L’OCS : une institution eurasiatique puissante et efficace

...par Jean-Pierre Arrignon - le 25/03/2017.

 

Historien Bizantiniste Spécialiste de la Russie

Professeur émérite des Universités

L’Organisation de coopération de Shanghai est une organisation internationale reconnue par l’Onu. Pourtant, cette organisation reste, sous bien des aspects, mystérieuse, au point que les « spécialistes » diffèrent radicalement sur son appréciation.

En effet, pour les uns, elle serait la grande organisation asiatique du XXIe siècle en mesure de régler tant les différends frontaliers que de lutter contre le terrorisme et d’assurer une politique commune de développement économique ; pour les autres, il ne s’agit que d’un trompe-l’œil qui dissimulerait les tensions entre la Chine et la Russie et éclaterait à la première crise ! Nous présenterons tout d’abord l’historique de sa création, puis dans une deuxième partie ses objectifs et son organisation ; enfin, nous préciserons son rôle au sein des autres organisations internationales.

Historique de sa création

L’initiative de la création d’une grande organisation asiatique revient au Premier ministre russe Evguénij Primakov qui crée, en 1996, une association informelle dite « Shangaï five » comprenant la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le TadjikistanLes 14 et 15 juillet 2001, à Shanghai, les cinq pays précités auxquels il faut ajouter l’Ouzbékistan forment officiellement une organisation régionale asiatique dont le siège est fixé à Shanghai. Les pays qui entrent dans cette coopération sont classés en États membres : les six pays fondateurs plus l’Inde et le Pakistan (2016) ; États observateurs : Mongolie (2004), Iran (2005), Afghanistan (2012) Biélorussie (2015) ; États partenaires de discussion : Sri Lanka (2009), Turquie (2012), CambodgeAzerbaïdjanArménie et Népal (2015) ; invités de l’Organisation : Asean (2011), Turkménistan (2012). La liste n’est pas close, elle est ouverte aux États et aux organisations qui souhaiteraient y adhérer ou y être invités, cas de l’Union européenne. Seuls, les États-Unis et le Japon en sont exclus.

Aujourd’hui, l’OCS représente près de 50 % de la population mondiale et dispose de 20 % des ressources mondiales de pétrole, 38 % de celles de gaz naturel, 40 % de celles du charbon et 30 % de celles d’uranium.

Il semble aujourd’hui impossible de négliger cette structure qui par sa population, ses besoins en développement et ses ressources est une des composantes majeures de la mondialisation économique !

Ses objectifs et son organisation

À l’origine, le Groupe des cinq avait pour objectif de régler les problèmes de frontière notamment entre l’Union soviétique et la Chine, le long du fleuve Amour, d’instaurer des relations de dialogue entre les États membres, enfin de faciliter la coopération économique.

Avec la disparition de l’URSS en 1991 et la création des Républiques indépendantes d’Asie centrale qui suivit, ainsi que les menaces de déstabilisation de ces jeunes Républiques sous le coup des révolutions « de couleur » soutenues par l’étranger, la situation géopolitique de l’Asie devenait très dangereuse. La création de l’Organisation de Shanghai en 2001 répondait à l’inquiétude de la Chine de voir se déstabiliser toute l’Asie centrale qui se prolonge jusque dans la province chinoise du Xinjiang, peuplée de Ouïghours turcophones, et marquait la volonté de la Chine et de la Russie d’organiser, sous leur double tutelle, la recomposition de l’Asie centrale pour annihiler toutes tentatives de déstabilisation de ces jeunes Républiques.

L’organisation est formalisée par le traité de 2001, concomitant à l’extension à un sixième pays, l’Ouzbékistan. Le secrétariat de l’OCS est installé à Pékin. Ses institutions sont créées en 2002 : charte, fondation du RATS (structure anti-terroriste régionale) dont le siège est situé à Tachkent, représentation à l’Onu.

L’objectif des membres de l’OCS est d’obtenir par le dialogue et les rencontres des chefs d’État ou de gouvernement :

  • le renforcement de la confiance mutuelle et l’établissement de bons rapports de voisinage entre les États membres ;
  • la coopération entre ces États dans les domaines politique, économique et commercial, scientifique et technique, culturel et éducatif, ainsi que dans les secteurs de l’énergie, du transport, du tourisme et de l’environnement ;
  • l’organisation de manœuvres militaires communes ;
  • la sauvegarde de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionale ;
  • la création d’un ordre politique, économique et international nouveau, plus juste et démocratique.

Pour y parvenir, se tient chaque année, dans une capitale différente, soit un sommet des chefs d’État, soit des chefs de gouvernement, au cours duquel sont définis les grandes orientations de l’OCS ainsi que l’élargissement à de nouveaux membres.

Il est à souligner que cette Organisation est représentée dans chacun des ministères régaliens des États membres par un bureau chargé d’examiner la production législative en cours à l’aune de l’OCS, afin d’aboutir à une cohérence globale et à une harmonisation de la législation de tous les États membres.

Les résultats

Les acquis de cette Organisation se placent surtout dans le domaine de la sécurité, notamment par l’organisation de manœuvres militaires communes d’envergure, mais dans des cadres variés. Ainsi on peut distinguer les manœuvres spécifiques de l’OCS ; les manœuvres nationales et multilatérales des États membres de l’OCS ; les manœuvres conjointes des forces de l’OTSC (il s’agit de l’Organisation du traité de sécurité collective, fondée le 7 octobre 2002 dont le siège est à Moscou ; elle rassemble tous les États membres de l’OCS à l’exception de la Chine et des États observateurs mais avec l’Arménie, la Biélorussie et la Serbie) et de la CEI. Il est à souligner que l’entrée de l’Inde et du Pakistan parmi les États membres de l’OCS les introduit aussi dans l’OTSC.

Ces manœuvres répétées à des rythmes fréquents soulignent que l’harmonisation du calibrage des munitions à l’ensemble des États membres est déjà réalisée, ce qui permet de mener des actions communes intégrées. D’autre part, il s’agit de disposer d’une armée efficace, bien entraînée au combat, dotée d’armements modernes de haute technicité et de systèmes de communications complexes dont la maîtrise exige des entraînements réguliers. La prochaine manœuvre prévue en 2017 mettra en synergie les armées russes et mongoles. Ces considérations sont majeures en vue du marché de l’armement.

L’instance commune de la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme musulman et le séparatisme a été organisée en 2005 lors de la conférence d’Astana ; elle a obtenu des résultats intéressants. Ainsi, la disparition soudaine du Président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov, a suscité en Occident la crainte d’une déstabilisation de ce pays. Or, le processus de l’élection présidentielle a été maîtrisé ; celle-ci a eu lieu le 4 décembre 2016, permettant l’élection de Sahvat Mirziyoyev comme Président, au premier tour avec 88,61 % des suffrages. Il est clair que l’OSC a pesé de tout son poids pour garantir la sécurité et la stabilité de ce pays ainsi que le déroulement apaisé de l’élection présidentielle entre les quatre candidats enregistrés. Personne, en Occident, n’en a fait état !

La lutte contre l’extrémisme musulman a été bien conduite, notamment en s’appuyant sur les particularités de l’islam d’Asie centrale lequel a pu traverser l’URSS athée en s’organisant dans le cadre des naqsbandyas soufies qui se manifestent par la « méditation silencieuse du cœur » reposant sur une puissante tradition culturelle et une pratique individuelle de la foi ! D’autre part, l’islam d’Asie centrale, depuis le VIIe siècle jusqu’à l’an mil au moins, s’est développé à travers le mu’tazilisme ; c’était un islam qui assumait complètement l’héritage culturel grec et indien et qui trouvait la plénitude de sa révélation dans les maisons de la sagesse de Boukhara et de Samarcande dont le plus illustre représentant est sans conteste Ibn Sina (Avicenne) ! Ce retour sur le passé et les traditions a permis d’isoler l’extrémisme musulman qui ne trouve plus d’écoute dans ces régions, car perçu comme une doctrine étrangère et mortifère ! C’est ce sunnisme intransigeant qui a détruit la grande civilisation des Samanides d’Asie centrale laquelle revit actuellement par le tourisme !

Enfin, la lutte contre « l’impérialisme des États-Unis » dans ces régions a été une constante avec pour conséquence la demande de fermeture de « toutes les bases américaines de la région ». Ainsi, la base de Manas près de Bichkek (Kirghizistan), ouverte le 11 septembre 2001 et principal centre de transit de l’armée américaine vers l’Afghanistan, a été fermée le 1er juillet 2014 et les soldats américains déclarés « indésirables ». Il est clair que l’influence américaine dans cet espace est en net recul sous la pression de l’OCS qui veut à tout prix garantir la stabilité intérieure des États qui la composent et la sécurité extérieure des frontières de l’OCS face à toutes les menaces et tout particulièrement celles émanant des États-Unis. De là, l’affirmation de certains que l’OCS ne serait qu’une alternative à l’Otan.

L’Otan est une structure militaire créée à Washington le 4 avril 1949 pour protéger l’Occident de la puissance soviétique ; rappelons que son équivalent à l’est, le Pacte de Varsovie, n’est créé que le 11 mars 1955 et, à la différence de l’Otan, est dissous le 1er juillet 1991. Indiscutablement l’OCS est née de la crainte de voir les jeunes Républiques d’Asie centrale déstabilisées par des « révolutions de couleur » dont chacun savait qu’elles trouvaient un appui logistique et surtout financier dans l’ensemble du monde occidental à travers de nombreuses ONG, comme celles du milliardaire Georges Soros, l’Open Society Institute devenue en 2010 Open Society Fondations ! En outre, les guerres d’Irak et d’Afghanistan suscitaient de violentes réactions des musulmans contre les Américains qualifiés, en particulier par les Iraniens, de « Grand Satan » et favorisaient l’apparition d’un extrémisme musulman dont les actions se propageaient dans tous les pays de la région et notamment la Russie et la Chine.

L’OCS est née de cette prise de conscience des conséquences de la théorie du « chaos constructif » reprise par Condoleezza Rice en 2005, en pleine guerre d’Irak, pour justifier la « guerre de démocratisation » ! C’est pour empêcher des soulèvements du type de celui d’Andijan le 13 mai 2005, en Ouzbékistan, que l’OCS s’est construite ; ce fut d’abord une organisation de défense et de sécurité mutuelle. Son action a été également déterminante lors des dix attaques coordonnées de Bombay dont notamment celle de l’hôtel-restaurant du Taj Mahal, les 26-29 mai 2008, par un commando de dix hommes entraînés au Pakistan. Alors que tout le monde a craint un affrontement direct et massif entre les deux pays ; ce scénario ne s’est pas produit car les interventions directes de l’OCS, et notamment de la Chine auprès du Pakistan et de la Russie auprès de l’Inde, ont permis de conserver à ces conflits un caractère limité. Plus récemment, lors des émeutes du Cachemire, en 2016, des djihadistes pakistanais ont attaqué le camp militaire indien d’Uri, l’Inde s’est bornée à des « répliques chirurgicales » !

L’OCS dans cet espace asiatique remplit parfaitement son rôle de maintien de la stabilité et de la coopération entre les États membres afin d’éviter les affrontements directs.

Dans le même temps, la part économique de l’OCS a joué un rôle majeur. Elle dispose, notamment depuis 2014, de la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (AIIB) qui travaille en partenariat avec la Nouvelle banque de développement des BRICS, créée, elle aussi, en 2014. C’est à travers l’OCS et pas seulement de la Chine, qu’il faut lire l’énorme projet de construction de la « nouvelle route de la soie » qui, au départ d’Urumqi, doit relier Kazan, tandis qu’un autre axe, toujours au départ d’Urumqi, doit relier Téhéran, Ankara et Moscou. Une autre route, au départ de Beijing, doit relier Irkoutsk et une troisième, au départ de Kashgar, doit relier Gwadar (Pakistan). En outre il faut rappeler que cette nouvelle route de la soie a un maillage maritime pour relier Fuzhou, Haïphong, Jakarta et Calcutta et une autre voie doit relier Colombo, Mombassa, Djibouti, Suez et Venise. Enfin, depuis 2011, une voie ferroviaire est construite à travers le Kazakhstan et l’Asie centrale pour relier l’Union européenne, le principal partenaire économique de la Chine.

L’OCS peut réaliser des investissements colossaux car elle dispose des plus importantes réserves financières du monde surtout si l’on y compte les pays de l’Asean. Or, le seul moyen de protéger efficacement les pays membres de toutes crises internes est de pouvoir leur assurer un développement économique stable et régulier par des investissements sur le long terme pour leur permettre d’assurer leur modernisation, leur reconversion économique et d’intégrer la mondialisation.

Tous ces projets, il ne faut pas les lire à la seule aune d’un « nouvel impérialisme chinois » désireux de créer un formidable réseau d’infrastructures capable d’irriguer un vaste empire colonial s’étendant sur tous les continents, mais bien à celui de l’OCS au sein de laquelle tous les États membres coopèrent en vue de participer à la création d’un vaste espace commun, seul capable d’assurer le développement, la richesse et la paix. Il me paraît nécessaire d’arrêter de regarder le monde au prisme des États nations du XIXe siècle, mais bien à celui des grandes Organisations internationales en charge de vastes espaces à mettre en valeur ! Or, l’OCS en est une ; il serait temps de nous en apercevoir !

L’OCS est au moins autant une formidable puissance d’investissement qu’elle est une réelle puissance militaire, bien que ses investissements militaires soient sans commune mesure avec les budgets militaires des pays occidentaux. Selon les budgets militaires de 2015, sur les dix États ayant les plus gros budgets militaires, il n’y en a que deux, la Chine et la Russie, qui sont membres de l’OCS. De plus, la somme des budgets militaires 2015 de la Chine (145 milliards de dollars) et de la Russie (66, 5 milliards de dollars), soit 211,5 milliards de dollars, ne représente qu’un peu plus de 28 % du seul budget des États-Unis d’Amérique (597 milliards de dollars !) auquel on pourrait ajouter les budgets des huit autres États du top 10 qui sont des alliés des États-Unis soit dans le cadre de l’Otan ou autres.

Certes, la géopolitique militaire actuelle, notamment le déploiement du bouclier anti-missile américain (ABM) en Europe orientale à Deveselu (Roumanie) et d’une brigade de blindés en Lettonie, relance la course aux armements dans tous les pays, en Russie comme en Chine, d’autant que cette dernière est une des composantes majeures de la haute technologie. La politique militaire de l’OCS repose sur des décisions claires : l’intangibilité de ses frontières, puis, depuis 1997, la réduction de ses forces armées aux frontières intérieures de l’Organisation, enfin, des mesures de confiance entre les armées des États, mesures concrétisées par des manœuvres multiples entre les pays membres et la modernisation permanente de l’outil militaire : avions furtifs, blindages nouveaux, systèmes de communications sécurisés, cyber-défense, etc. Il ne faut pas oublier cet aspect de l’OCS même si elle n’est pas l’équivalent de l’Otan. Toutefois, elle nous donne une idée de ce que pourrait être une véritable défense européenne, capable d’assurer l’intangibilité des frontières de l’Europe et d’initier une confiance entre les armées des États membres, au service de la construction européenne et de ses valeurs.

Son rôle parmi les autres organisations internationales

Une des caractéristiques majeures de l’OCS est qu’elle n’est pas exclusive. En effet, chaque État membre garde les accords bilatéraux qu’il a pu conclure ainsi que sa place dans les organisations internationales. Ainsi, par exemple, la Russie et la Chine sont membres de l’OCS mais aussi des BRICS ; la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Arménie et le Kazakhstan font partie de l’Union eurasiatique. Seules sont exclues les associations sous tutelle américaine. L’Organisation de coopération de Shanghai est reconnue par l’Onu avec laquelle il y a une collaboration multiforme. Reste à envisager une collaboration avec l’Union européenne. Les deux structures ont naturellement établi des contacts, mais elles sont souvent présentées comme des alternatives différentes offertes aux États désireux d’intégrer l’une ou l’autre ce ces structures.

Le cas le plus actuel concerne la Turquie à laquelle l’Union européenne refuse depuis des décennies de valider le protocole d’adhésion et de façon encore plus claire depuis les récents événements de la tentative de coup d’état des 15 et 16 juillet 2016, suivie de la reprise en main du pays par le Président R. T. Erdoğan. Dans cette perspective, l’adhésion à l’OCS est souvent présentée comme une alternative crédible d’autant que la Turquie fait partie des « États partenaires des discussions » depuis 2012. Toutefois, il faut rappeler que la Turquie est aussi un membre important de l’Otan, depuis octobre 1951, et qu’elle constitue la deuxième armée de l’Otan après celle des États-Unis. De plus, depuis 1955, elle a sur son territoire la puissante base américaine d’Incirlik d’où serait partie la tentative de coup d’État !

L’adhésion de la Turquie en qualité d’État membre de l’OCS ne semble pas d’actualité tant cela impliquerait de ruptures. En revanche, la position de la Turquie en qualité de « partenaire de discussion » lui ouvre de larges perspectives économiques, notamment en accueillant une section de la « nouvelle route de la soie » et des réseaux de transport des fluides, gaz et pétrole. La Turquie pourrait ainsi être le pont qui relierait l’Asie, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique ! La Turquie retrouverait alors son rôle dans l’immense hinterland turcophone que constitue l’Asie centrale et elle trouverait sa place naturelle dans l’Union économique eurasiatique ! Certes, il ne s’agit encore que de spéculations, mais si d’aventure cette perspective prenait de la consistance, nous devrions y prendre garde : l’Union européenne serait alors coupée de l’Asie et contrainte de se redéployer vers l’Atlantique donc vers les États-Unis ; c’est là un des aspects majeurs de la négociation en cours entre l’Union européenne et les États-Unis. Gouverner, c’est prévoir, mais pour prévoir, il faut être en mesure de se projeter sur le temps long, ce qui n’est pas le temps de la vie politique !

Au terme de cette rapide présentation, nous voudrions attirer l’attention tant du monde politique que du monde médiatique sur l’importance de cette Organisation de Shanghai, qui, année après année, avance dans son organisation et son développement, dans un espace temps qui n’est manifestement pas le nôtre. Il nous appartient de nous l’approprier pour mieux la comprendre et en tirer peut-être des leçons pour construire une union européenne qui soit à la mesure de l’OCS.

Jean-Pierre Arrignon

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