J’imagine qu’on a déjà identifié chez l’auteur de ces lignes une plume particulièrement sensible à la Grande Guerre, dans toutes ses nombreuses et exceptionnelles dimensions. On sait que nous approchons à grand pas du centième anniversaire de l’armistice et que Notre-Président, historien fameux et moraliste sans égal, célébrera la paix et nullement “la victoire”.

(…Drôle de paix comme l’on dit “la drôle de guerre”, selon Keynes et Bainville qui publièrent aussitôt à ce propos, presque parallèlement pour des essais presque parallèles, et brandirent chacun à sa façon leurs prophéties des catastrophes que la chose monstrueuse, la paix de Versailles, nous préparait, – l’un Les conséquences économiques de la paix [1919] et l’autre Les conséquences politiques de la paix [1920].)

Cette proximité fait renaître le prurit de l’affectivisme qui constitue le principal moteur de la fabrication constante et en série du simulacre nommé “réécriture de l’histoire” ; notre époque est passée maîtresse dans cet art de la manipulation au nom de ses affects chargés de vertueux sentiments et de sentiments orientés. Ainsi reparle-t-on de tous les lieux communs de cette horrible boucherie que fut la Grande Guerre, des hommes, – je parle des “poilus”, simples soldats, – lancés là-dedans comme “chair à canon” tandis que les généraux se gobergent loin du front et que les officiers d’en-dessous essuient leurs monocles qu’un peu de boue encrasse. Même des gens aussi intelligents qu’un Stanley Kubrick mordent à belles dents à cet hameçon si tentant (Les sentiers de la gloire), provoquant en retour la stupide attitude censureuse de la bureaucratie française.

… Puisque, en effet, la réalité comptable est toute autre, sinon inverse à cette sanglante image d’Épinal, si l’on compare la Grande Guerre aux autres conflits. En paraphrasent une citation qu’on verra plus loin, j’écrirais que “le sacrifice des élites françaises est un phénomène français de la Grande Guerre”. Puisque j’ai parlé, à dessein bien entendu, de “réalité comptable”, voici quelques chiffres concernant les pertes de l’armée française :

• A propos de l’infanterie française, « […] arme particulièrement consommatrice en vies humaines : les taux de perte […] s’élèvent à 29% chez les officiers et à 22,9 % chez les hommes de troupe mobilisés. » D’une façon générale dans les unités combattantes, la troupe perd durant la Grande Guerre un homme sur 4, tandis que le corps des officiers perd un homme sur 3.

• Durant la Grande Guerre, 42 généraux français sont morts au combat, selon les formules “morts pour la France” et “morts au champ d’honneur”, c’est-à-dire du fait du feu de l’ennemi.

Les exemples de volontarisme quasi sacrificiel dans les élites sont innombrables, y compris chez les Français de confession juive qui trouvèrent là l’occasion de montrer leur attachement à la terre de France, –  « “Tel Albert Lévy, professeur du cours de Saint-Cyr à Saint-Louis qui, âgé de 47 ans, s’est engagé dès le début de la guerre ; tel Charles Bayet qui, âgé de 65 ans, s’est engagé comme sous-lieutenant” (Annuaire 1915, p. 2). » L’idée est partout présente, comme citée avec quelle pompe jusqu’à faire pompier, dans L’Annuaire que rédige Xavier Roques au jour le jour : « “Les hommes marchent s’ils se sentent entraînés, s’ils voient le chef à la place que la décence, à défaut du règlement, lui assigne, c’est-à-dire à leur tête. Nous avons, nous, pour nous soutenir, ce que la plupart n’ont pas, une force intérieure, une volonté faite de notre éducation et de notre culture. Nous sommes les riches. C’est à nous, s’il le faut, de payer”. (Annuaire 1916, p. 135). » (Pompier, certes, mais les hommes moururent, et une “gueule cassée” galonnée valait bien une “gueule cassée” de poilu.)

C’est un peu par le hasard des recherches sur l’universel et labyrinthique internet que j’ai trouvé cette documentation sur ce phénomène jamais dit, ou disons à peine chuchoté dans des cénacles discrets, du “sacrifice des élites” durant la Grande Guerre. C’est un phénomène que nos esprits affaiblis par la bassesse maléfique ont transformé en son contraire, dans le plus grand mépris pour les morts qu’ils feignent pourtant de pleurer à grands renforts de larmes humanitaristes et postmodernes. On trouve divers articles de bonne documentation sur cette question (trois pris parmi d’autres : ici,