Les catholiques et la Grande muette

Le sabre, le goupillon et la réalité

par Stéphane Le Méné

Juin 2013, le vice-amiral Jean Casabianca, adjoint au Major général des Armées, vient de rendre une note au sujet du Ramadan et de la fête de l’Aïd-el-Fitr. Il est demandé aux commandants de formation et directeurs d’établissement de s’assurer que le personnel de confession musulmane qui le désire puisse respecter les prescriptions alimentaires inhérentes à ce temps, en ayant la possibilité de prendre des repas complets sans viande en dehors des heures habituelles. La note précise que le personnel de confession musulmane qui en ferait la demande pourra bénéficier de permissions non-décomptées à l’occasion de de la fête de l’Aïd el Fitr. Islamisée la troupe de l’armée, gangrenée par des officiers catholiques intégristes ?

Ces derniers voient pourtant d’un mauvais œil l’arrivée du hallal dans les rations. Personne ne l’avait demandé et l’armée se moquait bien de ce débat sur la laïcité agité par des freluquets qu’on aimerait voir un Famas au coude en face de talibans. Si les militaires musulmans acceptent ces rations, c’est parce qu’elles sont bien meilleures que les autres. Cela ne les empêche nullement d’aller écumer les bars avec le régiment par ailleurs. Mais tout de même, l’arrivée de ce régime alimentaire spécifique a contribué à installer le débat. Certains athées montent au créneau. Par provocation, quelques catholiques se prennent à demander du poisson le vendredi. Désormais, se désole un capitaine, « on doit prévoir deux barbecues différents lors des moments de cohésion ou se priver de saucisses et de côtes de porc ». Un autre renchérit : « En voulant imposer la question de la laïcité dans l’armée, les politiques ont en réalité réveillé le sentiment religieux de certains alors même qu’il était inexistant auparavant ». S’ils déplorent l’incursion de ce débat dans la grande famille militaire et y voient un risque de fracture, ils ne veulent pas dramatiser pour autant. Au niveau des corps de troupe, une réflexion est menée pour maintenir la confiance avec les soldats de confession musulmane. D’autant que beaucoup ont souffert des attentats de janvier et se sont sentis blessés dans leur identité. Mais ils sont unanimes : c’est avant tout l’esprit de solidarité qui prime et la réalité du terrain en opération constitue un lien social indéfectible.

Ces  hommes sont en effet entrés dans la carrière comme on entre en sacerdoce. Ils ont traduit leur rêve de gosse en goûtant à la terre, au froid, à l’endurance, aux coups et au maniement des armes en même temps qu’ils planchaient sur des questions de géopolitique, de stratégie et de management des hommes et des organisations. Lorsqu’ils convoquent l’Histoire ils aiment citer Jeanne d’Arc, Saint Louis, Jacques Cathelineau, le Général d’Elbée ou Charette de La Contrie. Ils ont le physique imposant mais le visage de premier communiant des dessins de Pierre Joubert. Ils sont militaires. Ils sont catholiques. Et l’un ne semble pas aller sans l’autre.

Le chef d’État-major particulier du Président de la République, le chef d’Etat-major des armées ou encore l’ancien gouverneur militaire de Paris n’ont jamais caché leur foi. Il faut guetter le parvis des églises qui entourent la gare Montparnasse pour voir les jeunes hussards s’éclipser de l’office du dimanche soir et courir après le train qui les ramènera à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr ou dans leur régiment. Il fallait les observer s’époumoner dans la foule, à l’occasion des Manif pour tous, où ils se sont rendus en masse – des jeunes lieutenants aux généraux les plus gradés.

Lorsque l’on s’étonne de leur présence massive dans les armées, ils temporisent et ils expliquent. Il y a trois armées (terre, air mer) et la gendarmerie qui dispose d’un statut mixte. Toutes recrutent exclusivement dans la société civile et, à ce titre, l’armée offre une véritable diversité à tout point de vue. Car ce qui fonde le métier militaire, ce n’est pas la religion mais la notion de service et le don de soi. Ils reconnaissent néanmoins que dans l’armée de Terre et dans la Marine, les officiers catholiques sont nombreux ; tout comme les hommes du rang sont, pour beaucoup, musulmans. Il y a là un déterminisme social évident, un héritage certain, une tradition historique incontestable ; mais il y a plus encore. Comme ce colonel de légion qui vous confie que côtoyer la mort au quotidien et de façon programmée exige de pouvoir poser un nom et une image sur l’au-delà. Comme ce jeune lieutenant du 21ème régiment d’infanterie de marine qui compare volontiers la vie d’une caserne à celle d’une communauté religieuse où la dimension de la relation aux autres est exacerbée. Et ces physiques d’acier de continuer d’argumenter : commander c’est aimer d’une manière incroyable. Sacrifice, vie communautaire et spirituelle, amour. La messe est dite. Rompez.

Jeunes aspirants, ils ont tous eu à répondre à la question de la décision à prendre en cas d’ordre injuste. On voudrait reformuler la colle. Dans certains cas, catholiques ou militaires ? Ils ne bottent pas en touche. L’esquive, c’est sur le terrain ; en face des balles qui sifflent. On est d’abord militaire avant quoi que ce soit. Le catholique est militaire dès qu’il porte un treillis. Il est catholique lorsqu’il remet sa tenue civile. Et s’il faut parler de transcendance, la seule qui vaille c’est l’honneur de porter l’image et l’histoire de la France, de se battre pour la liberté des peuples. Le politique peut bien se tromper d’ennemi, les zones d’intervention ne sont, de toute façon, jamais noires ou blanches ; et c’est là que la mission d’un soldat prend tout son sens : intervenir à seule fin de créer un espace sécurisé où le dialogue peut avoir lieu. Est-ce là où militaires et catholiques se rejoignent : vivre en paix, faire en sorte de créer un climat où la réflexion, le dialogue et l’entraide priment sur la violence et la loi du plus fort ?

Beaucoup évoquent l’irresponsabilité politique, de droite comme de gauche, de vouloir évincer l’idéal de la France au profit du concept de la République. Et ils vous l’assurent sans ciller : aucun soldat ne meurt pour la République, un soldat meurt pour la France.

On les interroge sur la Manif pour tous, sur les deux enquêtes diligentées par l’exécutif qui visaient les militaires hostiles au « mariage pour tous ». Ils s’offusquent. Eux aussi ont le droit d’avoir des convictions dès lors qu’ils sont civils. Leur devoir de réserve ne les empêche pas d’exercer leur liberté de citoyens. Sous couvert d’anonymat, un général l’affirme : il y a eu une chasse aux sorcières et des avancements mis en sommeil. Mais sur ce point encore, l’armée a fait bloc et a imposé la faute professionnelle comme seul critère de sanction. A l’instar de la société qui s’est fracturée sur le sujet, on se demande ce qu’il en a été dans les rangs. Ils en ont parlé bien sûr. Tous n’étaient pas d’accord. Mais ils se sont refusé à jouer cette partition violente qui a bercé, de longs mois durant, la société française. On insiste, on voudrait en savoir plus. Ils concluent : « Nous ne défendons pas la société et ses évolutions. Nous défendons la nation ». Ainsi s’exprime la grande muette. Capable d’un discernement que la société civile ne connaît plus. Animée par une grandeur d’esprit, par le sens de la fraternité et de l’honneur. Armée pour le sacrifice, parce qu’ils croient en la France. Et pour certains d’entre, eux, à l’éternité.

*Photo : BERNARD BISSON/JDD/SIPA. 00622853_000017.

 



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