de fers au feu, à financer par saupoudrage le maximum de groupuscules pour, le moment venu, choisir un interlocuteur dominant subitement promu « légitime », autour duquel doivent s'agréger les autres acteurs ; un interlocuteur dès lors massivement appuyé politiquement et financièrement. Par son intervention, Moscou a troublé cette manœuvre d'usure qui faisait le jeu des plus radicaux. Mais Poutine, qui cherche aussi la négociation, notamment avec Riyad, sait faire des gestes tactiques d'apaisement qui le servent dans son jeu global avec Washington. Aussi se montre-t-il désormais prudent vis-à-vis de son allié iranien en suspendant la livraison des missiles sol-air S300 à Téhéran, dont les services israéliens lui auraient prouvé qu'ils risquaient de tomber entre les mains du Hezbollah libanais, à pied d'œuvre en Syrie. Un Hezbollah qu'il s'agit d'affaiblir au moins momentanément pour atteindre peut-être un compromis entre Moscou, Riyad, Washington et Téhéran. Pour l'heure, quoi qu'il en soit, à l'heure actuelle, face à une Russie qui domine militairement le théâtre et veut contraindre les autres acteurs à dévoiler leur stratégie ou à s'aligner sur son projet (consolidation de l'État syrien passant par sa fédéralisation éventuelle et lutte univoque contre tous les mouvements islamistes), Washington poursuit cette tactique d'éclatement et de dispersion des groupes criminels.

 

Source : http://www.lepoint.fr/invites-du-point/caroline-galacteros/galacteros-moyen-orient-les-questions-qui-fachent-1-07-03-2016-2023510_2425.php?M_BT=70109209915&m_i=nPDENIj9S1uzF5cEta743b8gpHo5an_eUVYyEjjL6qM540As%2BmB1n4pnakC79BjX5y1Vm1M8LWH5T8UCAxyaTG9nnF#xtor=EPR-6-[Newsletter-Matinale]-20160308


Le 08/03/2016. 

2° PARTIE.

  

La convergence tactique russo-américaine sacrifie Saoudiens et Turcs, et précipite la destruction de l'Europe, victime collatérale d'une guerre qui lui échappe. 


Au grand dam d'Ankara, l'Amérique rassemble aussi désormais ses alliés kurdes flanqués de quelques syriaques musulmans au sein d'un « Front démocratique syrien » (FDS) qui aide le régime, comme pour la reprise partielle d'Alep. Washington veut contrecarrer la récupération politique par Moscou de ces combattants courageux et indépendants qui poursuivent leur rêve étatique et sont les seuls, d'ailleurs, à oser défier Daech au sol. L'Amérique espère peut-être que son projet d'éclatement territorial et confessionnel en Irak et en Syrie s'en trouvera renforcé et compensera le raz-de-marée chiite que joue Moscou avec Téhéran et le Hezbollah. Mais Moscou pousse lui aussi ses feux au bénéfice des Kurdes syriens, cherchant à les faire basculer de son côté pour gêner Washington, et surtout se venger d'Ankara. Les Kurdes qui, armés par Américains et Russes, objets de leur convoitise croisée et croissante, font monter les enchères.

Mais la Turquie reste membre de l'Otan, précieux pays du « flanc sud » de l'Alliance, et le double jeu de Washington s'exerce à plein. Ankara peut ainsi impunément bombarder les Kurdes pour rétablir dans le nord syrien un corridor d'approvisionnement pour l'organisation État islamique, tandis que SHAPE (Grand Quartier général des puissances alliées en Europe dirigé par le Saceur - cf supra) détourne pudiquement le regard. Washington se fend d'une critique polie envers son allié qui cherche à pousser Moscou à la faute. En même temps, le président Obama et ses généraux semblent prendre la mesure de leur faible marge de manœuvre locale, et comprendre qu'il y a peut-être plus à gagner à laisser Russes et Iraniens « faire le job », et veillent à ce que leur « affrontement chapeau » avec Moscou reste sous contrôle.

 

Réponse par la force

Une coordination opérationnelle minimale entre les ministres Lavrov et Kerry demeure donc une nécessité, n'en déplaise aux « clients » locaux et aux Cassandre écumantes de rage qui prédisaient l'enlisement et l'échec de Moscou, et attendent l'effondrement de l'économie russe comme une bénédiction. En effet, la Russie a pris le mors aux dents et exploite prudemment mais avec détermination sa montée en puissance militaire. Elle veut pousser son avantage opérationnel tant que les Américains ne peuvent ou ne veulent pas s'engager sérieusement on the ground (au sol, NDLR),calendrier politique interne oblige. Elle répond ainsi à l'Alliance qui, sur son flanc ouest, réinstalle des troupes dans les pays Baltes et en Pologne, planifie des ripostes militaires à une « offensive russe » imaginaire sur le continent européen, prépare peut-être déjà l'engagement d'une NRF (une réponse par la force de l'Otan, NDLR) au Moyen-Orient.

Alors, pour faire bonne mesure, les porte-parole dépités de cette « rébellion » si peu démocratique, qui voient la victoire politique leur échapper du fait de l'offensive russe et du pragmatisme américain, profèrent désormais des menaces ouvertes contre l'Europe. Vous ne voulez pas nous aider à abattre le régime de Damas et à prendre le pouvoir ? Vous subirez Daech et une invasion de migrants pour des années. Raisonnement pour le moins étonnant de la part de « responsables » qui se présentent comme les ennemis de l'organisation État islamique. Concurrents certainement, ennemis, cela reste à prouver. Notre jeu devient dangereux à force d'être tortueux et de « dîner avec le diable »… qui ne s'appelle ni Assad ni Poutine ! Qui peut aujourd'hui encore croire que la réduction par les armes de l'EI est un objectif militairement hors de portée des armées occidentales ? Entre 30 000 et 50 000 hommes imposeraient leur loi face aux plus grandes forces militaires de la planète ?

 

L'Europe, victime collatérale

L'Europe est la victime collatérale des rivalités turco-russe, irano-saoudienne, mais sa déstabilisation actuelle via la crise migratoire est aussi une partie de la réponse des monarchies du Golfe à l'Amérique, qui les met désormais en concurrence avec l'Iran. Le pragmatisme du président Obama pourrait lui coûter cher. Mais pour nous, Européens, nos inconséquences vis-à-vis de l'islamisme sunnite sont hors de prix. Et nous « payons » à domicile.

La question est double : veut-on que le conflit cesse ? Si oui, il faut arrêter de nourrir la rébellion et aider Moscou à réduire au plus vite Daech. Jusqu'à quel point l'EI est-il ennemi des groupes islamistes constituant la nébuleuse rebelle ? Rivaux politiques et économiques, évidemment ; mais un certain nombre de ces milices ne sont que le poste avancé politiquement acceptable de l'EI. À commencer par le Front al-Nosra, l'autre nom d'Al-Qaïda, qui elle-même n'est autre que la matrice de Daech.

Peut-être l'accord russo-américain du 22 février laisse-t-il augurer une clarification du jeu américain. L'EI et le Front al-Nosra, armé et soutenu par l'Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar… et les États-Unis indirectement – via les livraisons de missiles Tow – seraient « exclus » des négociations (mais donc présents via leurs « faux nez » « modérés »), après le cessez-le-feu du 27 février.

 

Convergence tactique russo-américaine

Il y a toutefois fort à parier que Saoudiens et Turcs, qui se sentent sacrifiés par cette convergence tactique russo-américaine, s'ingénieront à la faire capoter. Ils font déjà monter les enchères sur le thème « arrêtez-moi ou je fais un malheur ». Chacun fait valoir sa capacité de nuisance pour la monnayer au mieux dans le grand marchandage final. Leurs sociétés respectives sont fragilisées par leur aventurisme militaire et cette double perte de contrôle leur fait prendre des risques. L'armée turque, dont la tête a été certes islamisée par le président Erdogan, n'est sans doute pas favorable dans sa profondeur à une offensive terrestre contre la Russie. Attention à ses réactions si le président turc cherchait à la placer devant un engagement qu'elle jugerait suicidaire. Ce n'est pas une « grande muette » et elle tient encore une partie de l'économie nationale.

Quant aux Saoudiens, ils semblent bien incapables militairement. Ils patinent déjà au Yémen et un engagement en Syrie leur serait probablement fatal, sauf à être sérieusement appuyés par des « conseillers américains ». Le pouvoir de la branche actuellement régnante pourrait vaciller car les dagues des princes héritiers sont sorties de leurs fourreaux et les difficultés financières mettent l'achat de la paix sociale et communautaire en péril. Riyad se venge au Liban, suspendant sine die le financement du contrat Donas de livraisons d'armes françaises (2,3 milliards d'euros) qu'il devait financer, et dont il considère désormais qu'il ne ferait que profiter au Hezbollah… donc à l'Iran. La pression sur Paris, qui depuis 2012 a très imprudemment pris fait et cause pour Riyad par convoitise économique, monte. Cela devrait être pour nous l'occasion de cesser de subir les caprices d'un prince et de revoir sérieusement notre politique moyen-orientale. Notre fuite en avant dans la collusion criminelle avec ces groupuscules qui professent le renversement des régimes occidentaux.

La destruction de l'Europe est programmée sur le long terme. Le pire est que l'UE n'est ici qu'un « dommage collatéral » de la double lutte d'influence entre, d'une part, les régimes arabes sunnites et Israël, furieux de se voir remis à leur juste place par le retour de l'Iran et de l'Amérique ; et d'autre part, entre les États-Unis et la Russie pour le contrôle du leadership régional et celui des routes énergétiques dominantes du monde futur.

Quant à la Chine, elle est déjà en embuscade.

 

Source : http://www.lepoint.fr/invites-du-point/caroline-galacteros/galacteros-moyen-orient-les-questions-qui-fachent-2-08-03-2016-2023689_2425.php?M_BT=70109209915&m_i=JidJjVLLpoVQDRrFAinnZDA3ijd8vN2QmAAX1Xq11bpx55a2d2a2jWT9CiRQpnlOI%2BCHpF8KH9wxXekAq00BW3dJJW#xtor=EPR-6-[Newsletter-Matinale]-20160308

 


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