Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.
Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.
Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).
Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.
FIGAROVOX/ENTRETIEN - L'ambassadeur russe à Ankara a été tué alors que la Russie, l'Iran et la Turquie
allaient se réunir à Moscou pour évoquer la crise syrienne. Pour Caroline Galactéros, l'attentat ne devrait pas remettre en cause la récente réconciliation entre Moscou et
Ankara.
L'ambassadeur russe en Turquie a été assassiné lundi 19 décembre à Ankara. Le tireur a
déclaré juste après l'avoir abattu à bout portant: «Nous sommes ceux qui ont voué allégeance à Mohamed pour le djihad jusqu'à notre dernière heure.
N'oubliez pas la Syrie, n'oubliez pas Alep. Tant que les habitants n'y seront pas en sécurité, vous ne le serez pas non plus». La Russie a aujourd'hui le leadership au Moyen-Orient.
Risque-t-elle d'être davantage la cible du terrorisme islamiste?
C'est probable et elle le craint. C'est aussi l'une des raisons de son implication militaire en Syrie. L'assassinat
d'un ambassadeur en fonction est un acte d'une extraordinaire gravité. L'ambassadeur est nommé par le président lui-même. C'est son émissaire personnel, sa voix, l'expression de sa
volonté et de son pouvoir dans son pays de résidence. C'est donc un message direct et personnel qui vient d'être délivré à Vladimir Poutine. Sachant que le président russe n'est pas le moins
du monde homme à céder à l'intimidation, mais qu'au contraire elle le galvanise, soit les instigateurs de l'attentat veulent jeter de l'huile sur le feu et relancer la guerre et en ce cas,
ils font preuve d'un bien mauvais jugement. Soit ils déclarent la guerre totale à ceux qui ont décidé de les sortir du jeu syrien, y compris à certains de leurs anciens soutiens qui les
lâchent progressivement, reviennent à une vision plus lucide et pragmatique de la réalité des enjeux et se rapprochent de Moscou pour en finir avec cet abcès régional qui menace de devenir
incontrôlable. Et là aussi, l'effet boomerang sera douloureux. Il y a bien sûr maintes autres hypothèses. La plus probable est que le message est aussi via Moscou, adressé à Ankara, pour
enfoncer un coin dans la relation turco-russe - mise en péril en novembre 2015 par l'affaire de Sukhoï russe descendu par la chasse turque - et spectaculairement restaurée depuis juillet
dernier et le coup d'État avorté à Ankara.
Aurait-on pu ainsi chercher à fragiliser ce récent rapprochement
russo-turc?
Il pourrait s'agir de signifier au président Erdogan qu'il ne peut impunément jouer sur
tous les tableaux.
Il pourrait en effet s'agir de signifier au président Erdogan qu'il ne peut impunément jouer sur tous les tableaux et qu'il doit choisir, sur le
terrain, entre son alliance américaine - via l'OTAN et sa participation à la coalition occidentalo-sunnite -, et son rapprochement opportuniste de l'axe russo-iranien, dont on se demande de
plus en plus s'il est tactique ou stratégique. La Turquie s'est en effet longtemps impliquée dans la déstabilisation du régime syrien, avant de reconnaître officiellement à la fin de l'été
dernier, que Bachar al-Assad était un interlocuteur sinon légitime du moins incontournable. Une manière de faire amende honorable envers Moscou, de légitimer l'implication russe, sa maîtrise
croissante du jeu militaire et diplomatique et de mettre un bémol à son soutien militaire aux «rebelles» et même à l'État Islamique qui depuis cible le régime du président Erdogan. Avec cet
attentat, Ankara est en train d'expérimenter les limites de son jeu très habile sur tous les tableaux et en premier lieu, sur son positionnement entre Moscou et Washington. Elle tire parti du
besoin de chacun des deux Grands de la compter comme alliée sur le terrain pour pousser ses feux en Syrie, à la fois pour y asseoir une influence grâce à ses «rebelles pro-turcs» en
installant la légitimité de ses prétentions symboliques sur Raqqa ou Mossoul notamment, et bien sûr pour contrarier les ambitions territoriales et politiques de son ennemi principal kurde.
Elle mène quelques offensives contre l'État islamique pour faire bonne mesure et permet de facto d'accélérer la libération d'Alep en cessant
son soutien aux djihadistes locaux.
Dans quelle mesure est-ce la politique internationale russe qui a été
visée?
Cet acte tragique est la rançon du succès global de la Russie, revenue dans le jeu
international à la faveur de son implication militaro-diplomatique efficace en Syrie.
Au-delà des enjeux régionaux dont nous parlions, cet acte tragique est la rançon du succès global de la Russie, revenue dans le jeu international à
la faveur de son implication militaro-diplomatique efficace en Syrie. De ce point de vue, la libération d'Alep, - bientôt complète il faut l'espérer -, est un tournant non seulement militaire
mais aussi psychologique. Moscou, ne nous en déplaise, est de facto l'arbitre du jeu diplomatique face à une Amérique en retrait et à l'orée
d'un changement de président à Washington qui devrait renforcer une convergence de vues sur le fond du problème. Et le fond du problème, c'est : jusqu'à quand
va-t-on encore croire pouvoir instrumentaliser l'islamisme radical pour atteindre des objectifs politiques et économiques occidentaux ? Le conflit syrien a démontré l'impasse de ce
raisonnement utopique irresponsable et éminemment dangereux pour nos sociétés mêmes. Ce sont elles qui risquent in fine la déstabilisation
violente et la guerre civile. Nous sommes malheureusement très bien placés pour le savoir en France… En Syrie, c'est donc enfin la revanche de la stratégie sur la seule tactique, celle de la
vision de long terme sur la courte vue, celle de l'anticipation et de la prévention sur le traitement local et provisoire, celle de la technique du garrot en amont de la plaie pour éviter
l'amputation et l'invalidité définitive. Or, il semble bien qu'au-delà de leurs divergences naturelles de puissance ou d'influence et quels que soient leurs défauts respectifs (l'absence
d'expérience gouvernementale du premier, l'autoritarisme de l'autre), les présidents Trump et Poutine soient dotés d'un solide bon sens, soient lucides et réalistes et ne se paient pas de
mots. Ils ont tous deux en ligne de mire le djihadisme international qui pratique «le supplice des mille plaies» et attaque tous azimuts pour atteindre les fondements même de la civilisation
occidentale. Il faut tout simplement cesser de se lancer des boules puantes et faire front commun. L'ennemi djihadiste sent peut-être que la partie lui échappe
au moins en Syrie et multiplie les attaques (Ankara mais aussi l'Allemagne, la Jordanie, l'Irak ou le Pakistan pour ne parler que des plus récents), pour manifester sa capacité de
nuisance et mettre en échec toute avancée? Il se nourrit de l'entropie violente? Il monte en gamme et aux extrêmes? Peine perdue. «La peur n'évite pas le danger» comme le dit le proverbe
populaire. Reculer ne nous préservera de rien.
Tant que l'on ne comprendra pas l'urgence d'une restauration d'un collectif national, nous
serons des cibles offertes à la déstabilisation rampante.
Ce qui vient de se passer est très grave mais signe paradoxalement un palier positif atteint dans une lutte à multiples facettes qui sera longue,
douloureuse et victorieuse. La question se pose juste de notre degré de conscience de la menace. Car, dans nos sociétés horizontales, pétries d'utopie égalitariste et minées par le
communautarisme qu'on a laissé s'implanter au nom même de la liberté, on ne veut pas voir la vulnérabilité croissante de la cohésion nationale que ces renoncements permettent. Tant que l'on
ne comprendra pas l'urgence d'une restauration d'un collectif national, nécessairement contraignante pour ces nouvelles formes «d'identité» revendiquées comme des droits indépassables, nous
serons des cibles désignées et offertes à la déstabilisation rampante.
Le terroriste est visiblement un policier turc des forces anti-émeutes d'Ankara. Cela
révèle-il une certaine instabilité des structures étatiques turques?
Celui qui peut répondre aux questions : qui ? pourquoi ? comment ? est probablement le
président Erdogan lui-même.
Difficile à dire. Nous en sommes réduits aux conjectures. Celui qui peut répondre aux questions: qui? pourquoi? comment? est probablement le
président Erdogan lui-même. Il incrimine évidemment le réseau Gülen comme commanditaire de l'assassinat, mais c'est peut-être une façon d'escamoter les véritables responsables qui mettraient
en défaut son contrôle affiché sur l'appareil de sécurité. Il reste très surprenant que dans un pays aussi «tenu» que la Turquie, où fourmillent la police, l'armée et les Services, et dans un
contexte diplomatique et sécuritaire si tendu, un homme ait pu s'introduire aussi facilement au plus près d'une cible à haute valeur ajoutée telle qu'un ambassadeur russe. Certes, la purge
consécutive au coup d'État manqué a été massive et a fragilisé les anciens équilibres de pouvoir entre kémalistes, gülénistes, et partisans de la ligne Erdogan. On ne peut donc exclure que
l'attentat soit le fait d'opposants au régime cherchant à le fragiliser ou à l'isoler de son «nouveau meilleur ami» russe. Par ailleurs, la Turquie va de plus en plus mal au plan économique
aussi. La reconduction lundi par l'UE, des sanctions russes la pénalise fortement notamment en matière agricole. D'autres attentats, attribués à l'EI ou aux Kurdes, fragilisent son discours
sécuritaire, etc. C'est le bon moment pour chercher à altérer la détermination de son leader autocrate à mener son offensive au Moyen-Orient.
Pensez-vous que les relations russo-turques risquent de nouveau de se
dégrader?
Les commanditaires en seront pour leurs frais.
Je crois que c'est exactement l'inverse qui va se produire. Les commanditaires en seront pour leurs frais.
«Tous ceux qui participent à cette tyrannie rendront des comptes un par un» a hurlé l'assassin en invoquant Alep. Je pense que cette menace va se
retourner très exactement contre ses inspirateurs quels qu'ils soient. Nous l'avons vu, la normalisation des relations russo-turques est en marche depuis l'été.
Elle déplaît forcément à Washington. Dans les faits, la Turquie a obtenu de Moscou l'ouverture d'une zone d'action militaire au nord-est de la Syrie, où les rebelles «proxys» qu'elle
soutient militairement se sont engouffrés pour empêcher la jonction des trois provinces kurdes syriennes et sont désormais au contact des forces de l'EI. En contrepartie elle retire son appui
à certains groupuscules djihadistes et frappe de temps à autre certaines zones sous contrôle de l'EI… pour s'y substituer évidemment, et aussi pour ne pas laisser la place aux milices chiites
et forces iraniennes, bien plus que pour aider le régime syrien… qui ne voit certes pas d'un bon œil cette présence turque sur son sol mais est trop dépendant du soutien russe pour s'y
opposer. Pour les États-Unis et ceux des «rebelles» qu'ils persistent à soutenir (essentiellement pour gêner Moscou), c'est une perte d'appui difficile à
compenser.
Ce mardi a lieu une réunion diplomatique tripartite à Moscou sur la Syrie entre la Russie,
la Turquie et l'Iran. L'attentat contre Andreï Karlov était-il aussi une tentative de faire échouer ces négociations?
La dynamique russo-turco-iranienne, forgée dans le sang et la durée de cet interminable
conflit, paraît assez solide pour résister à ce genre de pression.
Probablement aussi.
L'annonce hier de l'attaque m'a immédiatement évoqué l'attentat du 12 novembre 2015 à Beyrouth, revendiqué par l'État islamique, qui avait visé le Hezbollah et fait une quarantaine de morts
dans des quartiers chiites qu'il contrôlait. C'était à la veille des attentats de Paris et à trois jours de la venue prévue du président iranien à Paris… Bien plus qu'une coïncidence selon
moi. Une visite présidentielle en conséquence annulée au moment même où l'on pouvait espérer restaurer une relation franco-iranienne très abîmée par la négociation de l'Accord sur le
nucléaire iranien où Paris s'était distingué par son obstruction méthodique dite constructive. Ce qu'il faut déplorer, c'est que chaque fois qu'un mouvement
diplomatique positif d'un point de vue global s'ébauche, des forces se coalisent pour le mettre en échec. Cette fois-ci, la dynamique russo-turco-iranienne, forgée dans le sang et la
durée de cet interminable conflit, paraît cependant assez solide pour résister à ce genre de pression. Il faut en finir avec l'islamisme radical combattant en Syrie et passer enfin à la
négociation d'un nouveau compromis politique entre Syriens et qui permette de nouveau la coexistence confessionnelle et communautaire qui prévalait, quoi qu'on en dise et malgré toutes les
imperfections du régime de Damas, avant le début du conflit. Les combats d'arrière-garde non seulement sont dérisoires mais conduisent à faire durer la guerre. Les populations civiles que
nous prétendons vouloir aider en sont les premières victimes. Nous devons admettre que nos inconséquences sont intenables, que la menace islamiste,
rhizomique et protéiforme, se répand worldwide et, au lieu de persister à ostraciser l'un des acteurs majeurs déterminés à la combattre,
il faut enfin lui tendre la main.
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