Libye : la reconquête de Syrte ou le trompe l’oeil d’une possible victoire
par Caroline Galactéros - le 21/06/2016.
Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.
Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.
Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis, 2014).
Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le monde d'aujourd'hui.
En vert les forces du gouvernement d'Unité nationale ;
En rouge la Nouvelle Armée Syrienne soutenue par le gouvernement de Tobruk ;
En noir les djihadistes de Daesh ;
En jaune les Touaregs.
Le nouveau gouvernement d’Union nationale en Libye paraît susceptible de permettre la reprise de Syrte à l’Etat islamique qui porterait à ce dernier un
indéniable coup. Mais crier victoire semble plus que prématuré tant la question libyenne est complexe, plus complexe encore que celles de Syrie ou d’Irak du fait de la faiblesse
historique de l’Etat central dans ce pays et du poids dirimant qu’y tiennent les tribus locales.
Muhammar Khadafi avait réussi la prouesse de répartir équitablement la manne pétrolière entre ces tribus, tout en la redistribuant en infrastructures et
biens publics de sorte à garantir la paix sociale. Cet équilibre fragile, solidifié par un nationalisme arabe mâtiné d’islamisme et par un Etat dictatorial légitimé par un “livre vert”
révolutionnaire et socialisant, a volé en éclats en 2011 avec l’intervention occidentale qui, en faisant tomber le régime du Colonel, a outrepassé la résolution n°1973 du conseil de
sécurité de l’ONU destinée à prévenir des massacres à Benghazi.
Depuis, la Libye se retrouve scindée entre ses trois grandes composantes historiques que sont la Tripolitaine à l’Ouest, la Cyrénaïque à l’Est et le Fezzan
au Sud. De 2014 jusqu’à il y a quelques mois, deux gouvernements s’affrontaient. L’un, islamiste, en Tripolitaine, l’autre plus proche du nationalisme arabe en Cyrénaïque. Mais devant la
montée de l’Etat islamique et les conséquences migratoires de la dislocation libyenne, les Occidentaux ont encouragé la mise en place d’un gouvernement d’Union nationale, formé en janvier
dernier et installé à Tripoli en mars. En laissant une certaine place aux islamistes de Tripolitaine, ce gouvernement d’Union nationale n’a pas encore su gagner une légitimité suffisante
pour recevoir le soutien de l’ensemble du parlement de Cyrénaïque. Une victoire décisive contre Daech serait un élément clé lui donnant l’autorité suffisante pour restaurer l’intégrité de
la Libye unitaire. Mais la lutte actuelle est forte entre tous ceux qui, en Tripolitaine comme en Cyrénaïque prétendent au premier rôle unificateur autrefois joué par le Colonel Khadafi
lorsque le royaume de Libye, instauré après la colonisation italienne, vint à vaciller. L’heureux élu n’est pas encore connu ...
Face à la complexité libyenne, je vous propose un retour aux événements de ces dernières années sous la forme d’une chronologie succincte qui commence après
la première guerre civile et la chute du régime de Khadafi. Le Conseil National de Transition, né en 2011, organise en 2012 des élections destinées à élire une assemblée chargée de
rédiger une nouvelle constitution ...
2014-2015 : implosion de la Libye unitaire et mise en place des deux gouvernements de l’Ouest (Tripolitaine) et de l’Est
(Cyrénaïque)
2012 : un Parlement est élu à Tripoli, dominé par les libéraux. C’est le Congrès général national. Après de nouvelles élections en
2013, il est présidé par Nouri Bousahmein : si ce dernier est officiellement inscrit comme « indépendant », il est en réalité islamiste et soutenu par les Frères
musulmans. Il siège à Tripoli. Ce Parlement prend la succession du Conseil national de transition.
25 juin 2014 : de nouvelles élections ont lieu. Le nouveau parlement prend le nom de Chambre des représentants et est immédiatement
reconnu par la Communauté internationale. Les islamistes sont battus par les libéraux, mais les premiers, défaits, ne reconnaissent pas le résultat des élections et décident que
l’ancien Parlement continuera d’exercer ses fonctions. La majeure partie des députés libéraux ayant rejoint la nouvelle Chambre des représentants, l’ancien Parlement (le Congrès
général national) continue d’exister et passe définitivement sous la houlette des Frères musulmans de Libye, le Parti pour la Justice et la Construction. L’homme fort
de ce parti est toujours l’islamiste Nouri Bousahmein qui, grâce aux milices locales, parvient à prendre le contrôle de la ville de Tripoli et bientôt de l’ensemble
de la Tripolitaine. Le gouvernement de Nouri Bousahmein est soutenu par la Turquie, le Qatar et le Soudan.
La nouvelle Chambre des représentants, présidée par Aguila Salah Issa s’installe dès lors à Tobrouk en Cyrénaïque. Ce gouvernement est
donc soutenu par les Occidentaux, mais aussi par l’Egypte, la Russie et les Emirats Arabes Unis. Sur le terrain militaire, il s’appuie sur la Nouvelle Armée Libyenne, commandée depuis
mars 2015 par le général Khalifa Haftar, ancien officier de Muhammar Kadhafi, passé du côté américain dans les années 1980, membre du Conseil National de Transition
en 2011 et détesté des islamistes. Il se bat notamment à Benghazi contre les différentes brigades djihadistes.
La Libye est alors bel et bien scindée en deux entre la Tripolitaine à l’Ouest et la Cyrénaïque à l’Est. Le Sud désertique est quant à lui le jeu de
différends entre les tribus touaregs et représente un précieux passage pour les djihadistes vers l’immense région voisine du Sahel.
De 2014 à aujourd’hui : la percée de l’Etat islamique
Depuis avril 2014, profitant de l’implosion totale de l’Etat unitaire libyen en proie aux rivalités entre les différentes tribus locales, l’Etat islamique
prospère au milieu du pays, notamment dans la région de Syrte. Il a tenté de s’installer à Derna, mais s’en est fait déloger en juin 2015 … par un autre groupe djihadiste, proche
d’Al-Qaïda. L’Etat islamique compterait entre 2 000 à 3 000 hommes en Libye. C’est peu dans l’absolu, mais au-delà de sa structure propre, c’est tout un ensemble de groupes djihadistes
qui fleurissent en Libye, notamment le groupe Ansar al-Charia lié à Al-Qaïda et contre lequel se battent notamment les troupes du général Haftar, toujours soutenu par le
Parlement de Tobrouk.
Depuis 2015 : vers la constitution d’un gouvernement d’Union nationale
Assez logiquement, l’Algérie tend à soutenir le gouvernement de Tripolitaine, non par proximité idéologique avec les Frères musulmans, mais davantage
pour pouvoir tenir sa frontière de l’Est. L’Egypte soutient elle la Cyrénaïque pour la même raison. Le président égyptien apprécie le nationalisme arabe et la relative laïcité du
général Haftar, ce dernier se rêvant d’ailleurs un destin similaire à celui du Maréchal Abdel Fattah Al-Sissi.
Mais face au risque de Daech, l’ONU et les Occidentaux font pression sur les deux gouvernements pour qu’ils mettent en place un gouvernement d’Union
nationale. Dans les faits, les Occidentaux sont prêts à discuter avec les islamistes de Tripoli pour sortir de la division entre l’Ouest et l’Est de la Libye. Les Européens veulent
absolument qu’un gouvernement libyen unifié soit capable de contrôler les côtes libyennes, situées à seulement 350 km de l’Europe, pour freiner les vagues de migrants. Dans cette
optique, l’Europe considère qu’elle doit s’appuyer sur l’ensemble des forces libyennes et non seulement sur le gouvernement de Tobrouk, nationaliste et anti-islamiste. Dans cette
perspective, l’ONU lance des pourparlers de paix entre les différents acteurs de la société libyenne, y compris avec certains membres du Parlement ancien de Tripoli. L’avenir du
général Haftar, qui était radieux, s’assombrit peu à peu : son influence en Cyrénaïque est certes considérable, mais il est bien trop haï des islamistes pour jouer un
rôle de trait d’union entre l’Est et l’Ouest du pays.
Accords de Skhirat au Maroc : en mars 2015, toujours sous la pression des Occidentaux, est trouvé un accord de paix pour déterminer les
conditions de la constitution d’un gouvernement d’Union nationale entre le Parlement ancien de Tripoli (Congrès général national) et le Parlement nouveau de Tobrouk (Chambre des
représentants). Ces Accords sont validés le 23 décembre 2015 par le Conseil de Sécurité de l’ONU.
Le gouvernement est formé début janvier 2016, sous la houlette de l’homme d’affaires tripolitain Fayez el-Sarraj qui devient chef du
gouvernement et président du Conseil présidentiel. C’est aujourd’hui le seul gouvernement libyen reconnu par l’ONU. Un Haut Conseil d’Etat est mis en
place pour veiller au respect des conditions des Accords de Skhirat. Le nouveau gouvernement est un savant équilibre entre les différentes communautés et tribus de Libye, notamment
entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Il siège d’abord à Tunis, mais rejoint Tripoli le 30 mars et prend progressivement le contrôle des ministères de la capitale. C’est la fin
progressive de l’ancien Parlement de Tripoli car les importantes milices armées qui contrôlent de facto le territoire prennent peu à peu le parti de Fayez el-Sarraj,
notamment la coalition Fajr Libya. C’est également le cas de nombreux acteurs économiques, notamment ceux liés à l’industrie pétrolière du pays.
Néanmoins, le 25 janvier 2016, le Parlement de Tobrouk, pourtant partie prenante des Accords de Skhirat, refuse de reconnaître le nouveau gouvernement
d’union nationale. Depuis, la Chambre des Représentants n’est plus reconnue par les Occidentaux ni les Nations Unies et il n’y a toujours pas eu formellement de vote accordant au
nouveau gouvernement d’Union nationale sa légitimité. Ce dernier répond aux critiques en s’appuyant sur le soutien dont il dispose auprès d’une partie du Parlement de Tobrouk et d’une
partie de celui de Tripoli.
Un nouvel équilibre est en train de se dessiner et il est probable que celui qui parviendra à obtenir une victoire décisive contre Daech à Syrte
disposera d’un puissant effet de levier pour asseoir son autorité. Depuis le début du mois de juin 2016, l’Etat islamique connaît en effet un repli important dans cette région. S’il
est en difficulté par l’Est sous les coups de la Nouvelle Armée libyenne commandée par le général Haftar et soutenue par le Parlement de Tobrouk, Il est surtout acculé à l’Ouest par
les forces du gouvernement d’Union nationale.
Jusque là, le général Haftar concentrait surtout sa lutte contre l’islamisme plus à l’Est dans le pays, notamment à Benghazi, où d’autres brigades
islamistes que l’Etat islamique sèment la terreur. Mais l’avancée du gouvernement d’Union nationale vers Syrte le contraint à se déployer vers l’Ouest pour ne pas être écarté d’une
victoire symbolique contre Daech. Son heure semble passée, car les forces fidèles au gouvernement d’Union nationale, venues de la ville voisine de Misrata et réunies sous la chambre
des opérations al-Bunyan al-Marsoos ont presque encerclé l’EI à Syrte et contrôlent presque toute la côte de cette région. Les djihadistes ne peuvent plus
aujourd’hui fuir par la mer et sont condamnés à mener grâce à leur snipers embusqués des actions de guérillas urbaines dans le centre-ville de Syrte. Déjà, selon Libération, « l’émissaire (de l’ONU) pour la Libye, le diplomate
allemand Martin Kobler, s’est déclaré “impressionné” par les “progrès rapides” des pro-GNA à Syrte ». Une manière de pousser la reconnaissance du gouvernement d’Union nationale
par le Parlement de Tobrouk et par l’encombrant général Haftar.
Comme en Syrie, l’obsession pour faire tomber Daech tend à faire oublier les autres groupes djihadistes, notamment ceux qui se revendiquent
officiellement ou officieusement d’Al-Qaïda, comme le groupe Ansar al-Charia. L’Egypte ou la Russie ne s’y trompent pas et continuent à armer et soutenir la Nouvelle armée
libyenne du général Haftar, qui, même si elle semble affaiblie par les avancées des forces armées du gouvernement d’Union nationale, contrôle encore la majeure partie de la Cyrénaïque. La
Libye est encore très loin d’une unité retrouvée. La scission entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque est toujours de mise, tandis que le Sud demeure un vaste chaos entre les différentes
tribus touaregs, chaos qui facilite le transfert des djihadistes et des armes entre la Méditerranée et le Sahel. Si la prise de Syrte, symbolique, confortera le gouvernement de Fayez
el-Sarraj au détriment du général Haftar, ce n’est qu’une étape vers la recomposition du pays. Comme en Syrie ou en Irak, les drames engendrés par les années de guerre civile rendent
impossible un retour à une Libye unitaire et centralisée : comme à Damas ou Bagdad, seule une certaine dose de fédéralisation du pays pourrait espérer réconcilier Cyrénaïque et
Tripolitaine, laissant à Tobrouk une large autonomie vis-à-vis de Tripoli. Le peuple libyen, lui, souffre sans trève des suites de l’intervention occidentale de 2011 qui, conformément aux
manières américaines, a consisté à détruire les structures étatiques existantes -au motif que celles-ci ne respectaient pas les critères de l’Etat de droit- sans se préoccuper de
“l’après”. Dès lors, la complexité des équilibres communautaires et tribaux et la richesse de pays aiguisent les ambitions et les appétits, ne laissant aucune chance à un quelconque
apaisement politique et relèguent presque immédiatement l’idée même de “droits de l’homme” au rang d’utopie enfantine. Le régime dictatorial mis à bas, c’est le chaos, l'anarchie et la
guerre civile qui emplissent l’espace politique soudainement libéré.
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