« Je pense », disait Emmanuel Macron dans
son discours aux ambassadeurs le 27 août dernier (1), « que la vocation de la Russie n’est pas
d’être l’alliée minoritaire de la Chine ». Et parce que « nous sommes sans doute en train de vivre la fin de l’hégémonie occidentale sur le
monde », et que « nous savons que les civilisations disparaissent », il nous faut « recréer
une civilisation européenne ». Faute de quoi, « le monde sera structuré entre deux grands pôles : les Etats-Unis d’Amérique et la Chine. Et
nous aurons le choix entre deux dominations ». Si nous ne voulons pas de cette perspective, « je crois qu’il faut », sans
naïveté, non pas « pousser la Russie loin de l’Europe », mais « construire une nouvelle architecture de
confiance et de sécurité en Europe, parce que le continent européen ne sera jamais stable, ne sera jamais en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clarifions pas nos relations avec la
Russie ».
On le sait, le président français a reçu Vladimir Poutine cet été au fort de Brégançon le 19 août. Dans la même logique, ce sont les ministres des Affaires
étrangères et de la Défense, Jean-Yves Le Drian et Florence Parly, qui étaient à
Moscou le lundi 9 septembre, reçus par leurs homologues, Sergueï Lavrov et Sergueï
Choïgou.
Rien d’anodin dans ce mouvement, qui prend, analyse l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert
Védrine (2), « clairement le contrepied – ce n’est pas une simple adaptation comme disent certains – de ce qui a été fait depuis une
douzaine d’années », nous allons y revenir. Mais un élément peut expliquer le moment choisi, et Sergueï Lavrov le souligne sans ambages : « Nous avons attentivement écouté l'avis français sur la situation actuelle dans l'espace euro-atlantique, notamment les idées exprimées par le Président français Emmanuel
Macron dans ses derniers discours, en particulier lors de la réunion des ambassadeurs de France à l'étranger fin août, visant à créer une architecture de sécurité européenne avec la Russie, et
non sans elle ou en lui faisant contrepoids ». Mais aussi : « Nous nous sommes arrêtés en détail sur
la situation dans le domaine de la stabilité stratégique après le retrait des États-Unis du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) ». Nous avions relevé ici en
février dernier (4) l’importance du retrait décidé par Donald Trump d’un traité signé en 1987 entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev. Traité qui mettait fin à une crise très grave, dite des
euromissiles, qui débute avec l’installation de missiles SS20 soviétiques en Europe – dénoncée en 1977 par le chancelierSchmidt - et la réplique américaine (mise en place de missiles Pershing en Allemagne de l’Ouest). Dix années de tension extrême laissant l’Europe de
l’Ouest sous une menace nucléaire directe.
En cause aussi, soulignait encore Sergueï Lavrov, « la situation autour du Traité de réduction des armes stratégiques
(START), du Traité sur l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE), ainsi que les préparatifs de la nouvelle conférence d'examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires
(TNP) qui se tiendra l’an prochain ». Ce que reconnaissait d’ailleurs Nancy Pelosi, la démocrate qui préside la chambre des
représentants depuis les élections de mi-mandat aux Etats-Unis : « Le retrait américain (du FNI) a
également fait planer des doutes sur le destin du traité sur la réduction des armes stratégiques START qui expirera en 2021 » (4).
Parer à ces menaces (« La fin du traité FNI nous oblige à avoir ce dialogue (avec les Russes) parce que les missiles reviendraient sur notre territoire » (1)), définir les intérêts européens même quand ils sont contraires à ceux de nos « amis » (les Etats-Unis), « c'est ce que feront les ministres de l'Europe et des Affaires étrangères et la
ministre des Armées lorsqu'ils se rendront dans quelques jours à Moscou pour reprendre le dialogue 2+2 » disait donc Emmanuel Macron aux ambassadeurs. « C'est ce que nous poursuivons par un dialogue constant avec le président Poutine et nous allons mettre en place ce groupe de travail pour avancer sur cette architecture
commune ». Le président français continue bien à décliner cette « grammaire de confiance avec la Russie » (5), qui
« ne doit pas passer exclusivement par l’Otan », telle qu’il la définissait en juin dernier à la télévision suisse. Il appuyait le retour de la
Russie dans le Conseil de l’Europe (ce qui est fait), pendant que les premiers ministres Dimitri Medvedev et Edouard Philippe se rencontraient le 24 juin dernier au Havre. Une volonté bien accueillie du côté russe (« Nous
sommes très satisfaits par le travail effectué » reconnaissait Sergueï Lavrov le 9 septembre). Vladimir Poutine et Emmanuel Macron échangeaient au téléphone le 8 septembre (6) sur la
situation en Ukraine qui, avec l’arrivée du nouveau président Zelenski, semble se détendre avec un échange de prisonniers (7) – et sur la
prochaine réunion en format Normandie (Ukraine, France, Allemagne, Russie), ainsi que sur le maintien de l’accord iranien sur son programme nucléaire.
Pourquoi cependant le président Macron marquait-il autant de prudence vis-à-vis de son auditoire lors de son discours aux ambassadeurs ? « J'imagine le doute qu'il peut y avoir quand peut-être certains ou certaines d'entre vous m'écoutent, mais je vous demande d'avancer sur cette voie, encore une fois sans
naïveté, mais parce que je crois profondément que c'est la bonne. Et s'il fallait achever la démonstration je vous demanderais de vous interroger collectivement sur la stratégie que peut avoir la
Russie pour elle-même ».
Parce qu’il affronte, nous dit Hubert Védrine (2), aspect très peu abordé dans la presse, écoutons-le, une « résistance ». En France même, dans son administration, alors que déjà « lorsqu’il était ministre il n’était pas
absolument convaincu par la position de l’Occident, de l’Europe par rapport à la Russie ». Pourquoi cette résistance ? « Pendant la
campagne électorale (…) il avait condamné le courant du néoconservatisme, venu des Etats-Unis, qui s’est répandu beaucoup en France, dans le corps diplomatique, à la défense, mais pas seulement,
dans les think tanks – la majorité, pas tous, dans pas mal de milieux, qui en gros considèrent que l’Occident est entouré d’ennemis, que l’Occident doit être homogène, qu’il ne faut jamais
critiquer Israël qui est en première ligne, et qu’il ne faut pas de politique étrangère française trop originale, trop perturbante. Ce ne sont pas des atlantistes au sens classique, au sens que
dénoncerait un Régis Debray par exemple, parce qu’ils ne sont pas alignés sur Washington, ces gens. Ils l’ont été peut-être à un moment
donné, ils l’étaient encore avec George W. Bush, pas du tout avec Obama, au
contraire, et même pas avec Trump qui ne veut pas du tout faire la guerre partout pour imposer la démocratie. Ils sont occidentalistes par eux-mêmes ». Attitude répandue aussi en
Europe, où il n’y a en outre ni volonté d’agir ni position commune.
« Le facteur clef », poursuite Hubert Védrine, « c’est le
mental ». Est-ce que l’Europe va cesser d’être, comme l’a dit l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand Sigmar Gabriel,
« des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques » ? « Quand Madame Merkel
avait dit après avoir vu Trump, on ne peut plus compter sur eux, il faut qu’on s’organise mieux entre nous, ça n’a rien produit ». Les Européens ont cru après la guerre être
« débarrassés de la question stratégique ». De fait, ils souhaitent conserver le système actuel : « Depuis Mitterrand il y a eu des centaines de colloques sur l’Europe de la Défense : et ça n’a rien donné (…). Ils ne veulent pas dépenser plus, ils ne
sauraient pas transformer les armées en armée combattante, on ne saurait pas qui mettre à la tête ni qui donnerait les ordres ». Conclusion ? Il reste à faire un « travail énorme ». Qui n’est pas impossible. Mais qui n’est pas acquis. Il
faut, explique encore Hubert Védrine, aller au-delà des discours, même s’il faut tout d’abord poser une analyse juste de la situation géopolitique de l’Europe – ce que le président français a
fait.
Paradoxalement peut-être, Emmanuel Macron devra commencer par vaincre sa résistance intérieure. Si Hubert Védrine « fait
partie de ceux que Macron écoute parfois », confie Igor Alaboujine à la revue russe Kommersant (8), « il appartient à ce groupe de politiques qui appelle depuis vingt ans à l’établissement de relations plus équilibrées avec la
Russie ». Mais ? « Mais le pouvoir, l’argent et les médias sont aux mains de l’union militaire et politique avec les Etats-Unis
et considèrent donc Moscou comme un adversaire politique ». Emmanuel Macron le sait (« Je sais que beaucoup d'entre vous ont parfois fait leur
carrière à conduire des dossiers où tout les a conduits à avoir de la défiance à l'égard de la Russie, parfois à juste titre », disait-il aux ambassadeurs). Mais il veut
« revisiter » la relation avec la Russie : « Nous
sommes en Europe, et la Russie aussi ». Ce que les Russes disent depuis longtemps – dont Dimitri Medvedev, alors président, en 2008, nous le relevions ici (9) quand
il proposait une « architecture de sécurité européenne et euro-atlantique » alors ignorée à l’Ouest – sauf, rendons-lui justice, brièvement
par Nicolas Sarkozy (« un arc de sécurité de Vancouver à Vladivostok, ça mérite d'être
étudié »).
Sous réserve qu’elle soit confirmée par la suite, la conversion du président français est à suivre avec beaucoup d’attention. L’ambition d’Emmanuel Macron est
d’ouvrir l’avenir, pour la France et pour le reste de l’Europe. Pour la France, légitime, il le peut. Pour l’Europe ?
Hélène NOUAILLE La Lettre de
Léosthène
Notes :
(1) Elysée, le 27 août 2019, Discours du président de la République aux ambassadeurs
(3) Ministère russe des Affaires étrangères, le 9 septembre 2019, Allocution et réponses à la presse de Sergueï
Lavrov à l’issue des pourparlers franco-russes au niveau ministériel au format 2+2, Moscou
(4) Voir Léosthène n° 1353/2019, du 6 février 2019, Nucléaire : un traité tombe à l’eau avec l’après Guerre
froide
Pourquoi Donald Trump a-t-il décidé et annoncé, samedi 2 février, de sortir d’un traité qui, signé en 1987 avec l’Union soviétique, interdisait l’usage de missiles
terrestres nucléaires d’une portée de 500 à 5 500km ? Ce traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, FNI (INF en anglais), conclu entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, marquait un
tournant dans l’ordre mondial : la fin de la Guerre froide. Mais depuis, les temps ont changé : « La puissance américaine ne pourra prévenir
l’émergence d’un ‘compétiteur de même niveau’, comme certains cercles l’espéraient après la Guerre froide » relève le docteur en histoire Jean-Philippe Baulon, spécialiste de la
sécurité américaine. Les cartes sont redistribuées. Cela, Donald Trump l’a compris. Et il cherche continûment à adapter son pays à une situation nouvelle en se dégageant des traités –
commerciaux, militaires – qui, considère-t-il, le contraignent.
(5) Voir Léosthène n° 1392/2019 du 26 juin 2019, Russie : la « grammaire de confiance » d’Emmanuel
Macron
« Nos contacts n’ont pas été interrompus, c’est vrai, mais il faut en même temps profiter de toutes les
occasions » disait donc le premier ministre russe Dimitri Medvedev à son homologue français Edouard Philippe. C’était le lundi 24 juin au Havre, lors d’une conférence de presse
réunissant les deux hommes – première rencontre en France entre dirigeants russe et français depuis la venue de Vladimir Poutine à Versailles en 2017. En parallèle, pour Emmanuel Macron,
« l’Europe, dans cet ordre multilatéral que je défends, a besoin de bâtir une nouvelle grammaire de confiance et de sécurité avec la Russie, et ne doit
pas passer exclusivement par l’Otan ». Savoir si les efforts du président français seront, dans le contexte européen divisé que nous connaissons, couronnés de succès, est une autre
question. Mais une grammaire franco-russe s’élabore. Prenons-en acte.
(6) Kremlin.ru, le 8 septembre 2019, Telephone conversation with president of France Emmanuel Macron
(9) Voir Léosthène n°416/2008, le 23 juillet 2008, Sécurité européenne : la Russie à l’ouverture Dimitri Medvedev a fait, le 5 juin dernier à Berlin, où il était officiellement reçu en visite d’Etat, une proposition pour la sécurité de la région euro atlantique
dont tout le monde parle – derrière les portes fermées, selon la mauvaise habitude que prend l’Europe. Où se place Dimitri Medvedev ? Au coeur, il le dit nettement, “ de l’ensemble de la région euro atlantique, et par conséquent (...) de la civilisation européenne dans son entier ”. Civilisation, précise-t-il, dont la
Russie fait historiquement partie, avec l’Union européenne et l’Amérique du Nord – trois “ branches ” du même tronc. Mais il constate que la
région euro atlantique a besoin de se réorganiser entre partenaires. Elle vit encore, pour partie par inertie, sur une logique de blocs qui date de l’ère soviétique. En conséquence, il propose un
pacte qui réunirait toutes les parties de la région euro atlantique (les “trois branches”) “ fondé, naturellement, sur les principes de la Charte des
Nations Unies ”, pacte qui amènerait à élaborer et signer ensemble “ un traité juridiquement contraignant sur la sécurité européenne dans lequel
les organisations qui travaillent aujourd’hui au sein de la région euro atlantique pourraient devenir des associés ”. Réactions, perspectives.