De formation militaire, financière et diplomatique, s'appuie sur une trentaine d'années d'investigations en sciences sociales et relations
internationales.
On s'interroge sur l'authenticité et la solidité du retournement soudain de la Turquie vers la Russie, à la veille de l'attaque de cette dernière par l'OTAN.
Sur le plan commercial, il est certain que la Turquie n'a pas plus d'états d'âme que les Etats-Unis d'Amérique, qui ont été les premiers bénéficiaires du
blocus économique qu'ils ont réussi à faire imposer par l'Union Européenne contre la Russie, et qui leur a permis d'accroître considérablement leur commerce bilatéral avec celle-ci en 2015 puis
en 2016. De la même manière, après s'être inconsidérément privée des retombées économiques (hypothétiques) du futur gazoduc russe en acceptant la décision uniopéenne de ne pas contourner le
goulet d'interception ukrainien, la Turquie s'est inconsidérément privée du tourisme russe en abattant un avion russe en Syrie et en assassinant son pilote. L'effondrement subit du secteur
touristique en Turquie cet été n'a pas été totalement compensé par le développement de l'industrie d'acheminement des masses de clandestins vers les îles grecques, secteur d'ailleurs
en récession depuis que l'Union Européenne vient directement chercher les colons dans les aéroports turcs, aussi le rétablissement de liens, au moins de
façade, avec la Russie, permet d'entrevoir un relèvement du secteur touristique.
Sur le plan politique, peu importe que les Etats-Unis aient réellement fomenté la tentative de coup d'Etat ou pas, le fait est qu'ils ont évité de condamner cette
tentative avant d'être certains de son échec, contrairement à la Russie fidèle à son principe diplomatique de ne traiter qu'avec des gouvernements établis, fussent-ils ennemis comme le pouvoir
issu du coup d'Etat de février 2014 en ex-Ukraine. Le fait est que les Etats-Unis ont refusé la demande du gouvernement turc d'extrader l'opposant Gulen, qui devait permettre au gouvernement
d'Erdogan, qu'il soit victime ou coupable de cette tentative de coup d'Etat à l'origine d'une épuration massive, de désigner et juger un responsable.
Sur le plan des relations intercontinentales, la Turquie a compris d'une part que ses relations avec l'Union Européenne sont indépendantes de ses relations avec les
membres de celle-ci, qu'il s'agisse de questions migratoires, tributaires ou autres, et d'autre part que les membres ne sont même pas d'accord entre eux quant aux
mesures d'hostilité à mettre en œuvre face à la Russie. Son indépendance reste donc entière par rapport aux membres européens de l'OTAN.
Sur le plan militaire justement, la Turquie, qui dispose de la deuxième plus grande armée de l'OTAN après celle des Etats-Unis et peut-être de la première en termes
de capacités opérationnelles, et dont certains officiers généraux ont commandé les brigades de la guérilla islamiste en Syrie, a réalisé que les forces russes
devancent désormais les forces étatsuniennes tant en termes de contrôle du théâtre d'opérations (électronique) qu'en termes purement techniques (supériorité des matériels), sans parler des
facteurs humains comme l'acceptation des pertes propres, ou politiques comme la distinction entre les cibles militaires et la population ambiante. Elle a déjà eu plusieurs confrontations
aériennes, parfois de simple intimidation réciproque, entre ses avions de fabrication étatsunienne et ceux de l'aviation russe, et elle connaît aussi de près la marine russe. Au fur et à mesure
que les intentions étatsuniennes se précisent et se confirment, et que l'on passe des provocations épisodiques à un véritable engagement général, la
Turquie aux premières loges peut être réticente à jouer les pions de première ligne d'une puissance lointaine.
Certes sur le plan géoculturel la Turquie a ses propres intérêts, qui ne sont pas au sud dans l'espace arabe (Syrie comprise) que l'empire ottoman a perdu il y a un
siècle, mais à l'est dans l'espace turcophone désormais ex-soviétique mais toujours ex-turcoman. La Turquie n'avait d'ailleurs pas attendu la dissolution de l'URSS pour soutenir les perpétrateurs
musulmans des massacres de chrétiens, comme à Soumgaït et Bakou. Ensuite elle a laissé passer les autres pays de l'OTAN (Etats-Unis en tête) venus
entraîner en Géorgie les islamistes opérant en Russie (Tchétchénie, Ingouchie et Daguestan), mais elle s'est réservée le soutien à son protectorat l'Azerbaïdjan et menace
régulièrement l'Arménie d'une intervention directe… dont elle n'est dissuadée que par le soutien russe aux populations chrétiennes de la région (Arménie et Haut-Karabakh), déjà crédible
après la deuxième guerre de Tchétchénie et encore plus depuis la mise en échec de la tentative géorgienne de vider l'Ossétie du Sud de ses habitants, à l'été 2008. C'est cependant dans le Caucase que la Turquie a ses véritables intérêts (énergétiques inclus) et doit concentrer les efforts de son jeu d'échecs permanent avec la
Russie, plutôt qu'en Syrie où elle ne fait que représenter les intérêts atlantistes et arabes, au risque d'ailleurs de se fâcher à terme avec Israël si la Turquie devait avoir un jour une
frontière (d'Etat ou de dépendances) commune, perspective inéluctable en cas de disparition ou démembrement de la Syrie.
La Turquie a besoin d'une entente plus ou moins cordiale, ou du moins d'un ménagement mutuel, avec la Russie car, sur le plan géopolitique, sa survie se trouve sur les détroits.
Or la liberté de circulation dans les détroits est essentielle pour la Russie, raison pour laquelle tour à tour l'Angleterre, la France, la Turquie elle-même et
aujourd'hui les Etats-Unis tentent de les clore pour interdire à la flotte russe l'accès à la Méditerranée et à l'Océan Indien.
La convention de Montreux, plusieurs fois violée par les Etats-Unis ces dernières années, est la sage expression d'un équilibre local nécessaire à tous. Après
quelques tâtonnements elle a été la condition sous laquelle les grandes puissances ont "rendu" à la Turquie les rives des détroits, et celle-ci sait qu'elle ne les garderait pas longtemps si
elle décidait de les fermer définitivement aux riverains de la Mer Noire. La Turquie ne craint certainement pas que la Grèce puisse rêver de reprendre la Thrace orientale, mais elle ne peut pas
ignorer qu'en cas de conflit militaire ou civilisationnel majeur avec la Russie celle-ci pourrait être tentée de libérer Constantinople, ce qui reléguerait la Turquie à l'Asie mineure.
C'est là que se trouve le nœud de la relation turco-russe. Le Caucase n'est qu'un théâtre secondaire, car même si la Turquie s'en croit souveraine
historique son existence n'y est pas engagée, et ne le serait pas même si la Russie s'y sentait plus qu'un simple devoir de solidarité avec les peuples chrétiens locaux. La Turquie et la Russie
pourraient même s'affronter sérieusement dans le Caucase, aucune ne pourrait y saigner fatalement son adversaire. Mais il n'en est pas de même des détroits, qui sont
vitaux pour la Russie et existentiels pour la Turquie. Le status quo actuel n'est peut-être pas parfait mais il a survécu à la deuxième guerre mondiale et à la confrontation entre l'OTAN
et le Pacte de Varsovie. Or dans la prochaine et imminente guerre que l'OTAN, dont fait partie la Turquie, prépare contre la Russie, la fermeture des détroits figure
certainement parmi les objectifs prioritaires des Etats-Unis. La Turquie aura donc un choix crucial à faire pour éviter de se retrouver, à l'issue, dans le camp des vaincus.
Tant que la confrontation majeure n'est pas en cours, la Turquie peut combattre la Russie en Syrie, théâtre qui intéresse surtout l'OTAN, ou dans le Caucase,
théâtre qui intéresse autant la Turquie que la Russie.
Mais lorsque les armes parleront autour du Bosphore et des Dardanelles, la Turquie n'aura pas d'autre option que de se ranger du côté du futur
vainqueur.
GDH : 26/08/2016
FM : JMR
To : Stratediplo
...MERCI pour cette analyse que je me suis empressé de mettre en ligne sur mon site afin de contribuer à sa
diffusion.
Un point, entre autre, à retenu mon attention : <<.... la Turquie.... a réalisé que les forces russes
devancent désormais les forces étatsuniennes tant en termes de contrôle du théâtre d'opérations (électronique) qu'en termes purement techniques (supériorité des
matériels),....>>
Dernièrement, avec mes modestes moyens, je me suis livré à un petit recensement de quelques confrontations
russo-américaines au cours des deux deux dernières années. J'en ai déduit que les USA de manière assez générale, avaient "perdu la main" sur le plan militaire.
Ceci me semble expliquer en grande partie, l'assurance manouvrière de V. Poutine.
Aujourd'hui, il faudra surveiller de près la manœuvre Turque en Syrie.
Jusqu'où peuvent-ils aller trop loin ?
Seront-ils totalement couverts par l'OTAN ?
Quelles sont les limites de la patience russe ?
Les Américains jouent vraiment avec le feu de manière irresponsable...!
Les jours à venir sont bien sombres et il ne faut pas compter sur ceux qui sont censés nous gouverner pour avoir une vision claire
de la situation...et par là, adopter la bonne posture !
GDH : 27/08/2016
Fm : Stratediplo
To : JMR
C'est moi qui vous remercie d'avoir publié ma petite étude, et aussi mentionné celle sur le BMPT dans votre
judicieuse réflexion sur la fin de la suprématie militaire étatsunienne. Je vais prochainement compléter ma réflexion sur le rapprochement turco-russe, pour préciser qu'il n'est que
circonstanciel.
Pour revenir au sujet de votre étude, je suis totalement d'accord avec vous, les Etats-Unis savent que la Russie est en avance sur eux dans tous les domaines de la
technologie militaire, d'ailleurs la Russie ne se prive pas de le leur faire constater "mine de rien" (sans ostentation) dès qu'elle en a l'occasion. Cette
supériorité technologique ne donne pas nécessairement la supériorité tactique ou stratégique à la Russie dans tous les domaines (par exemple en haute mer à l'autre bout du monde),
notamment en raison de l'écart numérique important en faveur des Etats-Unis, mais ce qui est crucial c'est que la Russie a étudié leur mode d'action stratégique (la campagne de bombardement
aérien) et a porté ses efforts en priorité là où il fallait pour s'en prémunir, en l'occurrence la défense anti-aérienne.
Les Etats-Unis savent qu'ils ne pourront pas gagner une guerre contre la Russie, cependantils la déclencheront, à un moment qu'ils ne connaissent pas encore car sa détermination ne leur appartient pas. La Russie le sait, elle s'y prépare et elle
espère que les autres pays européens auront déjà dissous l'OTAN et ne suivront pas.
Que les Etats-Unis soient dirigés par des irresponsables qui ignorent la notion de lendemain et n'ont pas connu de guerre sur leur territoire depuis aussi loin que
remonte leur courte mémoire, cela ne fait aucun doute. Ils attaqueront.
La synthèse sur le rapprochement turco-russe appelle une clarification
On n'évoquait là qu'un rapprochement stratégique en vue de la guerre qui se prépare, et uniquement dans l'optique où la Turquie anticiperait une victoire de la
Russie sur le terrain, sans préjudice des implications en termes d'équilibres mondiaux pour la suite du siècle.
Quant au fond, ces deux pays sont mûs, hors contingences martiales étatiques immédiates, par des moteurs multiséculaires d'un poids et donc d'une inertie qui
dépasse largement les capacités de manœuvre de leurs gouvernements respectifs. Leurs orientations ne sont pas, comme pour les jeunes (et excentrés) Etats-Unis d'Amérique, dictées par des
préoccupations courtement tactiques dans l'abstraction volontaire ou l'ignorance sincère des grands mouvements de l'humanité. Les Etats-Unis, culturellement soumis aux diktats du court
terme, commettent régulièrement des fautes géopolitiques et stratégiques dont certaines ont d'aillleurs déjà scellé leur courte histoire, et accessoirement aussi mis en péril la civilisation dont
ils sont issus et la planète où ils sont situés.
En comparaison, on ne va pas revenir là sur mille ans d'histoire de la Turquie, mais ce qui est indéniable c'est que les peuples qui ont pris Moscou puis
Constantinople et ont assiégé Vienne se voient régulièrement rappeler leur vocation à prendre Rome, encore dernièrement par le diplômé en théologie musulmane et président de la république
Erdogan. Même certains peuples arabes, qui avaient accueilli avec soulagement la première croisade quelques décennies seulement après la conquête turque et qui ont été libérés du joug empaleur il
y a tout juste un siècle, se laissent prendre au discours panislamique de la fin des éternelles querelles tribales bédouines. Au sud donc vers un monde arabe turbulent mais majoritairement
musulman, à l'est surtout vers un monde turcophone récemment morcellé (fin de l'URSS) et culturellement acquis, et à l'ouest enfin vers une Europe dont l'Allemagne unifiée lui a réouvert les
portes (en 1992) que l'Autriche avait réussi à plus ou moins contrôler pendant plusieurs siècles avant d'être démembrée il y a cent ans, la Turquie se sent le vent en poupe pour reprendre sa
marche historique, que le gouvernement actuel vante à haute voix, comme à Strasbourg le 4 octobre 2015. Les descendants arabes du messager d'Allah sont divisés, le rôle du califat reste
fidèlement et correctement assumé par l'université Al-Azhar et un simple mais solennel adoubement par celle-ci de la dirigeance turque suffirait à réunifier plus que spirituellement le monde
sunnite.
De son côté le plus grand pays du monde, tout en se satisfaisant à lui-même et en n'ayant pas besoin des autres, se trouve à une convergence historique où d'une
part les peuples ont réalisé la vanité pernicieuse du matérialisme sous toutes ses formes (communiste comme capitaliste) et se sont réapproprié leur héritage culturel et spirituel, et
d'autre part le gouvernement s'est rendu compte qu'il reste le dernier bastion de la civilisation chrétienne, pour un temps identifiée à l'Europe. A cet égard il convient de rappeler que la
Russie n'est pas seulement dépositaire de l'orthodoxie depuis longtemps minoritaire dans le monde chrétien, mais qu'en reconnaissant (tardivement) le message délivré par la Vierge à Fatima
il y a un siècle le premier patriarcat en termes numériques, certes déviant en termes dogmatiques mais représentant cependant un sixième de l'humanité, a investi la Russie de la défense de la
Chrétienté. A la veille d'être de nouveau détruite Rome a ainsi reconnu la passation historique du flambeau de Constantinople à Moscou il y a un demi-millénaire, peu après avoir accepté
l'annulation des anathèmes réciproques qui ont divisé la Chrétienté pendant neuf siècles. Les populations russes ne sont pas plus conscientes de cette nouvelle investiture de leur pays que les
populations anatoliennes le sont de la mission que reprend le leur, de même que les populations autochtones d'Europe occidentale n'ont pas réalisé qu'elles devront bientôt se lancer dans de
grandes migrations vers le nord-est imposées par la conjugaison de l'extrémisation climatique et de l'expansion barbare.
Il n'y a donc rien de plus artificiel que les fantasmes de convergence philosophique "eurasienne" (ou orthodoxo-musulmane), imaginés par certains
cosmogonographes étatsuniens prêchant le choc de "blocs civilisationnels" découpés selon des souhaits arbitraires et contre nature, adoptés par certains idéologues russes déçus de
l'hostilité ouest-européenne, et vulgarisés par certains pourfendeurs d'un complot mondial "anglosioniste" et défenseurs d'un prétendu islam assagi imaginé en abstraction et par soustraction
du Coran.
La Turquie millénaire, soutenue par les Etats-Unis du court terme, a relancé la conquête du monde par l'Islam. La Russie renaissante, et dont les
territoires désertiques convoités par la patiente Chine surpeuplée pourraient abriter l'ensemble de la Chrétienté, a été investie de la défense de la civilisation face à la
barbarie.
Si Constantinople voire Phocée étaient encore grecques, si Sotchi et Sébastopol n'étaient pas russes, si Contanta et Odessa étaient ottomanes, ou si l'hostilité des
Etats-Unis envers la Russie ne passait pas par la mer Noire, la question des détroits ne se poserait pas de la même manière, ou pas du tout.
Les rapprochements stratégiques dictés par la géographie présente pendant les épisodes martiaux des derniers soubresauts du monde capitaliste ne sont que
circonstanciels.
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