Alep, Al-Bab, Raqqa : un état des lieux du conflit en Syrie

...par Caroline Galactéros - le 06/10/2016.

 

Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.

 

Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.

Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).

Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.



Situation du conflit en Syrie : en rouge le régime de Damas ; en vert les "rebelles" ; en noir l'Etat islamique ; en jaune les kurdes. Carte Wikipédia du 6 octobre 2016

Situation du conflit en Syrie : en rouge le régime de Damas ; en vert les "rebelles" ; en noir l'Etat islamique ; en jaune les kurdes. Carte Wikipédia du 6 octobre 2016

Les lignes bougent à grande vitesse en Syrie alors que les médias pointent leurs objectifs vers la capitale économique du pays, Alep, où les forces de l’Etat syrien, appuyées par les milices chiites, les troupes iraniennes et l’aviation russe, mènent une campagne terrestre pour reprendre quartier par quartier l’Est de la ville sous contrôle des rebelles islamistes dominés par l’ex-Front al-Nosra.

 

La reprise complète de la ville d’Alep serait une consécration pour le régime de Damas qui s’en servirait comme d’un levier diplomatique dans le cadre de futures négociations internationales : il s’agit pour Bachar el-Assad de montrer qu’il contrôle bien la « Syrie utile » et que sa guerre de contre-insurrection, certes lente et très meurtrière pour les populations civiles prises en otage par les islamistes qui s’en servent comme de boucliers humains dans cette partie de la ville, est efficace contre tous ceux qu’il dénomme les « terroristes ». Comme le disait récemment Fabrice Balanche, une guerre de contre-insurrection est une guerre d’usure qui consiste, sur le terrain, à démontrer qu’on est l’acteur qui fait le plus peur à tous les autres et qui est insensible à la pression médiatique, bref, que rien en peut faire déroger de sa ligne stratégique et de son approche tactique. En d’autres termes, on pourrait dire qu’il s’agit pour Bachar el-Assad de rappeler que l’Etat est celui qui dispose du monopole de la violence (son caractère légitime étant évidemment sujet à caution dans le cadre d’une guerre civile…). et que « L’Etat, c’est moi » pour sortir justement son pays de l’état d’anarchie. Si le régime de Damas parvient à contrôler ainsi l’ensemble des grandes villes de Damas, de Lattaquié, de Homs, de Hama, d’Alep et, plus symbolique qu’autre chose, de Palmyre, il pourra considérer que l’essentiel de cet objectif aura été réalisé.

Il restera à la myriade de rebelles islamistes quelques zones dispersées autour de Damas, de Homs, de Hama, mais aucun bloc stable sinon le gouvernorat d’Idleb qui, au Nord, jouxte la Turquie. Si les forces gouvernementales syriennes sont passées à l’offensive à Alep, c’est aussi qu’un grand nombre de rebelles présents autour de cette ville sont partis plus au Nord pour participer dans le cadre d’une Armée Syrienne Libre (ASL), remise au goût du jour, à l’opération turque « Bouclier de l’Euphrate ». Trois nouveaux groupes de rebelles syriens ont été créés dans le cadre de cette opération : Liwaa thouar al-Haraka ; Liwaa el-Qadissiya ; Liwaa thouar al-Jazira. De quoi s’agit-il ? A la suite d’un accord entre Ankara et Moscou, il s’est agi d’autoriser la Turquie à mener une opération de nettoyage de la frontière Turco-syrienne de la présence de Daech, notamment dans la ville de Jarabulus. D’après le quotidien libanais L’Orient le Jour, «le compromis trouvé avec les Russes était d'opérer dans les limites d'une zone de 90 km de largeur et de 12 km de profondeur ». Il s’agissait donc d’empêcher le passage d’armes, de pétrole et de djihadistes de l’Etat islamique, mais aussi d’empêcher la constitution d’un corridor kurde qui aurait pu se constituer à partir de la reprise de la ville de Manbij cet été par les Forces Démocratiques Syriennes, dominées par les YPG, branche armée du parti politique kurde PYD, qui souhaite créer une Rojava (Kurdistan syrien) unitaire réunissant les trois cantons historiquement kurdes d’Afrin, de Kobané et de Djéziré (d’Ouest en Est). Pour les Turcs, le nom même de « Bouclier de l’Euphrate » est une mise en garde aux Kurdes de Kobané de ne pas franchir l’Euphrate vers l’Ouest pour rejoindre le canton d’Afrin. Pour l’instant, l’étape primordiale des forces turques et des rebelles qui les accompagnent est de reprendre le village très symbolique de Dabiq actuellement aux mains de Daech. Symbolique car dans sa propagande, l’Etat islamique considère que Dabiq (qui est aussi le nom de l’un de ses magazines ) sera le lieu de l'ultime bataille avant l'Apocalypse entre musulmans et infidèles.

Les Turcs iront-ils plus loin ? S’ils veulent définitivement empêcher les Kurdes de constituer un corridor, ils devront aller plus au Sud … jusqu’à rejoindre les lignes de défense contrôlées par le régime de Damas juste au-dessus d’Alep. Dans cette hypothèse, les Turcs devront reprendre la ville d’Al-Bab (100 000 habitants) qu’ils ont déjà commencé à bombarder. Qui prendra Al-Bab ? Il est possible que les Kurdes puissent l’atteindre mais Ankara aura du mal à le tolérer et pourrait donc tout faire pour ne pas permettre aux Kurdes de prendre Al-Bab, ce que craignait déjà en juillet dernier Patrice Franceschi dans une interview accordée au Figaro. Le sort de la ville dépendra sans doute d’un compromis éventuel d’Ankara avec Moscou et Damas, et donc de contreparties turques données sur d’autres dossiers ou fronts. Sans oublier l’Iran qui voit d’un fort mauvais oeil la présence des troupes turques en Syrie et en Irak et commence à le faire savoir. Sans oublier l’Iran qui voit d’un fort mauvais oeil la présence des troupes turques en Syrie et en Irak et commence à le faire savoir. D’une manière générale, c’est désormais le triangle Moscou-Ankara-Téhéran qui est à la manoeuvre face à la coalition internationale.

Pour revenir à Al-Bab, les forces du régime, qui en sont aujourd’hui les plus proches (10km seulement) tentent elles aussi de reprendre Al-Bab mais Damas pourrait avoir intérêt à favoriser aussi les Kurdes car le corridor que ces derniers constitueraient pourrait servir de « bouclier » face aux Turcs. Côté turc enfin, une offensive vers Al-Bab dépendra en partie de la facilité avec laquelle les rebelles syriens de l’ASL qu’ils soutiennent prendront le village de Dabiq où Daech a envoyé des hommes en renfort.Fabrice Balanche expliquait récemment que ces rebelles islamistes soutenus par l’Armée turque pourraient ne pas être assez nombreux pour avancer davantage au Sud. Bref, sur ce point aussi, tout va encore dépendre de la position russe.

 

Mais les choses se compliquent : la route qui part d’Al-Bab vers le Sud mène… à Raqqa (200 kilomètres plus loin). Cette ville n’est donc pas de mineure importance pour la suite des événements ! Même si une partie de cette route à quelques dizaines de kilomètres d’Al-Bab est déjà sous le contrôle du régime… La route longe ensuite le lac el-Assad qui se termine par la ville de Tabqa (où se situe un important barrage hydraulique), qui n’est distante que de quelques dizaines de kilomètres de Raqqa. On se souvient que l’Armée syrienne avait essayé cet été de reprendre Tabqa en partant de l’Ouest (la route d’Homs), mais l’opération s’était soldée par une débandade.

Pour résumer : qui veut reprendre la “capitale” syrienne de l’Etat islamique par l’Ouest doit d’abord prendre Tabqa. Pour y arriver, les Turcs et leurs “rebelles” peuvent passer par la route d’Al-Bab mais risquent de se heurter aux forces de Damas qui en contrôlent une partie. Les forces du régime, quant à elles, peuvent emprunter cette route, éventuellement depuis Al-Bab s’ils parviennent à reprendre la ville avant les Turcs, mais peuvent aussi (ré)emprunter la route venant de l’Ouest de Tabqa et qui part de Homs. Les Syriens contrôlent cette route jusqu’à Ithriyah, qui est situé à 100 km de Tabqa (précisons néanmoins qu’on est en plein désert : comme l’ont montré les Syriens cet été, une offensive peut aller très vite … tout autant qu’une contre-offensive !).

N’oublions pas un troisième protagoniste, les Forces Démocratiques Syriennes, dominées par les Kurdes et parrainées par les Etats-Unis. Ce sont les 14 000 combattants des FDS qui sont géographiquement les plus proches de Raqqa. Contrôlant tout le Nord-Est de la Syrie, les Kurdes n’en sont qu’à 50 kilomètres et pourraient quant à eux attaquer la capitale régionale de Daech par le Nord. Néanmoins, Raqqa est une ville arabe. Une opération kurde y serait considérée comme une invasion, d’autant que les Kurdes n’ont pas forcément envie de verser leur sang pour une ville qu’ils ne pourront pas contrôler longtemps et qui ne se situe pas dans les territoires qu’ils convoitent. Les Kurdes ont récemment expliqué qu’ils accepteraient de s’engager vers Raqqa si les Américains reconnaissaient officiellement le Rojava et armaient directement les YPG. L’Orient le Jour fait d’ailleurs état de pressions américaines sur la Turquie en annonçant que le Pentagone fournirait des armes aux FDS pour reprendre Raqqa… Même son de cloche chez les Kurdes et chez les Américains… Colère à Ankara ! C’est pour les Etats-Unis un moyen de faire pression sur l’opération « Bouclier de l’Euphrate » qu’ils jugent avec suspicion dans la mesure où elle est le fruit d’un accord entre Moscou et Ankara. Il en va de même de l’opération sanglante à Deir Ezzor quand l’aviation américaine a (malencontreusement…) bombardé une position du régime, tuant plus de 80 soldats loyalistes. Une opération qui pourrait d’ailleurs se répéter..

L’Orient le Jour l’explique ainsi : « La difficulté à lire la stratégie américaine pourrait s'expliquer par l'absence de consensus stratégique aujourd'hui sur ce dossier. L'opération de Deir Ezzor a été, selon un grand nombre d'acteurs, voulue par le Pentagone, la ligne la plus dure de l'establishment américain, afin de remettre en cause l'accord conclu avec la Russie. Cette lutte sourde au sein de l'Administration pour la réorientation de la politique étrangère américaine a été longuement traitée dans un article de l'intellectuel libanais Ziyad Hafez : « L'État profond aux États-Unis est le parti de la guerre ». Ziyad Hafez voit dans les contradictions entre Pentagone et l'administration Obama l'illustration d'un véritable « coup d'État » qui marque le retour à la direction des affaires « du parti de la guerre », la Syrie apparaissant comme le champ de compétition et de guerre d'usure avec la Russie ». C’est bien ce qui inquiète les Faucons américains : profitant de la fin de règne de Barack Obama et de la priorité que celui-ci a donné à la reprise de Mossoul en Irak, Vladimir Poutine est celui qui, en Syrie, donne le rythme aux événements. Si l’année 2015 a consisté pour le Kremlin à sauver le régime de Damas menacé d’implosion, l’année 2016 est marquée par une phase beaucoup plus offensive : reprise symbolique de Palmyre en mars suivie d’une longue phase d’offensive pour reprendre Alep, laquelle semble bien engagée pour le régime. Pour l’instant, loin d’un bourbier, la Russie mène avec succès son grand retour dans les affaires du Moyen-Orient. Un exemple est assez frappant. En Syrie, les Russes parlent avec presque tous les acteurs, avec l’axe chiite évidemment (Iran ; Irak ; régime de Damas), mais aussi avec les Kurdes (qui s’appuient sur Moscou pour se protéger des Turcs), avec la Turquie (qui s’appuie sur Moscou pour prendre un peu d’indépendance par rapport à Washington). La Russie, malgré son alliance avec Téhéran, est même loin d’avoir rompu tout dialogue avec l’Arabie Saoudite et le Qatar : un dialogue fondé sur les questions économiques, financières et énergétiques se maintient malgré leurs divergences géostratégiques. Moscou n’exclut même pas de vendre des armes à Riyad… On pourrait encore citer l’Egypte, Israël ou la Jordanie qui, chacun à leur manière, entretiennent des relations cordiales voire chaleureuses avec Moscou. On voit ainsi que, diplomatiquement, Moscou n’est pour l’instant aucunement prisonnier de la rivalité des axes chiite/sunnite et que, militairement, la Syrie n’est pas l’Afghanistan.

En 2017, on voit donc se dessiner une Syrie quadripartite :

  • “La Syrie utile” (Lattaquié, Damas, Homs, Hama, Alep) acquise au régime de Bachar el-Assad, progressivement consolidée et placée sous l’influence de la Russie et de l’Iran ;
  • La Syrie des rebelles islamistes sunnites soutenus par la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar, laquelle ne se limiterait plus qu’à quelques poches près des grandes villes, au gouvernorat d’Idleb et à une zone tout au Nord issue de l’opération turque « Bouclier de l’Euphrate » (notons bien que la Russie force le bras turc depuis leur « réconciliation ») ;
  • La Syrie des Kurdes dite « Rojava » avec l’incertitude de sa continuité territoriale dépendant de la création d’un corridor entre l’Ouest (Afrin) et l’Est (Kobané & Djéziré). Soutenus par les Etats-Unis (mais avec des hauts et des bas car Washington ne veut pas se froisser avec son allié stratégique turc), les Kurdes sont historiquement proches de la Russie (qui a été le premier pays à ouvrir un bureau de représentation du Rojava sur son territoire) même s’ils se méfient du deal entre le Tsar et le Sultan…
  • La Syrie de l’Etat islamique le long de la vallée de l’Euphrate, dont le territoire se réduit peu à peu pour se concentrer autour de la capitale régionale, Raqqa. L’une des questions encore en suspens sera de savoir qui s’emparera de cette quatrième Syrie, la diabolique. Rien ne se profile à l’horizon : le régime n’a pas pour priorité de reprendre Raqqa, mais de consolider son territoire en brisant les « rebelles » autour d’Alep (avec l’interrogation autour du gouvernorat d’Idleb…) ; les FDS dominées par les Kurdes n’ont pas les moyens aujourd’hui d’entrer dans une telle offensive et les Américains sont tournés vers Mossoul en Irak ; l’intervention turque ne peut pour l’instant pas aller trop loin sans froisser Moscou et Téhéran. Et puis, tout dépendra évidemment des élections américaines entre le faucon Hillary Clinton et la colombe Donald Trump (à moins que ce ne soit l’inverse…).

 

Dans cette partie du territoire syrien comme à Alep, force est de constater que Moscou poursuit son oeuvre de réduction sans pitié des positions islamistes. Les civils aux mains des gens de l'Etat islamique, d’Al Nosra et ses innombrables avatars ou ramifications, quels que soient leurs noms, en font les frais. L’indignation internationale monte devant les horreurs de la guerre mais de manière bien sélective faut-il le rappeler... Quoi qu’il en soit, ni les menaces, ni le chantage, ni les intimidations américaines, ni l’opprobre international relayé médiatiquement ni d’ailleurs les cris d’orfraie de notre propre diplomatie n’entameront la détermination russe à mener une lutte élargie contre les islamistes qui ont pris la Syrie à la gorge et à pousser ses feux pour prendre l’ascendant militaire et politique en vue d’une négociation ultime sérieuse avec Washington. Washington qui n’en peut mais et semble se rendre progressivement à l’évidence d’un compromis inéluctable sur lequel il n’aura pas la main tout en poursuivant son soutien aux “rebelles” et en se répandant en anathèmes moralisateurs qui ne trompent plus grand monde.

48h après avoir dit qu’ils jugeaient l’attitude russe insupportable et rompaient le dialogue, les Américains reprennent langue avec Moscou. Ils nous utilisent pour cela en guise de missi dominici. Paris dont la parole ne compte plus depuis longtemps et qui cherchait fébrilement l’occasion de donner l’illusion de reprendre l’initiative, ... au nom d’une vision qui demeure à la fois irréaliste, dogmatique et idéaliste. Un os à ronger pour notre diplomatie qui a perdu contact avec la réalité et oscille entre aveuglement aggravé et cynisme pur. Cela aussi fait des morts, aussi sûrement que les bombes qui tombent sur Alep Est.

De cela aussi il faudra un jour rendre compte.


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