Géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle

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...par Andrew Korybko - le 12/07/2017.

Analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la Soie chinoises, et la Guerre Hybride.

 

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On pense généralement à la Mer des Caraïbes comme à un « lac étasunien » séparant les deux continents américains, et cette zone a de fait subi en pratique l’influence exclusive de Washington depuis le début du XXème siècle. Location_CaribbeanCuba constitue bien sûr l’exception à cette situation, mais cette exception même semble lentement se « normaliser ». Malgré le coup d’arrêt par l’administration Trump au rapprochement avec l’île entamé sous l’ère Obama, le président Raul Castro n’en avait pas moins étalé son jeu à partir de 2015, en acceptant d’améliorer les relations entre Cuba et les USA. Il reste à voir si cette décision sera jugée sage par l’histoire, et avec le recul dont nous disposons déjà, ce n’est peut-être pas la meilleure chose qu’il aurait pu décider : Cuba devrait être le premier pays à savoir qu’on ne peut pas faire confiance aux USA, comme l’ont démontré les événements qui ont suivi avec l’administration Trump. Mais la géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle dépasse largement le cadre des relations entre Cuba et les USA, et nous allons nous atteler à en passer tous les aspects en revue.

 

Ce premier chapitre va s’intéresser à la place des Caraïbes dans les calculs stratégiques de la Chine, puis expliquer quelques fondamentaux sur la géographie et les goulets d’étranglement de cette région. Le second chapitre poursuivra en expliquant l’importance géostratégique des pays insulaires des Caraïbes, et se terminera par une description des tendances qu’il faut s’attendre à voir se développer dans les années à venir. Enfin, le troisième chapitre discutera des diverses organisations d’intégration régionale, et le dernier chapitre complétera cette étude par une projection : nous montrerons pourquoi un État successeur de la Fédération des Indes Occidentales pourrait voir le jour.

L’appréhension stratégique des Caraïbes par la Chine

Les Caraïbes relient la côte Est des USA à l’Océan Pacifique, au travers du Canal de Panama, et il s’agit également de la zone de transit pour le commerce chinois à destination et en provenance de ce pays. Cette mer présentait au début du XXème siècle une importance géostratégique largement supérieure à celle qu’elle a de nos jours, mais l’héritage de cette période continue de modeler la géopolitique contemporaine de la région. La mer des Caraïbes était à l’époque l’équivalent étasunien de la « Mer de Chine du Sud » : les USA avaient un impératif à protéger leurs routes commerciales et navales dans cette zone maritime touchant à leurs côtes, et c’est la même situation que l’on retrouve aujourd’hui avec la Mer de Chine en miroir. Mais la différence en est que les USA avaient mis en œuvre une politique (néo)colonialiste, impénitente et brutale pour y parvenir, alors que la Chine s’emploie à conclure des partenariats « gagnant-gagnant » avec tous les États qui constituent ses voisins.

Certes, la situation géopolitique de la mer des Caraïbes est et a toujours été significativement différente de celle de la mer de Chine du Sud, mais nous attirons ici l’attention sur l’importance comparée qu’ont placée chacune des deux grandes puissances sur le fait de prendre la gouvernance de leurs régions Sud respectives. Et il reste pertinent de le mentionner, car les impératifs qui ont guidé la formulation de la politique étasunienne envers les Caraïbes continuent d’exister à notre siècle, et cela pourrait constituer une faiblesse étasunienne, que la Chine pourrait mettre à profit en jouant un jeu de « Mer de Chine du Sud inversée » contre les USA. Le positionnement des USA envers les Caraïbes est semblable à celui de la Chine en mer de Chine du sud : il s’agit de comprendre qu’aucune des deux grandes puissances n’apprécie de voir ses rivales exercer une quelconque influence militaire dans son ventre mou naval. Et de fait, la Chine dispose d’une chance de jouer ce jeu au cours de la décennie à venir, et elle s’emploie loin des regards — comme d’habitude — à poursuivre cet objectif.

Il n’existe aucun risque crédible ou prédictible de voir la Chine établir une présence militaire similaire dans les Caraïbes à l’image de l’empreinte militaire étasunienne en mer de Chine du sud, mais ce n’est pas ce à quoi Pékin aspire. La Chine s’attache plutôt à creuser un nouveau canal trans-océanique au Nicaragua, à coopérer étroitement avec les institutions régionales, et en fin de compte à bander son muscle économique, afin que les Caraïbes se transforment en une version réduite de l’Afrique dans les desseins chinois. Le projet de canal au Nicaragua constitue techniquement une initiative « privée » menée par un riche homme d’affaires chinois, si bien qu’aucune grande déclaration politique formelle n’a été faite quant à la direction de ce projet, mais de nombreuses informations indiquent que la Chine souhaite travailler avec les institutions des Caraïbes aux niveaux politique et économique, comme l’illustre clairement le Forum Chine-CELAC (Communauté d’États latino-américains et Caraïbes), ainsi que le dernier document politique chinois, en date de 2016, sur l’Amérique Latine et les Caraïbes.

Le présent ouvrage ne s’étendra pas profondément quant aux spécificités que ceci implique, faute de projets des Nouvelles Routes de la Soie ayant fait l’objet d’un accord, en dehors du canal du Nicaragua ; mais la première implication en est que la réussite de ce canal, couplée avec la poursuite de l’utilisation du canal de Panama, finira par faire monter l’influence chinoise dans les Caraïbes, tant que la présente trajectoire se poursuivra. Si ces politiques exhaustives et clairvoyantes se voyaient couronnées de succès, et que la Chine réussissait à projeter sa puissance dans les Caraïbes, on assisterait à un pivot qui ferait sensation et qui aurait des conséquences au niveau mondial : les USA se retrouveraient sur la défensive stratégique dans leur propre cour de jeu, ce qui correspondrait à une période d’opportunité pour les avancées multipolaires partout sur la planète, tant que cette fenêtre stratégique resterait ouverte.

Mais cela étant dit, il est hautement probable que les USA mettront en œuvre la Guerre hybride contre le Nicaragua pour perturber, contrôler, ou influencer le projet de canal, en zone terrestre ou marine (dans ce dernier cas, pourquoi pas au travers d’un regain de tension sur les différends territoriaux insulaires entre le Nicaragua et la Colombie), ce qui laisserait la Chine totalement dépendante du canal de Panama pour son engagement avec les États des Caraïbes. Mais même ainsi, il serait fort peu probable que les USA ferment le canal de Panama aux expéditions chinoises : ils se trouveraient pris dans une sorte de dilemme à la « Catch-22 », qui les amènerait sans doute à surveiller anxieusement la montée de la présence stratégique chinoise dans les Caraïbes, à l’image de ce que fait la Chine par rapport à la présence étasunienne en mer de Chine du Sud.

C’est cela qu’espère la Chine : gêner les USA sur leur propre terrain de jeu, et peut-être les encourager à y mener des actions qui feront plus de tort que de bien à leur statut d’hégémonie régionale. La Chine a systématiquement répondu aux agressions étasuniennes de manière asymétrique, et il serait logique que la stratégie de Pékin dans les Caraïbes s’inscrive dans cette lignée. La Chine aimerait que son influence croissante dans cette région finisse par faire tanguer quelques uns des 20 derniers pays à « reconnaître » Taïwan (plus de la moitié de ces pays sont localisés dans l’hémisphère occidental), et les faire changer de position comme le Panama l’a fait à la mi-juin 2017. Le symbole derrière ce retournement spectaculaire du Panama fut suffisant pour se faire poser aux observateurs la question de savoir si un effet domino de « dé-reconnaissance »était proche. Même si tel n’est pas le cas de sitôt, il est intéressant que le monde l’ait considéré, et cela constitue une introduction assez pertinente quand on discute de la géopolitique des Caraïbes au XXIème siècle.

Fondamentaux géographiques

Avant d’aller plus loin dans notre étude, le lecteur doit se familiariser avec la géographie de la région :

LES ÎLES LUCAYES

Quoique non parties prenantes géographiquement des Caraïbes, on les regroupe souvent avec la zone, pour des raisons historiques et démographiques. Cet archipel intègre les Bahamas et la colonie/« dépendance » des Îles Turques-et-Caïques.

LES ANTILLES

Ce terme se rapporte à l’ensemble des îles des Caraïbes, quelle que soit leur taille.

LES GRANDES ANTILLES

Comme le nom l’indique, il s’agit du regroupement géographique des grandes îles de Cuba, de la Jamaïque, d’Hispaniola/Haïti (nom original indigène), et de Puerto Rico/Borikén (nom indigène), ainsi que la possession britannique des îles Caïman, beaucoup plus petite.

LES PETITES ANTILLES

Il s’agit de toutes les îles des Caraïbes de petites tailles, qui sont divisées en trois chaînes, et comprennent une combinaison de 20 États souverains et de colonies/« dépendances »(également dénommées « territoires d’outre-mer ») :

  • Les Îles du Vent du nord (anglophones)

Il s’agit des très petites îles situées au Nord-Est des Caraïbes et bordant l’Atlantique [en anglais, Leeward Islands, NdT]

    • Anguilla (UK)
    • Antigua-et-Barbuda
    • La Dominique (parfois classée comme faisant partie des Îles du Vent)
    • La Guadeloupe (FR)
    • Montserrat (UK)
    • Saba (NL)
    • Saint-Christophe-et-Niévès
    • Saint-Eustache (NL)>
    • Saint Barthélemy (FR)
    • Saint Martin/Sint Maarten (île divisée entre FR et NL)
    • Les Îles Vierges (US et UK)
  • Les Îles du Vent du sud (latines)

[en anglais, on les appelle Windward Islands, NdT].
Ces îles, plus grandes que les précédentes, sont situées au sud de celles-ci, plus proches de l’Amérique du Sud :

    • La Dominique (parfois considérée comme faisant partie des îles Sous-le-Vent
    • La Grenade
    • La Martinique (FR)
    • Sainte-Lucie
    • Saint-Vincent-et-les-Grenadines
  • Les îles Sous-le-Vent (Sud-Ouest)

Séparées géographiquement des chaînes des Gandes et des Petites Antilles, la suite « ABC » néerlandaise constituée des îles d’Aruba, de Bonaire et de Curaçao, ainsi qu’une bonne douzaine d’îles appartenant au Venezuela, sont rassemblées sous la catégorie des îles Sous-le-Vent du Sud-Ouest [en anglais, « Leeward Antilles », NdT].

  • Exceptions du côté de l’Atlantique

La Barbade et les nation/archipel de Trinité-et-Tobago ne se voient généralement pas regroupées avec la chaîne des Petites Antilles, ni celle des Îles Sous-le-Vent, du fait de leur emplacement : géographiquement, elles s’apparentent à des îles « atlantiques », mais elle présentent indubitablement un héritage historique et démographique inséparable de celui des Caraïbes.

Voici comment se présentent ces chaînes d’îles sur une carte :

caribbean_i

  • En rouge : les îles Lucayes
  • En bleu : les Grandes Antilles
  • En rose : les îles du Vent du nord
  • En vert : les îles du Vent du sud
  • En jaune : Les îles Sous-le-Vent (Sud-Ouest)
  • En marron : les exceptions atlantiques

Goulets d’étranglement

On compte six goulets d’étranglement principaux dans la Mer des Caraïbes, qui contrôlent les accès en provenance et à destination de la région :

  • Les canaux du Nicaragua et du Panama

Le premier n’est pas encore terminé, et pourrait fort bien constituer l’une des victimes des intrigues de Guerres Hybrides étasuniennes, mais le principal en est qu’il existe au moins une route transocéanique (et peut-être deux, à venir), reliant le Pacifique et l’Atlantique via la Mer des Caraïbes. Panama est considéré, à juste titre, comme une place forte de l’hémisphère Ouest, tenue par l’influence étasunienne ; mais l’influence de Washington, jadis dominante, sur ce pays, semble s’affaiblir suite à la cession pacifique du canal à la ville de Panama au début du siècle, et à la reconnaissance officielle par ce pays de Pékin en juin 2017.

  • Le détroit de Floride

Même si, techniquement, il ne relie que l’Océan Atlantique au Golfe du Mexique, le contrôle du détroit de Floride constitua jadis un déterminant important, caractérisant la pensée stratégique de haut niveau étasunienne vis à vis des Caraïbes à la fin du XIXème et au début du XXème siècles. Les USA ont pris le contrôle incontesté du détroit à la suite de la guerre hispano-étasunienne de 1898 et de leur occupation de Cuba. Après cela, Washington se retrouvait en mesure de projeter son pouvoir impérialiste sur l’ensemble du bassin des Caraïbes et de mettre en oeuvre la « doctrine Monroe » de manière plus crédible, en usant des politiques affiliées du « Gros bâton » [Big Stick, NdT], le « Corollaire Roosevelt », la « Diplomatie du dollar », et les « Guerres des Bananes » qui s’ensuivirent.

  • Le Canal du Yucatán

Le contrôle étasunien sur Cuba faisait la paire avec l’état d’affaiblissement dans lequel les USA ont tenu le Mexique pendant des décennies : Washington put ainsi dominer la route d’accès étroite reliant le Golfe du Mexique et la Mer des Caraïbes. Les routes commerciales et énergétiques étasuniennes, reliant respectivement la côte Nord (alors) prospère de l’Amérique du Sud et les pôles régionaux énergétiques et commerciaux de Houston et de la Nouvelle-Orléans, s’en virent sécurisées. Et ce verrouillage fit des USA les gardiens des clés du commerce maritime entre le Mexique et l’Amérique du Sud, transitant via les Caraïbes, ce qui contribua en retour à maintenir Mexico dans un état affaibli d’un point de vue stratégique.

  • Le Passage du Vent

La faible distance séparant Cuba d’Haïti (également connue sous le nom d’Hispaniola) constitue ce qu’on appelle Passage du Vent ; il s’agit d’un nom quelque peu trompeur, car il n’est lié en rien avec les îles du Vent. Cette voie maritime constitue la route la plus rapide entre le Canal du Panama (et peut-être un jour celui du Nicaragua également) et la côte Est des USA, et c’est pour cela que les USA continuent à ce jour de maintenir leur présence impériale sur la Baie de Guantanamo, illégalement « empruntée » au territoire de Cuba, afin de surveiller et de contrôler le trafic maritime sur cette route.

  • Le canal de la Mona

Le dernier goulet d’étranglement important de la région des Caraïbes est le canal de la Mona, reliant la République Dominicaine (que l’on peut se représenter conceptuellement comme la côte Est d’Haïti), et Puerto Rico. Présentant une importance moindre que le Passage du Vent, il a quand même son utilité dès lors que l’on considère les exportations énergétiques du Venezuela, dont les USA sont [étaient, au moment de la rédaction de l’article, NdT] les principaux consommateurs. Les navires en provenance et à destination de la côte Est des USA peuvent emprunter le canal de la Mona, mais au cours des dernières décennies, le canal de la Mona a pris un autre visage : il est devenu l’une des routes préférées des passeurs de clandestins, acheminant des migrants cubains et haïtiens désireux de rejoindre Puerto Rico, territoire des USA, pour y rebondir vers le continent.

  • Cuba, au centre

En illustration de l’importance géostratégique des goulets d’étranglement des Caraïbes, il devient ici évident de comprendre pourquoi les USA sont si obsédés par l’idée de contrôler Cuba. Cette nation insulaire est sise au croisement de trois goulets d’étranglements séparés, et les USA craignent que les partenaires cubains à Moscou (pendant l’ancienne Guerre Froide) et à Pékin (pour la nouvelle Guerre Froide) n’utilisent ce positionnement à leur avantage pour saper les intérêts de Washington à ses portes mêmes. C’est pour cette raison que les USA ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher Cuba d’exercer ses droits souverains d’État indépendant, en menant les politiques étrangères qui relevaient de ses intérêts nationaux, et cela explique également pourquoi les USA ont pris une ligne aussi dure lors de la crise des Caraïbes de 1962 (que l’on appelle communément en Occident « crise des missiles cubains »).

Pour synthétiser et faciliter la compréhension, voici une représentation cartographique des goulets d’étranglement des Caraïbes :

caribbean_ii

  • En jaune : les canaux du Panama et du Nicaragua
  • En rouge : le détroit de Floride
  • En vert : le canal du Yucatán
  • En bleu : le Passage du Vent
  • En violet : le canal de la Mona

Traduit par Vincent, relu par San pour le Saker Francophone

Source : https://lesakerfrancophone.fr/geopolitique-des-caraibes-du-xxieme-siecle-14

 


Géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle

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À présent que les fondamentaux géographiques et stratégiques des Caraïbes sont connus, nous pouvons développer un peu plus la place des îles/pays de la région dans le grand jeu.

caribbean_general_map

 

Cet article fait partie d’une série de quatre. Lire d’abord la première partie.

Les îles Lucayes – Les Bahamas, les îles Turquoises (UK)

Ces îles jouent le rôle de bouclier, gardant le Détroit de Floride et le Passage du Vent. Nombre d’observateurs sous-estiment leur utilité stratégique, car il est souvent considéré comme acquis que ces îles constituent un condominium US-UK de facto et irrévocable, si bien que ni les Bahamas, ni les îles Turquoises (UK) ne sont jamais sérieusement évoquées lorsqu’on mentionne la géopolitique des Caraïbes.

Cuba

Comme nous l’avons conclu au chapitre précédent, Cuba constitue au sens géostratégique l’île la plus importante de l’hémisphère Ouest, de par son potentiel d’influence simultanée sur les trois goulets d’étranglement des Caraïbes, mais il faut pondérer cette affirmation en rappelant que cette importance est inséparable de celle des îles Lucayes. Les USA ont besoin d’exercer leur hégémonie sur les deux côtés pour sécuriser complètement leur arrière-cour, d’où leur obsession à vouloir renverser le gouvernement cubain ou à forcer le président Castro à accepter un accord de « liquidation ».

Tant que Cuba restera indépendante — et indépendamment des contraintes induites par les considérations militaires sur sa politique étrangère du fait des pressions étasuniennes — ce pays sera considéré comme une menace latente à la dominance des USA sur les Caraïbes, et par extension selon le principe de « somme nulle » néo-réaliste, comme une menace au fondement que constitue l’hémisphère Ouest pour leur stratégie mondiale unipolaire dans son ensemble.

Les USA sur-réagissent donc systématiquement aux développement de l’île, de crainte que l’une des grandes puissances qui constituent leurs rivales ne trouve quelque moyen d’utiliser ses relations avec la Havane pour établir les fondations d’un futur défi envers les USA dans leur propre zone d’influence, voire à l’avenir, à en croire les décideurs les plus paranoïaques, jusque dans leurs États du Sud.

Pour en revenir à des considérations plus régionales et plus rationnelles, Cuba constitue le pays le plus peuplé des Caraïbes, même si la somme des habitants d’Haïti et de la République Dominicaine fait que l’île d’Hispaniola est peuplée d’environ le double d’âmes de Cuba. Cela signifie que Cuba est une destination importante pour la main d’œuvre bon marché, rendue encore plus attractive par son système de monnaie à deux niveaux qui contribue à établir le coût de la main d’œuvre à un niveau parmi les plus faibles du monde. Alors que Cuba poursuit son « ouverture » (un euphémisme décrivant la remise en cause de nombre de ses politiques communistes remontant à l’ère de la Guerre Froide), il faut s’attendre à voir ce pays traverser de nombreuses mutations sociales, et finalement politiques.

L’administration Obama voulait que les USA agissent comme force directrice derrière l’ensemble de ce processus de transformation, ce qui l’a fait accepter des « concessions »visibles (et bien tardives, sur le plan éthique) visant à établir la perception que « David réussissait enfin à vaincre Goliath ». Rien n’est plus éloigné de la vérité, mais le fait est que les USA ont délibérément choisi ce récit pour s’accorder la « confiance » dont ils avaient besoin pour asseoir leur rôle sur la « décommunisation » relative de Cuba (d’un point de vue économique, pas forcément social). L’administration Trump a renversé le gros de la vapeur, et en est revenue à l’approche étasunienne traditionnelle d’opposition à Cuba ; il est encore trop tôt pour établir si l’usage « direct » de pressions sur la Havane sera plus « productif » que son pendant « indirect » dans la poursuite des objectifs de Washington.

La Jamaïque

Le pays de Bob Marley tient une place importante dans le contexte géopolitique : il est situé aux abords du Passage du Vent, et de la route maritime la plus courte pour relier les canaux du Panama et du Nicaragua à la côte Est des USA. Il a en outre réalisé des investissements pour ouvrir un terminal de Gaz Naturel Liquéfié, grâce auquel il espère devenir une plateforme d’exploration de gaz pour les Caraïbes. Ces espoirs sont peut-être quelque peu exagérés, pour des raisons que nous exposerons plus avant dans le présent chapitre, mais l’on voit bien ici que Kingston s’emploie à « penser grand » et à réinventer son rôle régional de fond en comble, quels que soient les risques qu’implique cette stratégie.

Plus intéressante à discuter quant à la Jamaïque est sa relation historico-culturelle avec les Petites Antilles, et le rôle de premier de cordée / d’équilibrage que le pays pourrait être amené à jouer dans toute réitération à venir de l’ère coloniale ratée de la Fédération des Indes Occidentales en 1952-1962. Ce régime politique sous-national constituait une agglomération des possessions anglaises régionales, visant à obtenir l’indépendance en tant qu’ensemble, mais les désaccords entre la Jamaïque et Trinidad avaient fait échouer l’idée dans les poubelles de l’histoire. Nous en reparlerons un peu plus bas, en évoquant le potentiel que porterait une nouvelle « Fédération des Caraïbes » dans un proche avenir, ainsi que du rôle que les 2 millions d’habitants de la Jamaïque pourraient prendre dans une telle construction.

Hispaniola (Haïti et la République Dominicaine)

Avec chacune environ 10 millions d’habitants, les deux États rassemblent sur l’île d’Hispaniola (au départ, l’île toute entière était nommée « Haïti ») la population la plus importante de toutes les îles des Caraïbes. D’un point de vue géostratégique, l’île chevauche le Passage du Vent et le Canal de la Mona, mais elle est très loin de constituer une unité politique en soi, en raison des importantes rivalités qui existent entre les deux États qui la composent. Haïti a occupé la République Dominicaine quelques décennies durant, pour pouvoir verser ses indemnités post-indépendance à la France, et cette situation a duré jusqu’à la réussite de la guerre d’indépendance de la frange Est du pays, en 1844. Au final, il s’agit d’une histoire que les Dominicains ne sont pas prêts d’oublier. En outre, Saint Domingue fit le choix inédit, entre 1861 et 1865, de se plier de nouveau à l’administration espagnole ; mais cette décision faite par les autorités fut tellement impopulaire que la guerre de libération qui s’ensuivit mit fin à ce rattachement après seulement quatre années.

En outre, Haïti et la République Dominicaine ont connu des histoires très divergentes au cours du XXème siècle. Chacun des deux États se vit occupé par les USA pour des durées différentes, et sont mêmes passées sous le contrôle de leurs propres hommes forts, mais la différence principale réside en ce qu’Haïti s’est effondrée et est devenue un État totalement failli, alors que la République Dominicaine s’est élevée jusqu’à devenir l’une des économies régionales les plus avancées. Ce positionnement fut scellé par les accords de libre échange multilatéraux DR-CAFTA et CARIFORUM respectivement signés entre la République Dominicaine, l’Amérique Centrale et les USA, ainsi qu’entre les Caraïbes et l’Union Européenne. On peut penser que ces accords commerciaux néolibéraux ont été tout à fait bénéficiaires pour leurs initiateurs Étasuniens-Européens, au détriment des peuples du bassin des Caraïbes, même si il importe de prendre note que :

La République Dominicaine, seul État régional à disposer de ces accords avec les deux grandes puissances occidentales, maintient des indicateurs macroéconomiques (c’est le mot clé) très positifs.

Pour ce qui concerne la descente d’Haïti en État failli, on peut l’attribuer principalement aux élites corrompues et avides de pouvoir, manipulées par les USA. Le pays, qui peut se vanter de constituer le tout premier État noir indépendant par suite de la révolution haïtienne, initiée par les esclaves, s’est malheureusement transformé en colonie néo-impériale post-moderne, gérée conjointement par la Fondation Clinton, les ONGs internationales, les sous-traitants militaires privés, et les armées étrangères de l’ONU. Les USA ont réussi leur Guerre hybride violente contre le président Aristide de gauche en 2004, en plein deux-centième anniversaire de l’indépendance d’Haïti, en manipulant des manifestants étudiants et des milices-guérillas, et les retombées du tremblement de terre dévastateur de 2010 ont achevé de dévaster le pays. Haïti constitue désormais une terre en grande partie anarchique, qui fonctionne à de nombreux égards comme une sorte de Somalie de l’hémisphère Ouest, en ce qu’elle constitue l’épicentre du crime, des trafics de stupéfiants, des migrations, et de toute déstabilisation en général.

La vague incontrôlable de migrants haïtiens s’étant déplacés vers la République Dominicaine au fil des quelques décennies passées s’apparente à ce que Kelly M. Greenhill, chercheuse à Harvard, a dénommé les « armes de migration de masse« . L’auteur du présent article n’essaye en aucun cas de culpabiliser les personnes ayant fui Haïti par suite des plusieurs Guerres hybrides que le pays a subies, mais uniquement de faire porter l’attention du lecteur sur l’impact délétère que ce phénomène a eu sur la République Dominicaine. Les craintes sont réelles de voir un gouvernement haïtien re-stabilisé (probablement dirigé par quelque homme fort qui reconstituera une armée nationale après le départ programmé de l’ONU) émettre des revendications territoriales plus ou moins voilées quant aux régions montagneuses qui hébergent le plus gros de la diaspora haïtienne réfugiée en République Dominicaine, ce qui constituerait le catalyseur d’un nouveau conflit.

Car on a déjà assisté à des événements similaires, pendant une brève période de temps, lors de ce qui est resté dans les mémoires comme le « massacre de Parsley », au cours duquel l’armée dominicaine a tuée un nombre indéterminé mais important de haïtiens, presque une décennie après le traité de 1929 établissant les frontières entre les deux États, et dont on espérait pourtant qu’il mettrait fin aux différends. Indépendamment du nombre de morts, cet événement a scarifié la mémoire collective des haïtiens, et son héritage émotionnelle pourrait facilement être sur-utilisé par des marxistes culturels pour exercer des pressions sur Saint Domingue, et la forcer à accepter des concessions socio-territoriales envers le grand nombre de migrants illégaux qui résident sur son sol. Toute forme à venir de « continuation » de ce conflit, si elle se manifestait sous forme d’État à État (et non pas d’État à migrant comme ce fut le cas pour le massacre de Parsley), pourrait déboucher sur de nouvelles vagues d’« armes de migrations de masses », cette fois respectivement d’Haïti et de la République Dominicaine vers Cuba et Puerto Rico : cela constitue donc une lame à double tranchant, comportant des opportunités et des défis, du point de vue de la stratégies étasunienne pour les Caraïbes.

Puerto Rico

Cette dernière colonie étasunienne, remportée à l’issue de la victoire dans la guerre hispano-étasunienne de 1898, permet aux USA de maintenir une présence navale directe dans le centre géographique situé entre les Grandes et les Petites Antilles, et de contrôler le canal de la Mona. Le territoire est extrêmement mal géré, et s’est récemment illustré par les faillites les plus importantes de toute l’histoire américaine. Les citoyens de Puerto Rico devront décider résolument décider de l’état final de ce territoire ; ils sont partagés entre l’idée de rester un territoire [colonisé, NdT], de devenir un État des USA, ou d’obtenir l’indépendance. L’avenir de Puerto Rico reste incertain et apparaît donc comme sombre, ce qui explique que ses habitants fuient cet « État » failli pour l’Amérique continentale, dans leur quête de meilleures opportunités socio-économiques. Puerto Rico ne s’est pas encore effondrée autant qu’Haïti, et n’atteindra sans doute jamais ce stade de déchéance, mais les crimes rampants, les trafics de drogue, et la pauvreté de l’île ont fait qu’elle ne constitue guère plus qu’une passerelle vers les USA pour les migrants de la région, et une destination intermittente de vacances pour quelques occidentaux.

Les Petites Antilles

D’un point de vue géostratégique, il n’y a rien de vraiment unique caractérisant l’un ou l’autre des États et colonies/« dépendances »« territoires d’outre-mer » des Petites Antilles, qui justifierait une analyse individuelle ; il reste pertinent de les considérer comme un ensemble dans le cadre de la présente étude. Ces entités insulaires ont une population principalement afro-caribéenne, et comptent des franges variables de population indo-caribéenne parmi leurs minorités les plus importantes. Ces îles doivent principalement leur survie au tourisme et aux bateaux de croisière, et il n’y a guère autre chose dans ces pays/colonies pour s’attirer des investissements ou quelque attention en provenance de l’extérieur. Chacun des pays des Petites Antilles est membre du groupe multipolaire ALBA, dont nous reparlerons lors du prochain chapitre ainsi que de Petrocaribe, sa tête de pont énergétique. Nombre de ces pays font également partie de l’Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO) que nous analyserons également au même point.

Les îles du vent du Nord

Les territoires hollandais jouxtant la côte Nord du Venezuela tiennent lieu d’avant-poste unipolaire idéaux pour garder un œil sur le Venezuela et héberger les installations militaires étasuniennes utilisables contre la République Bolivarienne. Quant aux îles vénézuéliennes, le fait de détenir des territoires insulaires permet à Caracas d’affirmer appartenir géographiquement à la communauté des îles des Caraïbes et d’avoir sa place dans leurs affaires. Nous expliquerons plus loin comment cela se structure avec Petrocaribe et ALBA, il convient pour l’instant de noter que le Venezuela borde effectivement les Caraïbes au Sud, et compte de fait des territoires insulaires (aussi petits qu’ils soient), ce qui en fait un acteur légitime de cette région.

Les exceptions Atlantiques – La Barbade et Trinité-et-Tobago

Les deux nations insulaires que forment la Barbade ainsi que Trinité-et-Tobago constituent des exceptions géographiques, et, dans une large mesure, politiques, pour la région des Caraïbes. Pour commencer, la première des deux est, de par sa position, plus axée vers l’Atlantique que vers les autres. Malgré cela, à l’instar de Trinité-et-Tobago, elle partage des liens historico-démographiques très importants avec ses voisines. Mais, plus intéressant, les deux nations partagent des liens politiques confraternels au niveau international, et ce d’autant plus que leur différend territorial maritime s’est vu réglé en 2006. La meilleure façon de se représenter la Barbade est donc de la considérer comme une extension de l’influence régionale de Trinité-et-Tobago, chose que nous détaillerons plus avant dans le prochain chapitre, qui s’appliquera à présenter les appartenances de chaque pays aux diverses organisations internationales.

Pour en rester sur Trinité-et-Tobago, presque un tiers de sa population est indo-caribéenne, ce qui en fait le « plus indien » de tous les États régionaux. Cela reste cependant en soi une considération peu pertinente, si l’on prend en compte le fait que les pays sud-américains du Guyana et du Suriname, qui hébergent respectivement 39% et 27% de population indo-caribéenne, se voient souvent regroupés avec les Caraïbes pour des raisons historico-démographiques remontant à leur passé colonial. En réalité, le Guyana héberge même le quartier général de la Communauté caribéenne (CARICOM), dont nous reparlerons au chapitre prochain. Nous signalons ceci dans le contexte de la géopolitique des Caraïbes du fait que la Trinité et ses « voisins » proches sud-américains pourraient tenir lieu de passerelle pour l’Inde vers la région, si New Delhi faisait usage de manière bien pensée de ses avantages socio-culturels en recherche de retombées politico-économiques.

Mais Trinité-et-Tobago n’est pas utile uniquement comme passerelle géopolitique pour l’Inde, et elle dispose du potentiel de devenir un chef de file régional en soi, comme elle le fut par le passé, pendant la courte période de quatre années que connût la Fédération des Indes Occidentales avant d’être dissoute. La nation insulaire est riche en pétrole et en gaz naturel, ce qui l’a fondée à une capacité à diriger si elle le désire, mais elle ne voulut de toute évidence pas endosser les responsabilités financières de ce rôle dans les temps où elle poursuivit son indépendance. Cependant, il est parlant que la Trinité, ses deux « alliés » (si on peut les appeler ainsi pour des raisons géographiques, politiques et démographiques) de la Barabade et du Guyana, ainsi que la rivale jamaïcaine se soient rassemblés pour fonder CARICOM en 1973. En outre, il est tout à fait notable que sa ville capitale de Port-d’Espagne héberge les quartiers généraux de l’association des États caribéens (ACS).

Globalement, le mieux pour l’observateur intéressé est de conceptualiser Trinité-et-Tobago tant comme un État ancre qu’un État pivot dans la région des Caraïbes. La première fonction d’ancre est liée à sa géographie, et à l’influence culturelle et musicale qu’elle exerce sur toutes ses homologues afro-caribéennes dans les petites Antilles, et la fonction de pivot est réalisée par l’établissement d’un lien entre les îles et l’Amérique du Sud (Guyana et Suriname). Cependant, ce positionnement géographique avantageux pourrait aussi constituer la raison qui en a fait le paradis des trafiquants de narcotiques, et le pays a connu récemment une explosion du crime. Si le pays peut stabiliser sa situation intérieure en prenant des mesures de maintient de l’ordre efficaces et des politiques de prévention de la pauvreté, il aura la chance prometteuse de devenir le cœur d’une Fédération des Indes Occidentales reconstituée, chose dont nous parlerons au dernier chapitre.

Tendances

Avant de passer à la partie suivant de notre recherche, qui s’attardera sur les diverses organisations d’intégrations dont les pays des Caraïbes sont membres, il est utile que nous établissions à présent une liste concise des tendances les plus notables à l’œuvre dans cette région:

La guerre hybride contre le Venezuela

Les méthodes asymétriques de déstabilisation mises en pratique par les USA au Venezuela ont fortement réussi, ce qui a eu pour effet de saper les organisations d’intégration régionale des Caraïbes ALBA et Petrocaribe, dont Caracas constitue la tête de pont. Nous en décrirons plus en détail les enjeux sous-jacents au prochain chapitre, mais on peut en retenir à ce stade que cette campagne de déstabilisation présente le potentiel d’envoyer des ondes de choc dans toute la région, et de renverser en fin de compte les avancées multipolaires qui ont été récemment réalisées (symboliquement?).

Cuba : deuxième round

L’administration Trump semble en bonne voie de lancer un second round de tentatives de déstabilisation soutenues contre les dirigeants et le peuple cubain, du moins si l’on en croit la haine déclarée du président pour la nation insulaire communiste, et son renversement des projets de son prédécesseurs, qui apparaissaient comme présentant une hégémonie plus indirecte. Si ces menaces portent un tant soit peu leurs fruits, on pourrait assister à une crise de migrants régionaux vers les USA, Haïti (Hispaniola, pour rejoindre la République Dominicaine et de là Puerto Rico), et/ou la Jamaïque.

Puerto Rico comme nouvel État failli

Sans intention d’exagérer et de prétendre que Puerto Rico va devenir le « prochain Haïti », le fait est qu’il y a beaucoup de problèmes au paradis, et que la possession étasunienne résiduelle de l’ère coloniale se transforme à grands pas en État failli. Washington ne laissera sans doute jamais Ponce en arriver au niveau de Port-au-Prince, et interviendrait d’une manière économico-militaire selon un déroulé « trop gros pour qu’on le laisse échouer » avant d’en arriver à ce stade, mais il faut pour autant s’attendre à ce que Puerto Rico s’installe de plus en plus dans le discours politique intérieur étasunien tant que son statut d’État failli n’aura pas été résolu.

Le casse-tête d’Hispaniola

Il existe une probabilité bien réelle que les tensions entre la République Dominicaine et Haïti amène à quelque conflit à l’avenir, soit entre les deux États, soit à un niveau inférieur.

À présent, le mécontentement monte en République Dominicaine du fait de l’afflux à grande échelle d’« Armes de migration masse », et il se peut que l’État se verra contraint d’agir d’une manière plus concertée sur ce dossier, pour préempter une violence de type « milice-patrouille de volontaires » contre les nouveaux arrivants, sans parler de toute prétention territoriale que ceux-ci pourraient en venir à formuler sur la région frontalière entre les deux États.

Si ce problème ne trouve pas de solution définitive (et il faut reconnaître que c’est là un objectif difficile) et qu’une forme quelconque de militantisme prolongé s’ensuive, on pourrait voir une vague d’« Armes de migration de masse » gagner Cuba et Puerto Rico, selon les dynamiques du conflit.

Le désaxage énergétique des USA

La montée rapide des USA comme superpuissance exportatrice d’énergie, combinée à sa guerre hybride sur le Venezuela, fait surgir le risque que Washington supplante Caracas comme principal fournisseur des membres caribéens de Petrocaribe, si la République Bolivarienne est renversée.

En outre, toute activité étasunienne agressive sur le marché énergétique caribéen pourrait rendre le terminal de gaz naturel liquéfié de la Jamaïque redondant, et faire diminuer le revenu et le positionnement régionaux de Trinité-et-Tobago, chose qui pourrait, de manière intéressante, rassembler ces deux États rivaux si les circonstances s’y prêtent.

Cette tendance n’est pas valable que pour les Caraïbes, mais pour l’ensemble de l’hémisphère Ouest, puisque les USA sont bien partis pour approfondir leur influence stratégique sur tous les pays d’Amérique Latine, au fur et à mesure qu’ils deviendront un fournisseur en énergie plus établi pour chacun d’eux.

La rivalité entre Trinité-et-Tobago et la Jamaïque, et une nouvelle Fédération des Indes occidentales

Quoiqu’il ne s’agisse en rien d’un développement récent, nous expliquerons au chapitre final en quoi ceci pourrait affecter les contours géopolitiques d’une reconstitution de la Fédération des Indes occidentales, et contribuer de fait à son rétablissement, au lieu de la détruire comme tel fut le cas par le passé.

En outre, tant que les deux pays resteront en compétition pour influencer les États afro-caribéens des petites Antilles, les objets de leur désir géopolitique, comparativement plus petits et plus faibles, pourraient les faire jouer l’un contre l’autre pour s’« équilibrer », et en retirer la plus grosse part des bénéfices.

Quoi qu’il en soit, Trinité-et-Tobago constitue clairement le candidat pour devenir le noyau intégrationnel de cette construction spéculée, et pourrait même tirer profit de sa démographie pour devenir une pont trans-régional entre les Caraïbes et l’Amérique du Sud, chose que la Jamaïque serait incapable de réaliser.

La passerelle indienne

Ces derniers temps, la composition démographique indo-caribéenne dominante (bien qu’elle ne soit pas majoritaire) de Trinité-et-Tobago, du Guyana et du Suriname, pourrait servir de socle à une intégration plus proche entre les trois États et faire dresser l’oreille de New Delhi, si cette dernière a la volonté d’utiliser ce facteur à son avantage politique dans l’hémisphère Ouest.

L’Inde, sans forcément avoir de bonne raison commerciale ou stratégique en soi pour se voir attirée vers les Caraïbes, pourrait se trouver contrainte à y développer sa présence par suite des dynamiques de nouvelle guerre froide de « contrer la Chine », chose que l’on pourrait s’attendre à voir encouragée par les USA, alors que Washington et New Delhi vont resserrer leur partenariat stratégique au fil des décennies à venir.

A suivre

Traduit par Vincent, relu par Hervé pour le Saker Francophone

Source : https://lesakerfrancophone.fr/geopolitique-des-caraibes-du-xxieme-siecle-24


Géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle 3/4

Le troisième chapitre de notre recherche va se pencher sur les organisations d’intégration régionale qui opèrent dans les Caraïbes, et le dernier chapitre de cette série d’articles conclura par une proposition d’anticipation sur le cadre que la Fédération des Indes Occidentales, organisation qui échoua dans l’ère de pré-indépendance de la région, pourrait réalistement se voir recréée si les « bonnes »circonstances politiques s’alignaient.

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Cet article fait partie d’une série de quatre. Lire d’abord la première et la deuxièmeparties.

Selon un ordre s’échelonnant des organisations les plus étendues dont les Caraïbes font parties, aux plus petites, les groupes d’intégration régionaux les plus pertinents sont :

L’Organisation des États Américains (OÉA)

Dominée par les USA et leurs intérêts économiques libéraux, l’OÉA constitue le principal véhicule institutionnel de Washington pour le contrôle de l’Amérique Latine, et incorpore l’ensemble de l’hémisphère Ouest, exceptions notables faites de la Guinée française, de Cuba, et récemment du Venezuela. La Guinée français ne fut jamais intégrée à l’OÉA de par son statut de colonie de facto, et de par le fait qu’elle constitue « légalement » une extension de la France métropolitaine. Pour ce qui concerne la non intégration de Cuba à cette organisation, elle a toujours été déterminée du fait des politiques résiduelles de l’ère de la guerre froide menées par les USA.

Malgré le fait que l’organisation a voté pour lever la suspension de Cuba en 2009, la nation insulaire s’est retenue de rejoindre l’OÉA du fait de l’historique bien documenté du soutien de cette organisation à l’impérialisme. C’est pour la même raison que le Venezuela a annoncé début 2017 sa décision de quitter l’OÉA, suite aux intenses pressions institutionnelles menées contre son gouvernement pour qu’il se plie aux exigences de militants/terroristes urbains de droite pro-étasuniens.

Mais pour en revenir à sa pertinence dans le cadre de la présente étude, l’OÉA compte donc parmi ses membres toutes les nations des Caraïbes à l’exception de Cuba et du Venezuela : cela ne devrait pas constituer une surprise, dans la mesure où les États insulaires des Caraïbes ont toujours subi une forte influence étasunienne. En outre, ils sont bien trop petits et faibles pour pouvoir exercer de manière confiante une politique étrangère significativement indépendante ; mais cela ne signifie pas qu’ils ne disposent jamais d’aucune marge de manœuvre dans leurs processus de décision. Au contraire, on pourra prochainement constater le fait intéressant que plusieurs de ces États sont alignés avec le Venezuela dans des domaines variés, même si les USA feront peser certaines limitations quant à les « laisser » s’en exprimer, sous peine de subir des mesures plus ou moins coercitives.

La Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC)

Faisons un petit saut en arrière et reprenons le cadre de l’OÉA ; la CELAC regroupe également tout l’hémisphère Ouest, à l’exception très importantes des USA et du Canada (ainsi que des colonies européennes de la région). L’objet de sa création en 2010 était d’établir un contournement fonctionnel face à l’OÉA, en évitant la dominance étasunienne, et la conclusion fut rapidement atteinte : la seule manière d’y parvenir serait d’interdire aux USA d’intégrer la nouvelle organisation. Au vu du fonctionnement traditionnel du Canada, qui se comporte comme un parfait laquais des USA, on lui interdit également d’intégrer ce groupe, et ceci contribua également à établir l’identité latino-américaine du groupe.

Avec le recul, on peut voir le CELAC comme l’un des héritages de la soi-disant « Marée Rose », une période prometteuse qui vit des gouvernements de gauche/socialistes gagner la région après un réveil démocratique longtemps attendu. Malheureusement, ce phénomène engendra des menaces multiples envers la stratégie historique des USA de domination de la région, et les prédictions que l’auteur avait faites et intégrées sous le terme « Opération Condor 2.0 » dans sa suite d’analyses passées sur la « Géopolitique de l’Amérique du Sud au XXIème siècle«  se virent réalisées avec une efficacité brutale et débouchèrent sur une inversion de la plupart des acquis politiques remontant à cette ère. Mais le CELAC survécut, et constitue l’une des productions les plus les endurantes et symboliques de cette époque.

Au vu du cadre du CELAC, il devrait aller sans dire qu’il intègre l’ensemble des nations des Caraïbes, ce qui leur accorde une plateforme alternative à l’OÉA pour faire l’expérience de décisions régionales plus indépendantes. Le CELAC constitue dans l’ensemble une contribution très utile à l’intégration régionale latino-américaine, mais est également une plateforme bien trop large par rapport à la taille des Caraïbes pour leur délivrer des résultats concrets, d’où l’intérêt d’organisations plus localisées.

L’Association des États Caribéens (AÉC)

L’AÉC est un pas en avant dans la direction d’une organisation d’intégration régionale de l’hémisphère Ouest centrée sur les Caraïbes, même si elle reste plus large et constitue plutôt une plateforme d’interaction entre les États plus grands. L’organisation intègre toutes les nations des Caraïbes, le Mexique, les États d’Amérique centrale, et les quatre pays du nord de l’Amérique du Sud (Colombie, Venezuela, Guyana, Suriname), et la plupart des colonies européennes en sont des membres associés. Quoique ressemblant plus à un club de discussion qu’à autre chose, cette association porte le potentiel de gagner un jour en envergure, dont la matérialisation concrète reste pour autant à définir.

Mais il existe une chance que l’AÉC puisse se développer un mécanisme de gestion de toute rivalité à venir entre le Mexique et la Colombie quant à cette région, comme dans le scénario déroulé par l’auteur dans la série d’articles « Géopolitique de l’Amérique du Sud au XXIème siècle », si jamais le gouvernement chaviste du Venezuela tombe aux mains des militants pro-étasuniens. Si ce développement se déroule, et que le Venezuela se transforme en retour en version contemporaine de la « Grande Colombie », il est tout à fait possible que l’AÉC se transforme également en plateforme d’interface entre Mexico et Bogotá au vu de leur rivalité qui suivra quant à la région de l’Amérique centrale.

Il n’est pas possible de présager en quoi cela impacterait les États insulaires des Caraïbes, mais les plus sages et les plus doués diplomatiquement d’entre eux pourraient essayer de profiter de cette situation à leur avantage, en essayant de faire durer les bénéfices énergétiques en provenance de « Grande Colombie » (il pourrait s’agir d’une sorte de poursuite du programme Petrocaribe du Venezuela, mais pour des raisons géopolitiques totalement opposées à celles qui l’animent actuellement), tout en attirant des ressources économiques concrètes du Mexique. Dans l’ensemble, l’AÉC présente un grand potentiel quelle que soit la suite des événements géopolitiques, mais le groupe ne sert pas en soi à promouvoir les intérêts caribéens, et il faudra que cela change d’une manière ou d’une autre pour qu’il atteigne pleinement ce potentiel.

Communauté caribéenne (CARICOM)

La CARICOM constitue un socle excellent pour des relations intra-régionales plus proches, et l’on pourrait imaginer qu’elle ouvre la voie à une promotion collective des intérêts caribéens vis à vis du reste du monde. L’organisation compte tous les États insulaires des Caraïbes, à l’exception de Cuba et de la République Dominicaine, qui globalement s’en sortent mieux que les autres économiquement ; et elle compte en sus les États sud-américains historico-culturellement caribéens du Guyana et du Suriname. La CARICOM rassemble donc un certain nombre des pays les plus faibles de l’hémisphère, et met en commun leurs ressources politico-économiques pour peser plus significativement dans le monde, et proposer un véhicule de collaboration plus rapprochée entre chacun de ses membres.

La CARICOM dispose déjà d’un accord de libre-échange, et a également signé un Accord de Partenariat Économique (APE) avec l’Union Européenne sous la bannière CARIFORUM — ce dernier intégrant également la République Dominicaine. Pour ce qui concerne cette inclusion de Saint Domingue à l’APE CARIFORUM de l’UE, elle s’est faite ainsi parce que le pays est membre des Groupes d’États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), qui constitua la structure avec laquelle Bruxelles signa l’accord. L’ACP, comme son nom l’implique, rassemble des États de ses régions constituantes, et la portion caribéenne qui s’y rattache recoupe la CARICOM.

Outre la composante économique, l’intégration de CARICOM comporte également une composante militaire, qui est le « Partenariat pour la prospérité et la sécurité dans les Caraïbes » étasunien. Cela constitue principalement à utiliser cette organisation comme mandataire pour les USA, car Washington dispose sur elle d’un pouvoir sans équivalent, et oriente de manière flagrante le groupe en fonction de ses propres intérêts. Mais il n’existe pas à proprement parler pléthore d’« opportunités » à saisir par les USA à des fins géopolitiques, si bien que ceci sert surtout à répondre aux désastres environnementaux (ouragans) et à combattre les réseaux de trafic de stupéfiants et de migrants. La communauté fonctionne également comme un canal de communication pour coordonner les actions conjointes entre toutes ses parties, ce qui porte techniquement en soi un objet d’intégration.

Mais il reste notable, pour en rester sur la CARICOM, qu’elle fut constituée comme un successeur, moins officiel, mais plus étendu géographiquement, de la Fédération des Indes Occidentales, qui échoua dans l’ère d’avant les indépendances.

Là où cette ancienne organisation n’intégrait pas les États sud-américains liés aux Caraïbes que sont le Guyana et le Suriname, la CARICOM le fait, et ceci constitue le précédent important pour que leur allié proche de Trinité-et-Tobago prenne à l’avenir le rôle de passerelle entre ces pays du continent avec leurs homologues, comme nous le décrirons dans le dernier chapitre. Il est également instructif que Trinité-et-Tobago, son rival jamaïcain de la Fédération des Indes Occidentales, le Guyana et le Suriname soient les quatre membres fondateurs de la CARICOM : cela prouve que ces États apparemment disparates partagent la même vision intégrationnelle depuis des décennies, en dépit du fait que toute volonté politique de la pousser formellement plus loin s’est évaporée.

ALBA et Petrocaribe

La mission qu’avait assigné à sa vie feu le président vénézuélien Hugo Chavez était de propager le modèle socialiste à travers l’hémisphère pour améliorer les conditions de vie de la majorité pauvre de la population d’Amérique Latine. Dans ce but, il forma l’Alliance Bolivarienne (au départ Alternative Bolivarienne) pour les Peuples de nos Amériques, ou ALBA, qui crût jusqu’à compter 11 membres. Les plus importants d’entre eux sont le Venezuela, Cuba, le Nicaragua, l’Équateur, et la Bolivie, mais l’Alliance compte également parmi ses membres une poignée de petits États insulaires des Caraïbes. En fait, tous les pays indépendants des Petites Antilles, hormis les « Exceptions Atlantiques » que sont la Barbade et la Trinité, sont membres de l’ALBA.

En lien avec ALBA, le réseau Petrocaribe relie les États qui reçoivent d’importants subsides énergétiques en provenance du Venezuela. Ce groupe est bien plus important, mais moins politique que l’ALBA, et, chose importante, il intègre 11 membres sur les 15 que compte la CARICOM ; ici encore la Barbade et Trinité-et-Tobago constituent les exceptions les plus notables, aux côtés des Bahamas et de la colonie britannique de Montserrat.

Si l’on considère ALBA et Petrocaribe ensemble, il est limpide que le Venezuela a réussi à exercer une influence importante sur de nombreux États des Caraïbes, mais l’étendue de ses réussites tangibles reste discutable.

D’un côté, les « dépendants énergétiques » (faute de trouver une meilleure description) du Venezuela, au sein de Petrocaribe, soutiennent naturellement ce pays dans des forums internationaux, tel que l’OÉA, mais cela semble constituer la limite supérieure de leur niveau d’engagement pour la plupart d’entre eux.

Bien sûr, les pays comparativement plus étendus et ouvertement multipolaires que sont Cuba, le Nicaragua, l’Équateur et la Bolivie contribuent beaucoup plus à la sécurité régionale et aux connexions politiques du Venezuela que les petits États insulaires caribéens, mais la question devient alors de savoir si cette dernière catégorie des partenaires de Caracas utilisent ce partenariat pour obtenir de l’énergie bon marché, et rien de plus. Le gouvernement vénézuélien, croyant de tout cœur en la Révolution Bolivarienne menée par Chávez, pourrait se montrer quelque peu « aveugle »idéologiquement à la nature transactionnelle de sa relation avec les membres d’ALBA et de Petrocaribe relevant de la CARICOM, s’employant à imaginer un profond partenariat politique là où rien de tel n’existe réellement.

Il n’est pas question ici de dénoncer l’appartenance des pays caribéens aux projets ALBA et Petrocaribe, mais uniquement de signaler la possibilité très malencontreuse que le Venezuela ne puisse pas du tout s’appuyer sur ses partenaires théoriquement énergético-idéologiques dans la région, dans une recherche d’un soutien politique véritable. Vu comme ALBA est plus orientée idéologiquement que Petrocaribe, tout changement de régime au Venezuela déboucherait probablement sur la fin d’ALBA et la poursuite de Petrocaribe, réorienté pour servir des desseins unipolaires plutôt que multipolaires. Si l’on garde à l’esprit le fait que les membres de Petrocaribe relevant de la CARICOM ne constituent pas des soutiens idéologiques fiables pour Caracas, et s’intéressent bien plus aux bénéfices pratiques qu’à toute solidarité idéologique, on peut s’attendre à ce qu’ils conservent leur partenariat avec un Venezuela néolibéral pro-occidental exportateur de pétrole, et ce sans hésiter une seule seconde.

Pour ce qui concerne les membres caribéens des deux organisations d’intégration régionales du Venezuela (hormis Cuba dans ce contexte), leur principale préoccupation est que Caracas poursuive ses subsides en énergie. Si un gouvernement pro-étasunien arrivait au pouvoir, il y a des chances pour que ce programme prenne fin, du fait des désavantages économiques qu’engendrerait pour le Venezuela son maintien, pendant que ses propres citoyens subissent une pauvreté très rude du fait des conséquences de la guerre hybride étasunienne sur leur pays. Si cette décision était prise, elle jouerait cyniquement en faveur des intérêts de Washington, en leur donnant un « terrain de jeu tout prêt » pour tranquillement prendre la place du fournisseur énergétique du Venezuela vis à vis de ces États. Par ailleurs, elle pourrait également créer l’espace pour que Trinité-et-Tobago en fasse autant, avec son projet de gazoduc Est-caribéen.

L’Organisation des États de la Caraïbe orientale (OÉCO)

Cette organisation d’intégration locale-régionale présente un degré plus étroit de collaboration entre ses membres que toutes celles décrites ci-avant, du fait de son cadrage réaliste et des ressemblances partagées entre ses membres. L’OÉCO rassemble 6 des 8 États indépendants des Petites Antilles, ainsi que quelques colonies européennes, ou, pour le dire autrement, tous les pays souverains de cet archipel, hormis les « Exceptions Atlantiques » de la Barbade et de Trinité-et-Tobago. Chacun des membres indépendants de l’OÉCO utilise le Dollar des Caraïbes orientales comme monnaie, et est apparenté à la même banque centrale, ce qui souligne leur niveau impressionnant d’intégration financière.

Par ailleurs, la plupart d’entre eux sont également impliqués dans la même organisation militaire, le « Système de sécurité régional » (RSS) adossé aux USA. Par rapport au bloc cité juste avant, les colonies européennes en sont exclues, et la Barbade y est intégrée. Le RSS constitue une sorte de version affinée du « Partenariat pour la prospérité et la sécurité dans les Caraïbes » décrit plus haut, et gère les mêmes tâches de sécurité, comme répondre aux catastrophes environnementales (ouragans) et leurs conséquences humanitaires, ou briser les réseaux de trafics interdits de narcotiques ou de migrants. En outre, le RSS fut également utilisé par les USA pour donner du crédit au Pentagone une « crédibilité »régionale lors de l’invasion de la Grenade en 1983. En résumé, on peut affirmer que l’OÉCO constitue une forme d’organisation qui succède à la Fédération des Indes occidentales, du fait qu’elle intègre tant d’anciens membres de cette dernière.

La principale différence entre l’OÉCO et la Fédération des Indes occidentales est que la Barbade, la Jamaïque, et Trinité-et-Tobago ne sont pas membres de l’organisation pseudo-succédante, pas plus que les colonies britanniques des Îles Caïman, et des Îles Turques-et-Caïques. Une autre disparité entre les deux organisations régionales est que l’OÉCO a réussi à intégrer ses membres selon de nombreuse sphères, alors que la Fédération des Indes occidentales échoua à ce faire. On peut sans doute attribuer pour partie ces destins différents à leurs divergences quant aux membres que chacune compte, et il peut être avancé que la Fédération des Indes occidentales était simplement « trop grande », si bien qu’elle fit émerger plusieurs centres de pouvoirs rivaux (la Jamaïque et la Trinité), qui ne réussirent pas à aplanir leurs divergences au nom de l’unité de l’organisation.

En l’état, on pourrait imaginer que l’OÉCO puisse poursuivre ses projets d’intégration en les amenant à leur conclusion logique, et en devenant une fédération politique, mais cela ne changera rien de substantiel dans la géopolitique des Caraïbes. Les États insulaires formant ce bloc essaient de tirer des bénéfices à la fois des USA et du Venezuela, comme le prouve leurs appartenances concurrentes à l’organisation militaire RSS dirigée par Washington et aux groupes ALBA et Petrocaribe fondés par Caracas. Si des pressions les forçaient à choisir, on pourrait s’attendre à les voir rejoindre le camp des USA dans tout conflit militaire en appelant à leurs loyautés institutionnelles (ce n’est pas que leur participation changerait quelque chose de substantiel opérationnellement), mais du fait de leur dépendance énergétique envers le Venezuela, ils le soutiennent ouvertement dans les organisations internationales telle que l’OÉA.

Ainsi, un OÉCO fédéralisé pourrait d’un côté servir à solidifier le contrôle étasunien sur les Caraïbes encore plus qu’il ne l’est déjà, mais pourrait également devenir un composant (si petit qu’il soit) de l’hémisphère Ouest de l’ordre mondial multipolaire en cours d’émergence. Dans chacun des cas, l’OÉCO reste bien trop petite pour devenir un centre de pouvoir en soi : c’est pour cette raison que toute reconstitution de la Fédération des Indes occidentales devrait intégrer des membres plus grands pour exercer une influence géopolitique notable. A contrario, ce changement apporterait les mêmes implications de rivalité qui mirent à bas l’ancienne Fédération des Indes occidentales. Il existe des chances pour que cet écueil organisationnel puisse être évité, mais cela dépendra fortement des retombées de la guerre hybride au Venezuela et des conséquences qu’elle a sur les Caraïbes.

A suivre

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

Source : https://lesakerfrancophone.fr/geopolitique-des-caraibes-du-xxieme-siecle-34


Géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle 4/4

Il importe, en s’employant à prédire les contours de toute revitalisation de la Fédération des Indes occidentales, de garder en tête que cette entité supposée comprendra probablement trois parties primaires constituant un « Bloc Atlantique », l’OÉCO, et la Jamaïque, ce qui constituera fondamentalement une intégration de la plus grande partie de la CARICOM.

 

Cet article fait partie d’une série de quatre. Lire d’abord les premièredeuxième et troisième parties.

Le bloc Atlantique

Les États de Trinité-et-Tobago et de la Barbade, constituant l’« exception Atlantique », ont une forte probabilité de voir leur intégration mutuelle progresser, au vu des relations politiques proches dans les organisations internationales, et l’une vis à vis de l’autre. Par exemple, aucun de ces deux pays caribéens n’est membre de l’ALBA ou de Petrocaribe en lien avec le Venezuela, ce qui implique une tentative délibérée de garder leurs distances de Caracas. Trinité-et-Tobago considère le Venezuela comme un compétiteur régional en matière d’énergie, et n’apprécie pas que la République Bolivarienne fasse usage de ses ressources en hydrocarbures pour devenir une force politique dans l’archipel des Petites Antilles ; il s’agit là d’un rôle que Trinité-et-Tobago se serait bien vu remplir, au travers d’une combinaison de ses ressources énergétiques et culturelles.

La Barbade, quant à elle, n’a pas de rivalité structurelle avec le Venezuela, et l’on peut sans doute interpréter ses réserves vis à vis de Caracas comme un signe de solidarité muette envers son allié de Trinité-et-Tobago. Nous avons mentionné plus haut la forte proximité qu’entretiennent ces deux États insulaires en matières sociales et commerciales, et il exista jadis une proposition de Trinité-et-Tobago de bâtir un gazoduc Est-caribéen jusque la Barbade, prolongeable vers le reste des Petites Antilles. La saturation du marché énergétique a enrayé ce projet pour une durée indéterminée, ainsi que le système Petrocaribe de Caracas, qui a empêché Trinité-et-Tobago d’entrer en compétition avec le Venezuela pour s’attirer la loyauté de ces États insulaires caribéens. Fondamentalement, Trinité-et-Tobago et la Barbade, se trouvant dans le même « bateau », que ce soit en matière géographique, politique, ou stratégique, il faut s’attendre à les voir approfondir encore leur intégration ensemble dans un futur proche.

Voilà qui suffirait déjà en soi à constituer une partie séparée d’une Fédération des Indes occidentales plus étendue, mais l’on ne saurait exclure l’idée que Trinité-et-Tobagoessayera également de jouer l’intégration avec ses partenaires continentaux au Sud-Est que sont le Guyana et le Suriname, qui sont tous les deux bien plus caribéens que Sud-américains, que ce soit historiquement, démographiquement, ou culturellement. Et ils sont également membres de la CARICOM, sans compter que le Guyana figurait au nombre de ses États fondateurs et qu’il en héberge le siège. En ligne avec la résistance politique de Trinité-et-Tobago face au Venezuela et de leur rivalité latente, le Guyana constituerait un « excellent » ajout au bloc Atlantique, du fait du différend territorial qu’il maintient avec le Venezuela, et qui n’est pas non plus sans profondes implications en matière énergétique. Du point de vue de Trinité-et-Tobago, il serait « sage » de formaliser un partenariat avec le Guyana afin que les deux pays puissent joindre leurs efforts pour « contrer » l’influence politique et énergétique du Venezuela sur les autres membres de la CARICOM, et le Suriname, faible et appauvri, n’aurait d’autre choix pratique que de les rejoindre.

L’OÉCO

Il est donc tout à fait réaliste d’envisager la formation d’un bloc Atlantique entre les quatre nations, Trinité-et-Tobago en constituant l’État cœur, ancre et pivot dans cette construction unipolaire. Port-d’Espagne dispose du potentiel pour relier physiquement ses membres entre eux au travers d’un réseau de gazoducs sous-marins, qui pourrait finir par se voir étendu vers l’OÉCO si les « bonnes » circonstances s’alignent, c’est à dire suite à un renversement du gouvernement vénézuélien et un démantèlement par les autorités putschistes de Petrocaribe. L’événement pourrait catalyser l’intégration du bloc Atlantique avec l’OÉCO, mais même si cette suite d’événement ne se produit pas, rien n’empêche une intégration menée par Trinité-et-Tobago des quatre membres précités de la CARICOM. Au contraire même, la survie perpétuelle du gouvernement bolivarien au Venezuela donne à ces pays une bonne raison de formaliser leur alliance stratégique les uns avec les autres et de discuter une étape de fédération, pour rassembler au mieux leurs ressources collectives.

La Jamaïque

Dans l’hypothèse d’une réaction en chaîne, voyant un renversement du gouvernement vénézuélien et le bloc Atlantique – que ce soit en tant qu’entité pseudo-formalisée ou en tant qu’entité officielle – accélère son intégration politico-stratégique avec l’OÉCO, la Jamaïque serait vouée à jouer un rôle certain dans ce processus. En l’état, Kingston entretient des liens d’amitié avec tous les autres acteurs, et est de fait membre de Petrocaribe, si bien qu’elle n’a aucune intention de se ranger aux côtés de Trinité-et-Tobago, sa rivale historique, pour faire front face aux autorités bolivariennes du Venezuela, son soutien énergétique. La Jamaïque et Trinité-et-Tobago restent en compétition culturelle dans la sous-région de l’OÉCO, exactement comme elles l’étaient au temps de la Fédération des Indes occidentales dans la période d’avant les indépendances, si bien qu’à la surface, il apparaît peu probable qu’elles trouvent jamais un arrangement pour se réintégrer l’une avec l’autre, surtout après l’échec de leur dernière tentative en ce sens il y a un demi-siècle.

La variable centrale qui pourrait altérer toute cette dynamique est la réussite ou non du coup d’État de guerre hybride qui a lieu au Venezuela, dont on pourrait anticiper qu’elle mette en mouvement l’annulation des subsides de Petrocaribe et aille jusqu’à une guerre civile — qui causerait une telle tourmente dans le géant sud-américain qu’il n’aurait guère le temps ou l’opportunité de penser à ses politiques d’influence sur les Caraïbes. Dans un tel scénario, le bloc Atlantique pourrait tirer profit de la situation pour « s’emparer » de l’OÉCO, et le transformer en entité absolument unipolaire. Les populations des pays de l’OÉCO se préoccuperaient sans doute des accords de pouvoir asymétriques que cela mènerait à tisser entre leurs pays et le bloc Atlantique, les premiers disposant en tout et pour tout d’à peine 1 million d’habitants, et les seconds totalisant presque le triple, avec 2,7 millions d’habitants. Le hasard des choses fait que la population totale du bloc Atlantique est à peu près égale à celle de la Jamaïque, ce qui pourrait inciter l’OÉCO à demander que Kingston devienne membre dans la résurgence de Fédération des Indes occidentales, afin d’assurer un équilibre interne de l’organisation.

La dynamique de la Fédération des Indes occidentales s’en verrait totalement chamboulée, car l’influence unipolaire excessive en provenance du bloc Atlantique se verrait contre-balancée par l’attitude de la Jamaïque, plus nuancée et plus ouverte à la multipolarité. Cela ferait également de l’OÉCO — en tant qu’objet de compétition entre Kingston et Port-d’Espagne — le nouveau faiseur de rois dans les affaires trans-régionales de la fédération, et permettrait l’application d’une forme d’équilibre à ce qui risquerait sans cela d’apparaître comme une entité politique fortement divisée. Si ce projet d’intégration multi-national est mené à bien avec succès, il pourrait porter des implications de longue portée sur la géopolitique des Caraïbes pour le XXIème siècle, et plus largement sur l’hémisphère Ouest, que nous allons à présent décrire en conclusion de cette recherche, en présentant une vision possible de l’avenir de la région.

Débouchées géopolitiques

TRINITÉ-ET-TOBAGO AU PLUS HAUT

Jusqu’alors insignifiante sur le plan géopolitique en matière de politique de l’hémisphère, Trinité-et-Tobago deviendrait tout à coup un joueur bien plus important aux yeux des grandes puissances, du fait de son rôle de pivot trans-régional reliant les Caraïbes (Petites Antilles) et les portions sud-américaines de la Fédération des Indes occidentales.

PORTÉE RÉGIONALE

Le bloc Atlantique, l’OÉCO et la Jamaïque apportent chacun leur zone de portée régionale ainsi que des avantages stratégiques importants à la nouvelle Fédération des Indes occidentales : le premier est plus concentré sur la côte Nord-Est de l’Amérique du Sud et dispose de réserves énergétiques conséquentes en mer ; la seconde constitue un haut-lieu touristique ; et la troisième est située de manière centrale entre le Passage au Vent et le(s) canal(aux) du Panama (et du Nicaragua).

EXPANSION DU RSS

Très probablement, le bloc militaire dirigé par les USA comprenant actuellement l’OÉCO se verrait étendu pour intégrer les autres membres de la nouvelle Fédération des Indes occidentales : Jamaïque, bloc Atlantique (La Trinité, le Gyana, le Suriname), ce qui resserrerait beaucoup la coordination militaire entre la plupart des États déjà compris dans le « Partenariat pour la prospérité et la sécurité dans les Caraïbes ».

PERCÉES INDIENNES

Au vu de la place de premier plan qu’occupe l’ethnie indo-caribéenne comme minorité dominante dans trois des quatre États du bloc Atlantique, il est possible que New Delhi puisse user de ce fait démographique à son avantage, en encourageant un partenariat étendu entre l’Inde et la nouvelle Fédération des Indes occidentales, de quoi permettre à la grande puissance de mettre le pied dans la porte de l’hémisphère, première étape pour se hisser au niveau de la Chine sur place.

COMPLICATIONS POUR LA CHINE

Si l’on considère les quatre précédentes débouchées géopolitiques d’un nouvelle Fédération des Indes occidentales, il est à prévoir que la Chine va avoir à faire face à certains défis quant à son influence dans les Caraïbes si cette entité se transforme en bastion unipolaire servant à renforcer la mainmise des USA sur la région. Pékin ne pourrait pas employer les leçons stratégiques de la Mer de Chine du Sud que nous avions décrites dans le premier chapitre de la présente recherche.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

Source : https://lesakerfrancophone.fr/geopolitique-des-caraibes-du-xxieme-siecle-44

 

Après publication de l’ensemble des traductions des articles constituant cet ouvrage, nous mettons à disposition le livre au format PDF, en accord avec l’auteur.

Cet ouvrage passe en revue tous les aspects permettant de comprendre le rôle de cette région sur la scène mondiale :

 

Géopolitique des Caraïbes du XXIème siècle – PDF
  • Une présentation des îles, archipels et États parties prenantes des Caraïbes
  • L’enjeu du contrôle des goulets de passage sur les routes maritimes au plus près notablement des États-Unis
  • Les organisations d’intégration régionales, et le poids des grandes puissances dans la région
  • Une anticipation du devenir possible de la région et de son poids au niveau mondial pour le XXIème siècle

Ce livre au format PDF restera disponible ici, et mis à jour le cas échéant.

 

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