A qui profitera le choc pétrolier de lundi 16 septembre ?

...par Stratediplo - Le 15/09/2019.

 

 

 De formation militaire, financière et diplomatique, s'appuie sur une trentaine d'années d'investigations en sciences sociales et relations internationales.

Cui bono ? Au lendemain de la mise hors service du plus grand complexe de traitement pétrolier au monde, et de la moitié de la capacité d'exportation pétrolière de l'Arabie Séoudite, on peut se demander à qui profitera le choc pétrolier qui frappera les marchés mondiaux de matières premières demain lundi.

 

En amont on peut se demander aussi à qui a profité l'attaque contre Abqaïq et Khouraïs.

 

On peut penser a priori que cette démonstration de force devrait bénéficier à la résistance chiite nord-yéménite (Houthis), qui n'a d'ailleurs pas hésité longtemps à revendiquer cette opération si bien réussie, avec à peine dix avions téléguidés répartis sur deux objectifs distincts. Ce ne serait pas sa première attaque contre le territoire de l'Arabie Séoudite qui a fait du Yémen (sud inclus) un champ de ruines. Cependant on voit mal l'effet direct qu'une telle attaque sans lendemain (faute de cible économique plus importante en Arabie) pourrait produire, alors que l'utilisation des mêmes moyens contre une grande ville aurait pu réveiller la population séoudite et la pousser à freiner les ardeurs guerrières de son gouvernement au Yémen. Si c'est effectivement la résistance chiite nord-yéménite qui a lancé cette opération spectaculaire sur le plan économique mais, sauf erreur, non létale sur le plan humain, ça ne peut être qu'en désobéissance à ses conseillers persans qui, quitte à être accusés, auraient visé plus névralgique et n'auraient pas résisté à la tentation d'occire quelques Arabes.

 

On pourrait penser aussi au fournisseur des missiles antiaériens Patriot, puisqu'un de leurs arguments tacites de vente est justement leur inefficacité pratique censée imposer leur multiplication numérique, le fabricant n'ayant toujours pas trouvé de parade technique à la tactique yéménite consistant à neutraliser les batteries antiaériennes en abîmant de petits drones jouets dans leurs radars, avant d'envoyer de simples missiles balistiques par-dessus les batteries de Patriot ainsi aveuglées. S'il est vrai que pas un seul des dix avions téléguidés n'a été abattu (et qu'aucun missile antiaérien n'est parti), il devrait être possible d'expliquer à l'Arabie qu'elle a besoin d'encore plus de batteries antiaériennes Patriot.

 

Dans le même ordre d'idées, un autre bénéficiaire, par contraste, de la percée sans pertes de cette escadrille sans pilotes, est évidemment le fournisseur du système antiaérien S-300, dont l'efficacité est prouvée plusieurs fois par mois, notamment autour de la base russe de Hmeimim (Lattaquié) régulièrement mais vainement attaquée par des vagues d'appareils téléguidés par les forces islamistes supplétives des Etats-Unis en Syrie, autrement mieux armées que les milices tribales du Nord-Yémen. Le S-300 avait pu laisser croire que les vagues d'attaques aériennes téléguidées étaient désormais obsolètes, mais le succès de la petite escadrille d'hier rappelle que ce n'est vrai que pour les cibles protégées par des systèmes antiaériens russes (une piste de réflexion pour le réseau français de centrales nucléaires).

 

L'attaque contre l'Arabie est aussi mise à profit, à titre de justification, par Israël qui, sans interrompre ses attaques ouvertes contre la Syrie et plus discrètes contre l'Iraq, s'est récemment lancé dans une nouvelle guerre contre le Liban, a annoncé un plan d'annexion officielle de la Cisjordanie, et dont le premier ministre a déclaré pas plus tard que vendredi 13 le caractère inévitable d'une campagne de grande envergure à Gaza. L'assimilation rapide des Houthis à l'Iran, de l'Iran au Hezbollah (pas totalement abusive) et du Hezbollah au Hamas (et pourquoi pas du chiisme au sunnisme !) sert de justification aux agressions israéliennes en cours ou à venir. Justement, dès samedi 14, quelques heures à peine après ce raid, le site d'infoxication israélien Debka assurait que les dix avions sans pilote n'étaient pas partis du Yémen mais d'Iraq, rappelait que les Houtis yéménites sont soutenus par l'Iran et assénait que cette opération bien réussie "porte la signature..." du général iranien Qassem Soleimani. Debka rappelle aussi que cela n'est que la plus importante de toute une série d'attaques attribuées à l'Iran, depuis mai, contre des cibles pétrolières dans le Golfe.

 

L'occasion peut aussi permettre aux taxocraties européennes de lever de nouvelles masses d'impôts. Il leur suffirait de prétexter le risque d'une hausse, par exemple, de 10% du prix mondial du pétrole brut, pour relever parallèlement de 10% le prix des carburants à la pompe, alors que ce prix n'étant constitué que pour un cinquième par le prix du brut (le reste étant des taxes) une hausse de 2% du prix à la pompe couvrirait la hausse de la matière première... la différence entrant évidemment dans les caisses étatiques, constituant ce que le droit appelle un "enrichissement sans cause" au moyen de l'indexation d'une taxe nationale sur un indice boursatile étranger.

 

Mais toutes ces motivations antérieures ou utilisations ultérieures semblent triviales devant un événement susceptible de déclencher un cataclysme régional à répercussions mondiales. Aussi peut-on recadrer cette opération, spectaculaire mais pas unique, dans le cadre plus général des stratégies à l'oeuvre autour du Golfe Persique.

 

Au-delà des conséquences directes du raid téléguidé sur Abqaïq et Khouraïs, le choc pétrolier de demain lundi profitera à l'Iran. En effet il peut espérer que les pays européens auront besoin de sa production, et même de son accroissement, en substitution de la production séoudite soudain divisée par deux, et importeront donc la production iranienne, utiliseront au maximum le système de paiement INSTEX opérationnel depuis juillet, voire ramèneront les Etats-Unis au respect de l'accord de Vienne. Le gouvernement iranien, qui prétend ne pas avoir peur d'une confrontation militaire avec les Etats-Unis car il pense pouvoir couler leurs flottes (ou amener la Chine à le faire) et survivre à la vitrification prévue d'une quinzaine de villes, gagnera aussi une implication accrue de la Chine qui, avec cette nouvelle crise pétrolière et la perspective d'une escalade militaire occidentale, va devoir engager sa marine pour protéger le transit originaire de cette région dont le pétrole lui est vital.

 

Le choc pétrolier profitera aussi évidemment à l'Arabie Séoudite. Même si son gouvernement n'était pas en train de préparer la privatisation partielle d'Aramco (dont l'importance est subitement révélée), un relèvement important des cours du pétrole accroîtra la valeur stratégique du pays pour ses clients, pays occidentaux notamment, au moment où d'une part ils peuvent être tentés par l'alternative persane, où l'Arabie vient d'annoncer ses ambitions nucléaires, et où les tensions stratégiques augmentent drastiquement. Simultanément, la destruction, ou la neutralisation temporaire, de la moitié de sa capacité d'exportation, lui donne un magnifique prétexte pour diviser par deux son rythme d'extraction, et faire durer deux fois plus longtemps ses réserves dont le niveau résiduel est le secret le mieux gardé du pays.

 

Les Etats-Unis seront, comme d'habitude, le premier bénéficiaire du choc pétrolier. Ils sont depuis quelques années le premier producteur mondial de pétrole, et ont finalement compris que leur politique d'écrasement des cours lancée en 2014 égratignait certes les rentrées fiscales du gouvernement russe, premier ou deuxième exportateur selon les années, mais n'avaient aucune chance d'abattre l'économie de la Russie. Par ailleurs l'industrie d'extraction pétrolière étatsunienne n'est pas rentable au-dessous d'un cours du Brent de 60 dollars le baril minimum, or ce plancher allait être enfoncé dans les tous prochains mois. En effet à la chute déjà sensible du commerce international va s'ajouter la récession économique déjà officielle en Allemagne et officieuse en France, Italie et Grande-Bretagne et bien plus grave encore (bien qu'occultée) aux Etats-Unis. Aussi le ralentissement économique mondial et la chute imminente de la demande internationale de pétrole étaient sur le point de déclencher une baisse des cours, qui allait rendre l'extraction pétrolière étatsunienne déficitaire comme l'extraction du gaz de schiste.

 

Parallèlement, et ce fut une notion conductrice de la politique étatsunienne de déstabilisation des régions pétrolifères depuis 1971, une hausse des cours du pétrole implique une hausse de la demande de dollars dans le monde, donc d'une part un relèvement du cours du dollar par rapport aux autres monnaies (et donc de son pouvoir d'achat) et d'autre part un besoin du reste du monde à exporter aux Etats-Unis pour obtenir des dollars (garde-à-vous la Chine), ces deux facteurs concourant évidemment à la poursuite du fameux free lunch étatsunien. Un autre facteur y contribuant également est l'étiquette de "placement le plus sûr du monde" attribuée aux obligations du gouvernement étatsunien et brandie lors de chaque instabilité stratégique mondiale, fortuite ou fomentée. En effet, sauf refus parlementaire de relever régulièrement son plafond d'endettement, le gouvernement étatsunien pourra toujours rembourser ses bons du trésor à leur échéance, dans la monnaie d'emprunt (dollar)... quelle que soit alors la parité ou valeur internationale de celle-ci, petit détail que les grands créanciers des Etats-Unis ont fini par saisir.

 

Et effectivement on ne peut que constater l'empressement des Etats-Unis à dramatiser et militariser la situation. Car la situation n'est pas si dramatique. S'il est vrai que les attaques d'hier ont divisé par deux la capacité d'exportation séoudite, elles n'ont entamé que de 5% la production journalière mondiale, ce qui devrait logiquement être facilement compensable par les autres pays exportateurs, notamment les membres de l'OPEP qui s'auto-limitent actuellement en produisant au-dessous de leurs capacités afin de maintenir les cours. Aussi, et en dépit d'un surenchérissement arithmétique provisoire de 5% (pas catastrophique) jusqu'à la baisse imminente de la demande mondiale (ou à la redistribution des quotas de production), le pétrole ne devrait pas manquer. Or le gouvernement étatsunien a, dès hier, grandiloquemment annoncé son intention de mettre ses propres réserves stratégiques à la disposition du sauvetage du monde. Il a aussi alerté en urgence l'Agence Internationale de l'Energie, et multiplié les contacts bilatéraux pour appeler à la solidarité face à cette grave crise. On attend des annonces ou des actions importantes dès lundi, lorsque la réaction des marchés de spéculation sur les matières premières révèlera l'impact psycho-économique de cette dramatisation, et justifiera donc des prises de décision.

 

D'ores et déjà la "solution militaire" est, comme pour tout problème étudié par le gouvernement étatsunien, une option privilégiée. La cible est déjà désignée, puisque dès hier samedi le gouvernement étatsunien a formellement accusé l'Iran de l'attaque contre l'Arabie, avec suffisamment de véhémence pour que l'Iran se sente obligé de nier, et alors que l'Arabie elle-même n'a accusé aucun Etat souverain de cette attaque. Aujourd'hui les consultations bilatérales téléphoniques se poursuivent, et le moins que l'on puisse attendre est un déploiement militaire de flottes occidentales, comme si les tribus nord-yéménites du sud de la péninsule arabique étaient suspectées de vouloir achever l'Arabie Séoudite en faisant faire un grand détour à une autre dizaine de drones par-dessus le Golfe Persique. En soi et même sans affrontements, l'agitation stratégico-militaire autour de la région d'où vient de l'ordre du quart du pétrole mondial contribuera à une fièvre pétrolière disproportionnée à l'abattement temporaire d'un vingtième des exportations mondiales.

 

Mais, au-delà des considérations économiques, l'escalade générale des tensions facilite la prise de décision, lorsque le moment s'en imposera, de la fin de l'avant-guerre mondiale, comme on le montre dans le Onzième Coup de Minuit (www.lulu.com/content/livre-à-couverture-souple/le-onzième-coup/24888474).

 

Source : http://stratediplo.blogspot.com/2019/09/a-qui-profitera-le-choc-petrolier-de.html

Commentaires: 0