Tribune libre n°75 - février 2018.

JEUX DE GUERRE EN LIBYE : DANGERS POUR LA TUNISIE

...par Taje Mehdi.

 

Expert en géopolitique et méthodologies de la prospective, spécialiste du Maghreb, de la bande sahélo-saharienne et des questions de sécurité, directeur du Cabinet Global Prospect Intelligence et membre du Collège des conseillers internationaux du CF2R.


A la charnière du Maghreb et du Machrek, porte d’entrée vers l’Afrique, riche en ressources énergétiques (pétrolières et gazières), la Libye occupe une position de carrefour stratégique hautement convoité. En violation flagrante de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU en date du 17 mars 2011, la France, la Grande-Bretagne puis l’OTAN menèrent une action militaire d’envergure ayant pour objectif final un changement de régime en Libye et l’élimination du colonel Kadhafi. Le Président tchadien Idriss Déby abondait en ce sens en soulignant le 16 décembre 2014 : « l’objectif de l’OTAN était d’assassiner Kadhafi. Cet objectif a été atteint ».

 

LA FACE CACHÉE DE L’ICEBERG

 

Lors de sa visite d’Etat en Tunisie, le président français Emmanuel Macron a surpris son auditoire en soulignant, le 1er février 2018, la responsabilité de la France et des Occidentaux dans la situation chaotique que traverse la Libye : « nous avons collectivement plongé ce pays depuis des années dans l’anomie sans pouvoir régler la situation (…) quoique l’on pense d’un dirigeant, on ne peut se substituer à la souveraineté d’un peuple pour décider de son futur (…) l’idée que l’on règle la situation d’un pays de façon unilatérale et militaire est une fausse idée ». Dans un ouvrage récemment paru, Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières (MSF) et professeur à l’université de Manchester, reprend les évaluations de Patrick Hamzadeh, militaire français et fin connaisseur de la Libye, lors de l’intervention française puis de l’OTAN devant éviter un génocide à Benghazi : « la trentaine de chars disposés à l’entrée de la ville ne constituait aucune menace mortelle. La rébellion armée, dans cette ville très étendue d’un million d’habitants, était parfaitement à même de protéger son périmètre (…) quant à la prétendue colonne de chars qui se dirigeait vers la ville, personne ne l’a vue. A supposer qu’elle ait existé, il était possible de la dissuader par des survols et de simples tirs d’arrêt ». Cette « erreur d’appréciation » reprise en boucle par des médias tous sur la même ligne afin d’insuffler une pensée dominante, visait à légitimer l’intervention militaire et le changement de régime s’inscrivant dans des considérations personnelles liées à la présidence Sarkozy et poursuivant des objectifs stratégiques loin de toute considération humanitaire.

Deux autres erreurs d’appréciations ont justifié l’intervention :

– l’attaque de manifestants à Tripoli par des avions de chasse de Kadhafi, conduisant le Président Sarkozy, le Premier ministre britannique Cameron et le président Obama à s’exprimer en ces termes : « un chef d’Etat qui envoie son aviation contre son propre peuple n’est plus digne de gouverner : il doit partir ». Cette attaque n’a jamais eu lieu et fut ce que nous considérons aujourd’hui comme une Fake News initiée par la chaine qatarie Al-Jazeera. A l’instar des armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein et jamais retrouvées – simple alibi afin de justifier l’invasion puis la destruction de l’Irak -, le contrôle et la manipulation des opinions publiques constituent un élément indispensable des nouvelles guerres visant à reconfigurer des théâtres jugés stratégiques ;

– parution d’une information portée par le représentant de la Ligue libyenne des droits de l’Homme faisant état de la présence de charniers à Tripoli et Benghazi, où 6 000 morts auraient été ensevelis en 10 jours. Même scénario, l’information était fausse. A juste titre, Régis Debray déclare : « on voit ce qu’on croit ». Devançant les propos du président Macron, un rapport parlementaire britannique paru en septembre 2016 a souligné l’inexactitude de ces informations : « selon ce rapport réalisé par une commission parlementaire des affaires étrangères, composée en majorité de conservateurs, l’intervention occidentale en Libye, qui permit la chute du raïs Kadhafi, était fondée sur des « postulats erronés ». D’opération limitée destinée à protéger les civils, elle s’est transformée en une « politique opportuniste de changement de régime »1. Par ailleurs, le président Obama a reconnu, le 10 avril 2016, que ne pas avoir prévu de suivi après l’intervention militaire en Libye constituait « la plus grande erreur de sa carrière ».

En réalité, loin de toute « responsabilité de protéger », les objectifs prioritaires de cette vaste manœuvre guerrière consistaient principalement à :

– éliminer le colonel Kadhafi, car il était susceptible d’entraver les objectifs stratégiques poursuivis par les puissances occidentales au Maghreb et au Sahel africain,

– s’assurer le contrôle des ressources pétrolières et gazières et évincer les puissances rivales, notamment la Russie et la Chine, etc.

Par ailleurs, des considérations de politique intérieure, voire personnelles, s’ajoutent également à ces enjeux gaziers visant à contrôler l’approvisionnement en gaz des pays de l’Union européenne, trop dépendants des approvisionnements russes. Cette « géopolitique des tubes » s’est également étendue à la sphère moyen-orientale, notamment dans le cadre de la guerre en Syrie.

Depuis lors, la Libye a basculé dans le chaos et s’érige en foyer terroriste doublé d’un sanctuaire pour les commandos qui menacent ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel, notamment la Tunisie voisine.

 

LE RETOUR DES JIHADISTES, FUTUR NID DE GUÊPES ?

 

Suite aux revers enregistrés par Daech en Syrie et en Irak, le reflux des djihadistes fut anticipé par le chef d’état-major de l’armée américaine et par le sénateur John McCain, appelant à une intensification de la présence militaire américaine au Sahel et plus globalement en Afrique, stratégie qualifiée de « pivot vers l’Afrique ». La manœuvre prend forme, les jalons sont posés les uns après les autres ! Peu à peu, des bases militaires, des points d’appui, des sites de pré positionnement de matériel, dex forces spéciales légères et souples et des « contractors » chargés de recueillir du renseignement sont établis tout le long de la bande sahélo-saharienne, au Maghreb et plus globalement en Afrique selon la stratégie dite du « nénuphar ».

Le 5 octobre 2017, l’embuscade à la frontière entre le Mali et le Niger ayant couté la vie à quatre bérets verts américains et à cinq soldats nigériens révélait la présence d’environ 1 000 soldats américains au Niger, soutenus par des drones armés basés à Niamey et à Agadez. Le Niger, idéalement situé au centre de la bande sahélo-saharienne (BSS), s’érige en Etat pivot de la présence militaire étrangère. Le nombre de soldats américains déployés et impliqués dans les opérations de combat est bien plus important que révélé par les sources officielles. Comme le souligne Leslie Varenne, directrice de l’IVERIS2, « en 2006, seulement 1% de tous les commandos américains déployés à l’étranger se trouvaient en Afrique. En 2010, ils étaient 3% ; en 2016, ce nombre avait bondi à plus de 17%. Le Pentagone reste très discret, secret sur son engagement dans cette partie du monde. Officiellement, ils seraient 6000 G.I. dispatchés sur tout le continent, mais ce chiffre est, sans aucun doute, fort éloigné de la réalité. En effet, la base de Djibouti héberge 4 000 soldats, le Niger en compte, à lui seul, 1000 et les militaires américains sont présents dans au moins vingt pays. Le compte n’y est pas »3.

Certes, le terrorisme djihadiste est bien réel et constitue une menace majeure. Sur le plan géopolitique, il n’en demeure pas moins un bruit de fond appelé à s’inscrire dans la durée, certes incomparable, en terme d’impact, à une dynamique telle que l’irrésistible montée en puissance de la Chine amenée à bouleverser les équilibres de forces à l’échelle planétaire. Tout en subissant des défaites, le terrorisme djihadiste ne va pas pour autant disparaître. Tel un virus, il va muter, se reconfigurer, se disséminer et se redéployer sur de nouveaux théâtres, tirant profit de contingences locales propices à son implantation et de l’appui d’acteurs étatiques et non étatiques lui apportant un soutien en tant qu’auxiliaire de vastes manœuvres stratégiques ciblant des puissances rivales.

Nous sommes dans la logique de guerres par « proxi » à l’image des mercenaires de la Rome antique. Des logiques géopolitiques et des rivalités de puissance sont à l’œuvre. Tout en proliférant sur un terreau fertile et différencié selon les théâtres géographiques, le terrorisme n’est souvent que la « surinfection d’une plaie » obéissant à des calculs stratégiques d’acteurs étatiques régionaux et d’envergure internationale et d’acteurs non-étatiques poursuivant des objectifs stratégiques, criminels et mafieux. Afghanistan, Asie centrale, Caucase, « étranger proche russe », périphéries chinoises (Asie du Sud-Est, Myanmar, etc.), Libye et bande sahélo-saharienne sur le flanc sud de la Tunisie et de l’Algérie semblent constituer les futurs foyers de ce redéploiement. Combiné au danger migratoire sur fond de dénonciation d’esclavagisme avéré en Libye, ce retour téléguidé d’éléments djihadistes aguerris au combat en Libye et au sein de la bande sahélo-saharienne visera à justifier une pénétration militaire croissante des Etats-Unis, en concurrence avec d’anciennes puissances coloniales, dont la France. Italie et Allemagne au Niger, Grande-Bretagne au Mali, etc. révèlent la militarisation croissante de notre flanc sud, notre ceinture de sécurité. L’objectif premier demeure néanmoins l’évincement des puissances rivales quant à l’accaparement des ressources stratégiques, principalement la Chine et la Russie. Parallèlement, dans le cadre d’un potentiel ciblage de l’Algérie, la manœuvre d’encerclement est établie. Cette exacerbation des rivalités de puissance dans notre voisinage menace directement la sécurité nationale tunisienne.

Néanmoins, en dépit de la défaite de Daech à Syrte, le retour de djihadistes des théâtres syriens et irakiens est mis en exergue par de multiples analystes et think thanks. Smaïl Chergui, responsable de la Commission en charge de la paix et de la sécurité au sein de l’Union africaine (UA) affirme : « ils seraient près de 25 000 djihadistes à se préparer à revenir en Afrique, certains sont déjà arrivés au Sahel ». S’exprimant également lors de la 28e Conférence de l’UA achevée le 29 janvier 2018, le Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia, a relevé que ce retour était susceptible de redonner un nouveau souffle aux groupes terroristes parcourant la bande sahélo-saharienne. Parallèlement, le journal britannique The Sun révélait le 23 janvier 2018 que Al-Baghdadi, Calife autoproclamé de Daesh, « aurait quitté l’Irak pour se réfugier quelque part dans le nord du Tchad ou dans la zone frontalière échappant à tout contrôle entre l’Algérie et le Niger, voire dans le sud de la Libye ». Certaines sources révèlent, dans le contexte de la mise en place de la force militaire conjointe du G5 Sahel, l’alliance de groupes terroristes au Sahel sous la bannière d’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS) dirigé par Abou Walid Sahraoui. Il convient néanmoins de ne pas sous-estimer le poids des groupes affiliés à Al-Qaida entité historique, notamment d’AQMI, et de rivalités aspirant à s’assurer le contrôle des populations et des trafics sur fond de résonnance médiatique.

Parallèlement, selon un rapport du Washington Institute For Near East Policy, The Others : Foreign Fighters in Libya4 publié en janvier 2018, le théâtre libyen représente la accueille la plus importante vague djihadiste après la Syrie, l’Afghanistan et l’Irak. Ce rapport révèle que les Tunisiens constituent le plus important contingent de djihadistes présents en Libye. Leur nombre est évalué à 1 500. A titre indicatif, il dénombre 300 Marocains, 130 Algériens, 112 Egyptiens, 100 Soudanais, 900 combattants originaire d’Afrique subsaharienne, 66 Français, etc. Ce nombre de Tunisiens représente une menace majeure quant à la sécurité nationale du pays5. Avons-nous une stratégie globale, interministérielle, inclusive et participative, conjuguant Hard et Soft Power afin de faire face au retour de ces Foreign Fighters ? Avons-nous une stratégie globale de prévention de la radicalisation des jeunes tunisiens ?

 

  1. « Royaume-Uni : un rapport parlementaire éreinte Sarkozy et Cameron pour l’intervention en Libye », Eugénie Bastié, Le Figaro, 14 septembre 2016, http://www.lefigaro.fr/international/2016/09/14/01003-20160914ARTFIG00259-royaume-uni-un-rapport-parlementaire-ereinte-sarkozy-et-cameron-pour-l-intervention-en-libye.php. ↩
  2. Institut de Veille et d’Etude des Relations Internationales et Stratégiques. ↩
  3. « L’Afrique de l’Ouest dans l’œil du cyclone US », Leslie Varenne, reseauinternational.net, 2 novembre 2017 (http://reseauinternational.net/l-afrique-de-louest-dans-loeil-du-cyclone-us/). ↩
  4. http://www.washingtoninstitute.org/uploads/PolicyNote45-Zelin.pdf ↩
  5. http://www.rfi.fr/afrique/20180129-tunisiens-contingent-jihadiste-libye ↩

 

 

Source : https://www.cf2r.org/tribune/jeux-de-guerre-libye-dangers-tunisie/

 

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