France/ Ukraine

En Ukraine, l'inaudible réalisme.

Billet du lundi 05 décembre 2022 rédigé par Alexis Feertchak, membre fondateur et membre du Conseil d’administration de Geopragma.

Avec d’infinies nuances, deux politiques s’opposent grossièrement depuis 1991 au sein du bloc occidental à l’endroit de Moscou. La première consistait à voir dans la Russie post-soviétique une menace persistante, qu’il fallait continuer d’endiguer et de contenir, et ce dès la fin de la Guerre froide. Non pas qu’elle constituait alors un péril, mais parce qu’il fallait anticiper le retour, dans un avenir proche, d’une puissance toujours tentée par la forme impériale, par le primat de la force sur le droit, par un révisionnisme mâtiné d’idéologie et par une jalousie séculaire vis-à-vis de son Ouest. Cette politique a globalement été celle de l’Alliance atlantique, des Etats-Unis et des pays d’Europe de l’Est, trop heureux de s’être séparés du communisme et de la tentation envahissante historique de la Russie. A grands traits, l’on pourrait résumer cette première position par la formule latine : «si vis pacem para bellum». Un exemple jusqu’au-boutiste de cette logique est l’appel de Lech Walesa, l’ancien président polonais, à «ramener la Russie à moins de cinquante millions d’habitants» (contre 144 aujourd’hui) en la «décolonisant». «Même si l’Ukraine va gagner cette guerre, dans cinq ans nous allons avoir la même chose, dans dix ans on verra un autre Poutine surgir», a asséné le fondateur du mouvement Solidarnosc.

La seconde, qui a longtemps été dominante en France et qui a également existé sous une forme plus géoéconomique outre-Rhin, plaidait pour un rapprochement progressif avec la Russie, par russophilie parfois, par anti-américanisme souvent, mais plus fondamentalement pour éviter le piège circulaire de la violence qui engendre la violence ad libitum. Il ne s’agissait pas de rejeter en bloc la formule «si vis pacem para bellum», mais de faire assaut de prudence car, à trop préparer la guerre, celle-ci éclate nécessairement, par un terrible jeu de miroirs qui fait que chacun voit luire dans le regard de l’autre l’éclat guerrier redouté. En un sens, si tu veux la paix, il faut certes préparer la guerre, mais il faut aussi, en parallèle, préparer bel et bien la paix elle-même, et ce pour couper court à toute prophétie de malheur autoréalisatrice.

Mort-née, l’initiative de la «confédération européenne» proposée par François Mitterrand dès 1988 et qui devait, en réponse au projet de «maison commune» de Gorbatchev, s’étendre à l’URSS incluse, fut l’incarnation la plus pure de cet esprit qui revenait, d’une autre manière, à contenir la violence, mais sans endiguer la Russie elle-même. Cette position, dont les tenants se qualifient de «réalistes» et qui s’inspirent de la théorie des relations internationales du même nom, est toujours défendue mordicus par de grands noms de l’histoire politique française récente comme Jean-Pierre Chevènement, Hubert Védrine ou Dominique de Villepin. Leur idée n’est pas d’absoudre la Russie qui a envahi un pays, mais de se demander si le bloc de l’ouest, en maintenant une logique de Guerre froide à l’issue de celle-ci, n’a pas co-construit ce que, précisément, elle voulait éviter, et qui s’étend désormais sous nos yeux. «Le Poutine de 2022 est largement le résultat, tel un monstre à la Frankenstein, des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales», résumait ainsi Hubert Védrine dans Le Figaro.

C’est aussi le discours d’un autre diplomate français, Maurice Gourdault-Montagne, conseiller diplomatique de Jacques Chirac, qui rappelle dans ses mémoires, publiées en novembre 2022, cet autre projet français avorté : «Nous fîmes, à l’initiative du président Chirac, une tentative, vite mort-née, pour proposer une solution concernant la sécurité de l’Ukraine. Chirac m’envoya en novembre 2006 […] tester auprès des Russes la proposition suivante : ‘Pourquoi ne pas donner à l’Ukraine une protection croisée assurée par l’Otan et la Russie ? Le Conseil Otan-Russie en assurerait la surveillance’». Mais voilà, une telle proposition ne pouvait trouver grâce aux Etats-Unis, qui ont torpillé l’initiative, raconte l’ancien secrétaire général du Quai.

Depuis le 24 février, ce discours réaliste, régulièrement qualifié d’esprit de Munich, apparaît comme largement inaudible. Il l’est d’autant plus depuis trois mois que ce sont désormais les Ukrainiens qui sont à la manœuvre militaire et que la Russie s’empêtre face à un adversaire dont elle a sous-estimé la force. Dès le mois d’avril, l’armée russe a dû se replier de la région de Kiev, face à l’impossibilité de prendre ou même d’assiéger la capitale ukrainienne. Puis, en septembre, les Ukrainiens ont repoussé de la région de Kharkiv – deuxième ville du pays – les Russes, qui n’ont certes guère résisté, mais qui ont bien été obligé, là encore, de plier bagage face à la contre-attaque. Et une troisième fois, en novembre, les Russes ont dû se replier sur la rive gauche du Dniepr après avoir abandonné Kherson, perdant au passage tout espoir de transformer leur tête de pont de l’autre côté du grand fleuve ukrainien. En procédant à une mobilisation partielle de 300.000 hommes, les Russes vont peut-être réussir à conserver le reste de leurs gains territoriaux et même à grappiller quelques territoires dans l’oblast de Donetsk autour de Bakhmut, mais même cela n’est pas sûr. Les Ukrainiens pourraient tenter une nouvelle poussée dans l’oblast de Lougansk, voire lancer une contre-offensive dans la région de Zaporijjia ou le sud du Donetsk. En pareil cas, la Crimée pourrait être derechef coupée du reste du territoire russe, ce corridor terrestre le long des rives de la mer d’Azov étant le principal – voire le seul – gain stratégique russe réalisé depuis le 24 février. En Russie, l’on commence déjà à évoquer l’hypothèse du lancement, d’ici quelques mois, d’une nouvelle vague de mobilisation.

Ceux qui voulaient à tout prix préparer la guerre face à la Russie triomphent. Non seulement ils onteu raison sur la menace que représentait Vladimir Poutine, mais, en plus, contre tous les sceptiques, l’Ukraine parvient à renverser la vapeur. Et eux, à l’adresse des réalistes, de reprendre en cœur les mots que Winston Churchill n’a en réalité jamais lancés à Neville Chamberlain, premier ministre, après la signature des accords de Munich en 1938 : «Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre». En apparence, le réel semble en effet leur donner raison.

Et, pourtant, aussi difficilement entendable que cela puisse paraître, la logique des réalistes n’a pas été prise en défaut par la guerre en Ukraine, bien au contraire, mais si elle laisse apparaître des faiblesses intrinsèques. La première considération est la suivante : le réel donnerait aujourd’hui raison à ceux qui prophétisaient que la Russie était une menace. D’un point de vue logique, cette autosatisfecit de ceux qui criaient au loup ne tient pas. Car le discours que l’on tient sur l’avenir a un impact causal sur l’avenir lui-même : la Russie aurait-elle envahi l’Ukraine en 2022 si la solution mise en avant par Maurice Gourdault-Montagne en 2006, celle de garanties de sécurité otano-russes croisées, avait été suivie, s’il avait été clairement décidé que l’Ukraine n’intégrerait pas l’Alliance atlantique, plus largement si une autre politique, plus proche de celle défendue par François Mitterrand, avait été mise en œuvre dès 1991 ? En toute logique, rien ne permet de l’affirmer. Quand Lech Walesa appelle à réduire la Russie à moins de cinquante millions d’habitants pour se prémunir d’un conflit à venir dans cinq, dix ou quinze ans, ne le prépare-t-il pas en disant cela ? Le drame est que nous n’aurons jamais le contre-factuel : il n’est pas possible de réécrire l’histoire et de savoir ce qui aurait été si ces erreurs occidentales n’avaient pas été commises. Et c’est en même temps la grande faiblesse du discours des réalistes aujourd’hui : les faits semblent les condamner, et ils ne peuvent se raccrocher qu’à des «et si…» dont l’empreinte existentielle est par nature bien légère face au réel.

Cette première faiblesse est d’ordre épistémique. Mais il en est une seconde, d’ordre pratique. Les réalistes voulaient éviter la guerre en faisant en sorte que les conditions qui la produiraient ne soient pas réunies. C’était vertueux… mais, une fois que celles-ci le sont et que celle-là a éclaté, que faire ? Le prophète de malheur – le vrai, celui qui annonce une catastrophe à venir de telle sorte qu’elle ne se produise pas, en évitant le piège de la prophétie auto-réalisatrice – est utile tant que la catastrophe n’a pas eu lieu. Il fallait ainsi éviter la guerre en adoptant collectivement une attitude qui n’augmente pas les risques de son déclenchement. Mais une fois qu’elle est là face à nous ? Les faits ont donné raison au prophète de malheur, et c’est bien là son problème : par là même, il a échoué dans son office.

Reste que la guerre n’est pas terminée, loin de là. Ceux qui croient que les forces de Kiev auront repris militairement le Donbass et la Crimée dans quelques mois pèchent probablement par zèle ukrainien, et ceux qui s’attendent à une grande offensive de Moscou par zèle russe. L’on ne peut bien sûr exclure une victoire militaire décisive d’un côté ou de l’autre, mais, à en écouter même les Américains, cette hypothèse paraît aujourd’hui la moins probable. L’issue, bien sûr dépendante du rapport de force militaire sur le terrain, sera donc politique. Et la même question se posera comme après chaque guerre : cette issue politique préparera-t-elle les guerres de demain ? Ou une sortie par le haut sera-t-elle possible ? Dans un cas, un mur s’érigera quelque part dans l’est de l’Ukraine, solide un temps, mais constituera le ferment de conflits futurs. Dans l’autre, peut-être finira-t-on par remettre sur le tapis, sous une forme renouvelée, l’idée française de « garanties de sécurité croisées » enterrée en 2006. Elle finirait par aboutir, mais au prix d’une guerre qui aura fait des centaines de milliers de morts. Qui a donc dit que les réalistes avaient eu tort ?

L’Ukraine est la dernière catastrophe néoconservatrice - Le 11/07/2022.

Billet d’humeur du lundi rédigé par Jeffrey D. Sachs, professeur d’université et directeur du Center for Sustainable Development de l’Université de Columbia, où il a dirigé The Earth Institute de 2002 à 2016.

Il est également président du UN Sustainable Development Solutions Network et commissaire de la UN Broadband Commission.

 

Source : Géopragma.

L a guerre en Ukraine est l’aboutissement d’un projet de 30 ans du mouvement néoconservateur américain. L’administration Biden est remplie des mêmes néoconservateurs qui ont défendu les guerres voulues par les États-Unis en Serbie (1999), en Afghanistan (2001), en Irak (2003), en Syrie (2011), en Libye (2011) et qui ont tant fait pour provoquer la Russie à envahir l’Ukraine.

Le bilan des néoconservateurs est celui d’un désastre absolu, mais Biden a fourré son équipe de néoconservateurs. En conséquence, Biden dirige l’Ukraine, les États-Unis et l’Union européenne vers une nouvelle débâcle géopolitique. Si l’Europe a un éclair de lucidité , elle se séparera de ces débâcles de la politique étrangère américaine. 

Le mouvement néoconservateur a émergé dans les années 1970 autour d’un groupe d’intellectuels publics, dont plusieurs ont été influencés par le politologue de l’Université de Chicago Leo Strauss et le classiciste de l’Université de Yale Donald Kagan. Les dirigeants néoconservateurs comprenaient Norman Podhoretz, Irving Kristol, Paul Wolfowitz, Robert Kagan (fils de Donald), Frederick Kagan (fils de Donald), Victoria Nuland (épouse de Robert), Elliott Cohen, Elliott Abrams et Kimberley Allen Kagan (épouse de Frederick) .  

Le principal message des néoconservateurs est que les États-Unis doivent prédominer dans la puissance militaire dans toutes les régions du monde et doivent affronter les puissances régionales montantes qui pourraient un jour défier la domination mondiale ou régionale des États-Unis, surtout la Russie et la Chine. À cette fin, la force militaire américaine devrait être prépositionnée dans des centaines de bases militaires à travers le monde et les États-Unis devraient être prêts à mener des guerres choisies si nécessaire. Les Nations-Unies ne doivent être utilisées par les États-Unis que lorsqu’elles sont utiles aux fins américaines. 

Wolfowitz l’a expliqué. 

Cette approche a été énoncée pour la première fois par Paul Wolfowitz dans son projet d’orientation de la politique de défense (DPG) rédigé pour le ministère de la Défense en 2002. Le projet appelait à étendre le réseau de sécurité dirigé par les États-Unis à l’Europe centrale et orientale malgré la promesse explicite de l’Allemagne. Son ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, avait déclaré en 1990 que l’unification allemande ne serait pas suivie d’un élargissement de l’OTAN vers l’Est. 

Wolfowitz a également plaidé en faveur des guerres de choix américaines, défendant le droit de l’Amérique à agir de manière indépendante, même seule, en réponse aux crises qui préoccupent les États-Unis. Selon le général Wesley Clark, Wolfowitz a déjà clairement indiqué à Clark en mai 1991 que les États-Unis dirigeraient opérations de changement de régime en Irak, en Syrie et dans d’autres anciens alliés soviétiques. 

2 octobre 1991 : Paul Wolfowitz, à droite, en tant que sous-secrétaire à la défense pour la politique, lors d’une conférence de presse sur l’opération Tempête du désert. Le général Norman Schwarzkopf au centre, le général Colin Powell à gauche. 

Les néoconservateurs ont défendu l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine avant même que cela ne devienne la politique officielle des États-Unis sous le président George W. Bush en 2008. Ils considéraient l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme la clé de la domination régionale et mondiale des États-Unis. 

Robert Kagan a expliqué les arguments des néoconservateurs en faveur de l’élargissement de l’OTAN en avril 2006 ( j’ai commenté cet ouvrage de Kagan en son temps). 

« Les Russes et les Chinois ne voient rien de naturel dans [les « révolutions colorées » de l’ex-Union soviétique, seulement des coups d’État soutenus par l’Occident visant à faire progresser l’influence occidentale dans des parties stratégiquement vitales du monde. Ont-ils si tort ? La libéralisation réussie de l’Ukraine, encouragée et soutenue par les démocraties occidentales, ne serait-elle pas que le prélude à l’incorporation de cette nation dans l’OTAN et l’Union européenne – en bref, l’expansion de l’hégémonie libérale occidentale ?

Kagan a reconnu les conséquences désastreuses de l’élargissement de l’OTAN. Il cite un expert disant : « Le Kremlin se prépare sérieusement à la « bataille pour l’Ukraine ».

Les néoconservateurs cherchaient cette bataille. Après la chute de l’Union soviétique, les États-Unis et la Russie auraient dû rechercher une Ukraine neutre, comme tampon prudent et une soupape de sécurité. Au lieu de cela, les néoconservateurs voulaient « l’hégémonie » américaine tandis que les Russes se préparaient à la bataille en partie pour se défendre et en partie aussi pour leurs propres prétentions impériales.

Kagan a écrit l’article en tant que simple citoyen alors que sa femme Victoria Nuland était ambassadrice des États-Unis auprès de l’OTAN sous George W. Bush, Jr. 

Nuland a été l’opérateur néoconservateur par excellence. En plus d’être l’ambassadrice de Bush auprès de l’OTAN, Nuland a été secrétaire d’État adjointe du président Barack Obama pour les affaires européennes et eurasiennes de 2013 à 2017, lorsqu’elle a participé au renversement du président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovitch et est maintenant sous-secrétaire de Biden aux affaires européennes et eurasiennes. État guidant la politique américaine vis-à-vis de la guerre en Ukraine. 

La perspective néoconservatrice est basée sur une fausse prémisse primordiale : que la supériorité militaire, financière, technologique et économique des États-Unis lui permet de dicter ses conditions dans toutes les régions du monde. C’est une position à la fois d’orgueil remarquable et de mépris remarquable des faits et des preuves.

Depuis les années 1950, les États-Unis ont été bloqués ou vaincus dans presque tous les conflits régionaux auxquels ils ont participé. Pourtant, dans la « bataille pour l’Ukraine », les néoconservateurs étaient prêts à provoquer une confrontation militaire avec la Russie en élargissant l’OTAN malgré les objections véhémentes de la Russie, car ils croient fermement que la Russie sera vaincue par les sanctions financières américaines et l’armement de l’OTAN. 

L’Institute for the Study of War (ISW), un groupe de réflexion néoconservateur dirigé par Kimberley Allen Kagan (et soutenu par un who’s who de conglomérats de la défense tels que General Dynamics et Raytheon), continue de promettre une victoire ukrainienne. 

Concernant les avancées de la Russie, le SIE a fait un commentaire typique :

« Indépendamment de la partie qui détient la ville de Sievierodonetsk, l’offensive russe aux niveaux opérationnels et stratégiques aura probablement culminé, donnant à l’Ukraine la possibilité de relancer ses contre-offensives au niveau opérationnel pour repousser les forces russes. » 

Les faits sur le terrain, cependant, suggèrent le contraire. Les sanctions économiques de l’Occident ont eu peu d’impact négatif sur la Russie, alors que leur effet « boomerang » sur le reste du monde a été important. 

De plus, la capacité des États-Unis à réapprovisionner l’Ukraine en munitions et en armement est sérieusement entravée par sa capacité de production limitée et les chaînes d’approvisionnement brisées des États-Unis. La capacité industrielle de la Russie éclipse bien sûr celle de l’Ukraine. Le PIB de la Russie était environ 10 fois supérieur à celui de l’Ukraine avant la guerre et l’Ukraine a maintenant perdu une grande partie de sa capacité industrielle pendant la guerre. 

Le résultat le plus probable des combats actuels est que la Russie va conquérir une grande partie de l’Ukraine, laissant peut-être l’Ukraine enclavée ou presque. La frustration augmentera en Europe et aux États-Unis avec les pertes militaires et les conséquences stagflationnistes de la guerre et des sanctions.

Les effets d’entraînement pourraient être dévastateurs, si un démagogue de droite aux États-Unis montait au pouvoir (ou dans le cas de Trump, revenait au pouvoir), promettant de restaurer la gloire militaire fanée de l’Amérique par une escalade dangereuse. 

Au lieu de risquer ce désastre, la vraie solution est de mettre fin aux fantasmes néoconservateurs des 30 dernières années et que l’Ukraine et la Russie reviennent à la table des négociations, l’OTAN s’engageant à mettre fin à son engagement de l’élargissement vers l’Est à l’Ukraine et à la Géorgie, en échange d’une paix viable qui respecte et protège la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Qui sommes nous ?

Le billet du lundi 18 juillet, rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre fondateur et membre du Conseil d’administration, de Geopragma.

« La France, ce vieux pays, issu d’un vieux continent », disait avec emphase Dominique de Villepin le 14 février 2003 à la tribune de l’ONU dans un discours qui fut sans nul doute l’un des derniers sursauts d’une France où le Verbe tutoyait l’action. Une France dans laquelle nos gouvernants avaient encore les moyens de leurs ambitions et des références culturelles et historiques leur permettant une vision de long terme pour assumer une réelle pensée stratégique pour notre pays.

Il est flagrant de constater que l’époque n’est plus à l’emphase, mais à la gestion des affaires courantes. Une gestion atteinte de cécité face aux réalités crues de la géopolitique et de l’approvisionnement énergétique, et de biais cognitifs majeurs tant les non-sens sémantiques pourtant prononcés et pensés par des ministres hautement lettrés défient les lois de la raison. On le voit notamment dans le cas des saillies guerrières économiques sur des sanctions absurdes, folles et ruineuses pour notre économie, principalement inutiles dans le cours de la guerre en Ukraine, et à l’inverse fédératrices en termes de patriotisme économique et d’incitation à l’innovation pour la Russie, et surtout, qui couronnent le troisième suicide de l’Europe en cent ans.

Si le glissement de nos présidents et gouvernants dans cette dialectique de courte vue est en partie lié à la forme, à un changement de style de communication que veut notre époque, il est important de considérer le fond : c’est-à-dire le délaissement de pans entiers de notre souveraineté à des tiers, à un manque de plus en plus flagrant de profondeur stratégique, mais aussi à un véritable doute sur l’identité de la France, des Français et de leur avenir.

D’ailleurs un indispensable rapport du Sénat du 6 juillet 2022 au nom de la commissions des affaires économiques sur la souveraineté économique de la France[1] dresse un constat plus qu’alarmant sur une perte de souveraineté extrêmement préoccupante dans l’ensemble des secteurs stratégiques de notre économie.

Sans nous rassurer, d’autres nations, et pas des moindres, se cherchent également en cette époque charnière. Aux Etats-Unis, Samuel Huntington avait écrit « Qui sommes-nous ? »[2]. Un ouvrage remarquable qui détermine le noyau historico-culturel d’un substrat anglo-saxon protestant et les difficultés nouvelles de l’Amérique à assimiler les populations hispaniques en masse. Il traitait également de la notion de puissance (soft & hard power) et de l’universalisme américain qui ne doit pas être réduit à un interventionnisme aveugle.

En Russie, Dmitry V. Trenin, directeur de la Carnegie Endowment for Peace a écrit un article en avril 2022 dans Global Affairs intitulé « Qui sommes-nous, où sommes-nous, que représentons-nous, et pourquoi »[3], dans lequel il définit le concept de « monde russe », porté par le noyau qu’est la Fédération de Russie, « ni tout à fait Etat-Nation, ni vraiment Empire », mais plutôt un Etat multinational qui n’est pas une Europe numéro deux, alternative à l’Union Européenne, mais serait un continent à elle seule qui ne fait ni partie de l’Europe, ni de l’Asie. Au contraire : les parties orientales de l’Europe et septentrionales de l’Asie font partie de la Russie selon Trenin.

En se plaçant ainsi au centre du jeu sans répliquer les modèles occidentaux dont s’inspirèrent – sans comparaison- Pierre le Grand, les Marxistes, puis les Néolibéraux pour y importer des modèles allogènes à la Russie, Trenin pense retrouver une voie purement russe. Il décrit les nombreux atouts que son pays doit mettre en avant pour parvenir à redevenir ce grand Etat pivot, ni impérial ni soumis, qui en ferait une puissance non pas tant par sa volonté de projection et de déterminisme universaliste, mais plutôt comme une force intrinsèque « tellurique ».

En repoussant brusquement le grand balancier géostratégique de la Russie d’Europe vers l’Asie, l’Occident se coupe de la culture eurasienne. Dmitry Trenin avance que ni l’Occident ni la Russie ne seraient à blâmer de cette coupure, qui serait un retour naturel à la vocation russe de suivre son cycle continental propre.

Pour la France, cela implique de nombreuses ruptures économiques, énergétiques et géopolitiques, mais cela replace aussi notre pays au centre du jeu, si nous savons en saisir les opportunités.

L’échec du projet d’Europe de l’Atlantique à l’Oural (ou à Vladivostok) marque la fin de la place d’extrême-occident de la France dans un tel ensemble eurasiatique et nous replace sur les rives du lac atlantique, c’est-à-dire au centre du jeu stratégique et maritime. Notre présence aux Caraïbes et dans l’océan Pacifique en Polynésie, Nouvelle Calédonie et Wallis et Futuna, nous offre une rare capacité de projection dans la région. Nous sommes, rappelons-le, le deuxième espace maritime au monde.

Ni uniquement européenne, ni totalement universelle, la France peut redevenir primus inter pares par rapport à ses partenaires en appliquant des principes d’indépendance, d’alliances et de dissuasion, sans pour autant chercher la puissance, un concept coûteux et souvent dépassé dans la perspective des nouvelles formes asymétriques de conflictualité et d’adhérence.

Outre sa position géographique et le grand basculement géopolitique actuel qui pourrait s’avérer un atout, la France peut s’appuyer sur des instruments parfois négligés, voire menacé par des intérêts étrangers :

Notre quête d’indépendance mise en place par le général de Gaulle et la Vème république par la réalisation du nucléaire civil comme source principale d’énergie a facilité la croissance de notre industrie et les gains de pouvoir d’achat des Français. La mise en place des politiques européennes de l’énergie dont la base est l’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, et dont le traité EURATOM est une composante, montrent clairement leurs limites depuis les principes de dérégulation et d’adossement des prix des sources d’énergie et de l’électricité à l’énergie la plus chère (aujourd’hui le gaz). 

La politique énergétique erratique de notre voisin allemand renforce l’effet de loupe de ces dysfonctionnements technocratiques au sein de l’UE en pénalisant ceux qui avaient fait le choix d’une décarbonation raisonnée aux risques relativement maitrisés, telle le nucléaire et le solaire.

La sortie au printemps 2022 de l’Espagne et du Portugal du système tarifaire européen va très rapidement permettre à Madrid et Lisbonne une réduction de l’ordre de 30% des factures énergétiques pour les ménages et pour l’industrie. Si le découplage de la péninsule ibérique était déjà en partie acté du fait des contraintes géographiques et des choix énergétiques de ces pays, c’est clairement une incitation urgente pour la France de sortir de la dépendance irrationnelle de ce système d’alignement sur les briques énergétiques les plus chères, ce qui revient à faire payer les Français pour le gaz des Allemands, alors que notre pays a investi des milliards d’Euros dans un parc nucléaire performant.

Dans le cadre des enjeux énergétiques, le chemin d’une indépendance retrouvée passera par des mesures techniques, des investissements lourds, et surtout une décorrélation avec des idéologies politiques mortifères qui nous ont amenées à une telle situation. Loin du Verbe, l’action, le travail, la recherche et l’innovation permettront la novation en matière d’énergies propres mais rationnelles.   

Si l’on ne doit plus pleurer sur le lait renversé et les milliards engloutis en pure perte par Renault en Russie (dont les contribuables français y seront tenus), l’onéreuse maintenance au frais des mêmes contribuables des actifs symboliques (yachts, villas, …) d’hommes d’affaires russes en France, nous pousse à la réalité de ce temps où nous devons nous retrousser les manches et de « profiter » de l’uppercut renvoyé par l’ours russe pour investir massivement dans une politique de réarmement énergétique pérenne, et le moins carboné possible, assurant pour toujours notre indépendance en la matière. 

Un tel objet devant sans doute être inscrit dans la constitution de la France.

Le deuxième volet d’indépendance retrouvée, sans psychodrame idéologique, est le réarmement moral et opérationnel de nos capacités de défense. Les armées et les matériels d’armements étant des composantes essentielles de notre défense, mais pas seulement. 

Les questions soulevées à l’aune des campagnes électorales sur les choix posés sur notre appartenance ou non au commandement intégré de l’OTAN, voire à l’OTAN elle-même n’ont plus vraiment de sens dans le contexte actuel. 

En revanche, la question est de savoir ce que la France peut et doit faire de son appartenance à une alliance militaire protéiforme, qui fut vitale, puis erratique (Kosovo, délaissement du partenariat avec la Russie), laissant à ses membres hors Etats-Unis, le simple rôle de gentils membres d’une centrale d’achats.

Si elle veut perdurer, l’alliance atlantique doit retrouver ses principes de bases, à savoir une alliance militaire faisant le lien entre les deux rives de l’océan Atlantique Nord, ce qui permet une interopérabilité de ses membres et une continuité géostratégique d’un espace dont la France occupe le centre. Les tensions sur le flan oriental de l’OTAN peuvent et doivent être apaisées au plus vite car les véritables enjeux sont démographiques et culturels, notamment face à la pression au Sud et Sud-Est de l’Europe.  

Il est donc important que la France puisse rassurer ses amis européens des pourtours de la mer Baltique. Nous avons déjà élaboré des principes et scénariis de sorties de crises sur ces lignes lors de billets récents, et Géopragma est à la pointe de la recherche d’arbitrages pérennes. Peu d’analystes ont d’ailleurs pris en considération la prise d’acte de Moscou de l’adhésion probable de la Finlande et de la Suède à l’OTAN.

Il est urgent d’opérer un modus vivendi avec la Russie et prendre ainsi en considération les intérêts légitimes des pays bordant la Mer Baltique à se constituer en alliance néo-hanséatique dans laquelle la Russie serait un voisin certes encombrant, mais apaisé. En revanche, des enjeux plus marqués en termes de sécurité et d’équilibre des forces subsistent sur les flancs sud : Mer Noire, Détroits (Kersch, Dardanelles,Bosphore, etc.), Caucase, Asie centrale, où les intérêts de la France et ceux de la Russie ne sont pas forcément antinomiques. 

D’ailleurs le volet des Flancs Nord et Sud du traité des Forces Conventionnelles en Europe dont les éléments opérationnels de terrains étaient discutés à l’OSCE dans les années 1990 montre bien la pérennité de ces problématiques.

Architecte et garante de notre sécurité suprême, la dissuasion nucléaire doit bien entendu être renforcée avec un investissement sur les nouveaux types de vecteurs et les recherches sur des usages tactiques face à des situations asymétriques.

Le troisième volet de souveraineté et d’indépendance concerne la capacité industrielle de la France, à savoir sa gestion stratégique des intrants qui ne prend pas en compte uniquement les coûts, mais aussi la réindustrialisation et la formation aux métiers à forte valeur ajoutée technologique et industrielle. 

Le rapport du Sénat cité plus haut est assez explicite sur ses recommandations et en identifie cinquante, réparties sur cinq plans de recouvrement de souveraineté :

Il nous semble donc clair qu’une stratégie à bas bruit de réappropriation de nos attributs d’indépendance nous permettra de repenser notre « monde français » comme l’ont fait nos amis américains et russes pour leurs pays.

  1. Garantir l’approvisionnement de l’économie en réduisant la dépendance aux intrants industriels importés par une combinaison de stocks stratégiques, de la relocalisation (ou au moins du « friendshoring »[4], et de la diversification. Il s’agit également de relancer la filière minière dans une logique de durabilité, et repenser la stratégie agricole européenne pour assurer notre souveraineté alimentaire et la transparence sur l’origine des produits alimentaires.
  2. Développer nos infrastructures énergétiques et numériques en développant la filière nucléaire en assurant son financement, innover pour le stockage de l’énergie pour permettre le déploiement d’énergies renouvelables réellement utiles.
  3. Investir dans les métiers et compétences de demain en repensant les filières de formation, développer l’apprentissage et réduire la dépendance numérique de notre pays des géants étrangers.
  4. Rééquilibrer notre politique commerciale en renforçant le contrôle des produits importés, en adaptant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) devenu inadapté à notre politique de réindustrialisation massive, et enfin en remettant sur la table certains accords de libre-échange dont le contrôle et la finalité pour notre pays restent à démontrer.
  5. Protéger nos entreprises en renforçant le contrôle des investissements étrangers dans certains secteurs, lutter contre les acquisitions prédatrices, renforcer la représentation des salariés et défendre les entreprises contre les mesures extraterritoriales de pays tiers tels que les scandaleuses affaires BNP ou Alstom qui furent ni plus ni moins que du racket organisé par l’administration américaine contre nos intérêts. 

Mais ces politiques pragmatiques que nous pourrions fièrement apparenter à un nouveau colbertisme ne sauraient émerger sans une prise de conscience de notre pays à capitaliser également sur ses forces intrinsèques de « soft power », constituées  entre autre par notre formidable atout, mis en jachère par nos gouvernants récents, de la francophonie, par notre capacité à rassembler les masses du monde entier lorsque la voix de la France redevient juste et utilise les canaux légitimes de l’ONU dans la prévention des conflits et le règlement des injustices de ce monde. 

Car si un Etat puissant est avant tout une âme rigide dans une armature souple, nos derniers soubresauts de repentance stérile et de suivisme aveugle avec certains de nos alliés ont certainement contribué à pousser notre pays au bord d’un précipice que seul un sursaut d’une grande dextérité pourra le replacer dans la marche de l’Histoire.  


[1] Rapport n 755 du 6 juillet 2022 du Sénat au nom de la commission des affaires économiques sur la souveraineté économique de la France, Par Mmes Sophie PRIMAS, Amel GACQUERRE et M. Franck MONTAUGÉ,

[2] Samuel P. Huntington « Qui sommes nous ? » , Odile Jacob 2018 (rééd.)

[3] Dmitry V. Trenin « Кто мы, где мы, за что мы – и почему» , paru dans Globalaffairs.ru

[4] Délocalisation dans un pays « ami ». Néologisme de Mme Janet Yellen, secrétaire d’Etat étatsunienne au Trésor.

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