Petit manuel de diplomatie à l'usage d'Emmanuel Macron
...par Caroline Galactéros - le 03/06/2017.
Docteur en Science politique, ancien auditeur de l'IHEDN, elle a enseigné la stratégie et l'éthique à l'Ecole de Guerre et à HEC.
Colonel de réserve, elle dirige aujourd'hui la société de conseil PLANETING et tient la chronique "Etat d'esprit, esprit d'Etat" au Point.fr.
Elle a publié "Manières du monde. Manières de guerre" (éd. Nuvis, 2013) et "Guerre, Technologie et société" (avec R. Debray et V. Desportes, éd. Nuvis,
2014).
Polémologue, spécialiste de géopolitique et d'intelligence stratégique, elle décrit sans détours mais avec précision les nouvelles lignes de faille qui dessinent le
monde d'aujourd'hui.
Chronique « Etat d'esprit, Esprit d'etat » pour Le Point publiée le 03/06/2017. Le président français a reçu Vladimir Poutine le 29 mai, promettant un dialogue « exigeant » et «sans aucune
concession » avec Moscou.
Manier la symbolique, les rituels, la geste – mitterrandienne, en l'espèce, même si on la rêve gaullienne – est un art délicat et tout d'exécution. On peut y
briller malgré tout assez aisément, quand la plus petite démonstration d'autorité, la plus classique incarnation régalienne aidée du faste d'un palais sans égal apparaissent quasi
révolutionnaires par contraste avec l'art abouti de votre prédécesseur pour l'abaissement de la fonction présidentielle et le dévoiement de ses prérogatives uniques. Des prérogatives qui sont
aussi des obligations : penser haut et voir loin, réfléchir sans dogmatisme, décider et tenir ses engagements, entraîner par l'exemple, inspirer le respect et la crainte, être le passeur
intraitable de quelque chose de plus grand que soi qui fait lien, exprime la nation, mérite son histoire et rassemble son peuple.
Si l'on voulait persifler, on rappellerait qu'« au royaume des aveugles les borgnes sont rois » et que les Français ont été si mal traités et représentés
depuis des années par cette « normalité » confondue avec l'ordinaire, et portée pathétiquement en écharpe, que le simple respect des formes et des rituels présidentiels fait
miracle.
Mais, en ces temps cruciaux de renaissance nationale impérative, persifler ne sert à rien. Il faut enfin innover sur le fond, redécouvrir la liberté de pensée, la
saveur de l'autorité, et manier à cette fin fastes et pompes de notre monarchie républicaine est utile et ingénieux. Les symboles sont de toute façon
des actes politiques à part entière et peuvent produire, si on le veut vraiment, du neuf politique, et même du neuf stratégique.
Une diplomatie tenant compte du temps long
Ne boudons pas notre plaisir, donc, face à cette visite de Vladimir Poutine à Versailles. C'est une riche idée de notre tout nouveau président. Pas une visite
d'État à Paris, que Washington, Berlin et quelques ronchons indigènes lui auraient reprochée, mais une réception fastueuse, dont le sous-texte pourrait être « d'empire à empire », qui
s'inscrit dans la célébration d'une histoire commune multiséculaire et imprescriptible de respect et d'estime, y compris dans l'affrontement, d'un cousinage intellectuel et culturel tout autant
que politique très profond.
Elle traduit l'intuition d'une évidence et d'une opportunité. L'évidence d'un dialogue nécessaire et naturel, quelles que
soient leurs divergences, entre deux vieilles nations qui en ont vu d'autres. L'opportunité de l'initier après une séquence très « occidentale », dont la Russie, puissance
européenne, a été tenue à l'écart et qui rétablit donc le rôle équilibrant d'une France enfin désireuse de rompre avec une ligne diplomatique schizophrène pour compter de nouveau. Pour un peu, on
en viendrait presque à oublier le scandale de la déclaration de campagne sur « la colonisation française, crime contre l'humanité ». Presque. Mais essayons de faire taire notre chagrin
et notre indignation pour observer.
Depuis son investiture, notre nouveau président se montre à l'aise dans la prise de contact avec ses homologues. Si j'avais eu à le conseiller, je lui aurais
fortement recommandé d'oser, pour son premier voyage, un déplacement à l'échelle du nouveau monde et des véritables enjeux stratégiques : Pékin avant Berlin. La France pouvait se le
permettre et y avait grand intérêt. Un choix nullement anti-européen mais qui aurait d'emblée remis spectaculairement notre pays « au bon niveau » et lui aurait donné précisément plus
de leviers pour mener à bien la refondation d'une relation franco-allemande équilibrée. Le monde vibre à vitesse accélérée, ses grands équilibres se recomposent et l'Europe ne peut être le seul
ancrage d'une politique étrangère nationale à la mesure de l'ampleur de ses intérêts dans le monde.
Une politique à la hauteur des enjeux ?
La Chine projette désormais sa puissance à travers l'immense toile de la « Nouvelle Route de la soie » (projet
lancé officiellement il y a déjà quatre ans), que nous jugeons bien à tort secondaire et lointaine alors qu'elle structure un contre-monde par rapport auquel nous devons nous situer
sans perdre une minute.
Mis à part ce regret, pour l'instant, les gestes et le ton sont bons et révèlent une capacité à saisir et exploiter les opportunités et la marge de manœuvre même
ténue : ouverture d'esprit, refus des postures en surplomb qui excluent et rigidifient les relations, dialogue sur un pied d'égalité recherché par principe. Il n'a pas l'échine souple, mais
l'intelligence de situation et le goût des autres. La volonté même peut-être de sentir, de ressentir l'interlocuteur. Le président russe, tel un grand
fauve laissant au jeune lion le privilège de l'accueillir en majesté, ne s'y est d'ailleurs pas trompé et l'a encouragé à poursuivre dans cette voie. C'est fondamental. Notre président,
donc, ne sait pas seulement serrer martialement les mains, mais aussi parler et recevoir. C'est rassurant. Ça change... Il n'a pas hurlé avec les loups à propos de la visite de Donald Trump en
Europe et l'a jugée constructive. Bref, il est dans l'écoute, dans la jauge, et il faut admettre que son invitation au président russe est une
initiative intelligente qui tranche avec le pavlovisme aggravé dans lequel macère la quasi-totalité des analystes et commentateurs attitrés sur le sujet.
Tout cela est beau et bon, mais ce n'est qu'amuse-bouche d'un festin mondial où la férocité et le cynisme règnent en maîtres, y compris sous les prétextes les plus
moraux… On se rassure à bon compte en commentant à l'infini regards et accolades alors que le tragique du monde et les abysses de nos erreurs de jugement récentes demeurent. Aussi faut-il au président français très vite transformer cet essai et démontrer par des actes que notre politique étrangère, notamment levantine, peut et va changer
radicalement.Pour cela, il va lui falloir échapper aux pesanteurs et aux pressions – internes comme étrangères – qui vont chercher à
l'empêcher de penser lucidement les intérêts nationaux. Le piège est probablement déjà en train de se refermer sur lui depuis la réception de Versailles pour le conduire à chausser
les bottes des postures classiques pontifiantes et inutiles qui n'ont jusqu'à présent abouti qu'à notre relégation diplomatique et à notre instrumentalisation hasardeuse au profit d'États qui
inspirent, soutiennent, directement ou indirectement, ceux-là mêmes qui tuent nos enfants.
La mesure des vrais dangers
Car les groupes d'intérêts privés et institutionnels français et étrangers qui veulent surtout que rien ne change au palmarès des ennemis et alliés consacrés ont dû
s'alarmer du pragmatisme présidentiel durant la conférence de presse commune à l'issue de la rencontre de Versailles. Emmanuel Macron y a, en effet,
parlé des « terroristes », et pas seulement de Daech, a évoqué la réouverture de notre ambassade à Damas et l'ouverture d'un « dialogue inclusif » (sous-entendu incluant le
gouvernement de Bachar el-Assad), a tracé (bien imprudemment) une nouvelle « ligne rouge » sur l'emploi des armes chimiques « par qui que ce soit ». C'est
nouveau et cela semble traduire une lucidité salutaire quant à la réalité et l'ampleur du spectre de la menace islamiste. Surtout, le
président a souhaité la préservation de l'État syrien et a rappelé une évidence : les « États faillis » (qui résultent
souvent du goût immodéré de l'Occident pour l'ingérence et le « regime change ») sont la source principale de violence et de déstabilisation dont, en bout de chaîne, l'Europe subit
l'impact migratoire et sécuritaire. Des mots lourds de sens et de conséquences, s'ils sont pesés. Des mots qui paraissent traduire une prise de conscience de l'enjeu principal d'une évolution du
conflit vers la négociation : la sélection d'interlocuteurs acceptables et véritablement représentatifs au sein de la nébuleuse islamiste syrienne.
On peut gager que le président russe, durant leur conversation, aura affranchi son jeune homologue sur la situation en
Syrie, la réalité de l'engeance terroriste qui prétend incarner une alternative politique modérée mais n'a que peu à envier à Daech et lui reste structurellement liée. Il n'y a plus
que les Français (et les Américains) pour fermer les yeux sur cette évidence dramatique. Au lieu d'encourager les ferments de décomposition étatique et institutionnelle sur des logiques
confessionnelles et prédatrices, il faut donc quitter les postures idéologiques et tout faire pour stabiliser ces derniers remparts contre la pandémie islamiste dont nous sommes les cibles
ultimes.
Lueurs d'espoir
Il reste à espérer que ces signes encourageants s'incarnent dans une rupture de nos pratiques sur le terrain et ne soient
pas rapidement annulés au nom d'intérêts électoralistes et d'une vision sociétale qui favorise le multiculturalisme comme un horizon transnational souhaitable…
Sans parler d'autres théâtres voisins de déstabilisation comme la Libye. Là aussi, il nous faut drastiquement changer de pied et cesser enfin de soutenir un
gouvernement sans légitimité ni représentativité et largement compromis dans des alliances avec des milices islamistes radicales issues elles aussi de la parenté Al Qaïda-État islamique. La
situation en Libye est en train de pourrir et de se dégrader du fait de l'entêtement occidental à ne pas reconnaître la réalité d'un rapport de force et surtout d'une légitimité politique
grandissante d'un autre acteur, connu et reconnu, mais que nous jugeons moins contrôlable que ceux qui, pourtant, nous « baladent » allègrement sous diverses appellations, à Misrata,
Derna et Tripoli en lien avec les derniers forcenés djihadistes de Benghazi…
Transformer l'essai va donc demander de la conséquence, de l'honnêteté et une capacité à résister à tous ces
« conseillers » qui voient midi à leur porte, refusent de se déjuger et tiennent la fuite en avant pour un pis-aller acceptable. Car ce qui fait la différence aujourd'hui
plus que jamais sur la scène internationale, c'est non seulement la lucidité et l'honnêteté d'un diagnostic, mais surtout la capacité à mettre en pratique ses déclarations, autrement dit la
fiabilité, le fait d'être un interlocuteur qui ne se paie pas de mots et tient ses engagements. Et, là, tout reste à prouver au jeune président.
Retrouver la voie de l'intérêt national, donc. Pour cela, il faut rappeler quelques principes utiles :
La cohérence, le dialogue avec tous les acteurs
populairement représentatifs, le pragmatisme, la lucidité, la véritable prise en
considération des populations civiles qui sont à la merci de ces groupuscules que nous soutenons abusivement.
L'usage parcimonieux et en cohérence de l'outil militaire national, non pas pour se donner des frissons de
jouissance du pouvoir, mais pour appuyer une volonté d'apaisement.
Un dialogue exigeant mais constructif avec Moscou (qui conserve la main dans la région) au profit des
Européens et, en parallèle, une relation dessillée avec Washington qui a depuis toujours son propre agenda mais l'exprime désormais sans prendre de gants.
La consolidation d'un rôle de la France de médiateur entre Moscou, Washington et Berlin, la recherche d'un
positionnement parfois non plus d'aligné mais « d'outsider » entre États pris dans un duel qui devient trop lourd, et ne peuvent choisir entre le marteau et l'enclume. En Asie,
notamment, la France a une carte à jouer entre Washington et Pékin vis-à-vis de tous les États que se disputent les deux mastodontes… Il n'y a plus de temps à perdre, plus de place pour la
doxa indigente qui nous est servie depuis des années en guise de réflexion stratégique et qui fait beaucoup de dégâts. Il faut en finir avec Pavlov.
Bref, si l'on ne saura pas ce que se sont exactement dit les deux hommes à Versailles, une chose est sûre : c'est pour Paris une occasion inespérée que lui
offre le président russe, celle de prendre l'initiative et de renvoyer à leurs réflexes conditionnés et anachroniques commentateurs, médias, analystes et conseillers incapables de sortir de leurs
discours pontifiants et ridicules de déni d'une réalité éclatante qui n'aboutissent qu'à nous isoler gravement de plusieurs théâtres de confrontation et/ou de négociation comme en Syrie.
Cohérence et pragmatisme
Dernières scories de cet aveuglement, il se trouve encore des esprits ahuris et inconscients pour expliquer en amont de la visite du président russe à Paris qu'il
aurait eu « beaucoup à se faire pardonner » et qu'il serait « demandeur »… Le « syndrome méthode Coué » est redoutable. Vladimir Poutine n'est pas demandeur, il est joueur ; il saisit les opportunités qui se présentent et les exploite au mieux des intérêts russes. Il
vient encore de le faire aux Philippines en concluant avec Rodrigo Duterte un accord de coopération militaire qui permet au président philippin de ne pas avoir à choisir entre Pékin et
Washington, et à Moscou de s'insérer dans un duel qui menace de devenir une nouvelle bipolarité et ne fait pas ses affaires.
On le voit bien avec l'attitude du nouveau pouvoir américain vis-à-vis de l'ONU, du G7 et de l'Otan, mais aussi avec le virage anti-iranien dangereux et
contre-productif opéré par Donald Trump (à travers notamment la « déclaration de Riyad » entre les États-Unis et 55 pays arabes ou musulmans sunnites qui a d'ailleurs déjà du
plomb dans l'aile auprès du Qatar et d'Oman). Il est très urgent de penser et d'agir enfin librement avec cohérence et pragmatisme.
En venant à Versailles, Vladimir Poutine offre au jeune président une occasion diplomatique rare qui ne se retrouvera pas de sitôt et qui, dans la situation
économique, financière et stratégique qui est la nôtre, ne peut être méprisée : celle de reprendre la main alors que Berlin nous tient la dragée haute économiquement mais n'est à l'aise ni
vis-à-vis de Washington ni vis-à-vis de Moscou. Dans le rééquilibrage de la puissance en Europe que souhaite mener à bien Emmanuel Macron, c'est un atout considérable que de nous permettre d'être
la puissance qui aura permis à l'Europe de se renforcer d'une relation intelligente avec son voisin russe. Ni défiante ni allégeante.
Intelligente !
Écrire commentaire
Vicloud ELLEMES (mardi, 06 juin 2017 20:43)
Aura-t-il un Quai d'Orsay à la hauteur de cette ambition ?