"L'empirisme contre-attaque "

Le 14/09/2015

 

Il convient d’être précis lorsqu’on évoque des questions qui engagent la vie des nations et au moins celle de ceux qui combattent pour elles. Le moins que l’on puisse dire est que, un an après l’engagement de la France dans la Coalition contre l’organisation Etat islamique, on reste encore dans un grand flou où l’annonce de vols de reconnaissance semble faire office de stratégie et où tout le débat se polarise sur l’envoi ou non de troupes de sol. Il n’est donc peut-être inutile de rappeler, une nouvelle fois, quelques éléments de base.

 

Une bonne stratégie doit normalement accorder des moyens et des voies à un objectif, un « Etat final recherché » pour les militaires, une « meilleure paix qu’avant la guerre » pour les autres. Il est des cas cependant où il est difficile de définir cet objectif, parce que la situation est très complexe et volatile par exemple. C’est évidemment le cas au Moyen-Orient tant les acteurs, extérieurs et surtout locaux, sont nombreux, avec des capacités et des visions divergentes.

 

En 2003, le Président Chirac, malgré les pressions, avait décidé de ne pas engager la France dans la coalition menée par les Etats-Unis en Irak. Il ne l’y engageait pas plus alors que l’ennemi déclaré avait changé et que l’un d’entre eux, baptisé Etat islamique en Irak en 2006, s’y développait, commettait les pires horreurs et prenait même un temps le contrôle d’un tiers de Bagdad.

 

Nous étions alors déjà en guerre depuis huit ans contre un autre groupe djihadiste, lui-aussi affilié, à partir de 2007, à Al-Qaïda. Malgré les attentats de 1995 à Paris, personne n’avait annoncé qu’il fallait absolument « détruire les égorgeurs du GIA-GSPC-AQMI », en grande partie parce que nous savions que cela était hors de notre portée. Cette guerre a longtemps été souterraine, c’est-à-dire guerre de services spécialisés, puis elle a été militarisée avec l’emploi de forces spéciales et surtout l’opération Serval visant à détruire les bases de l’ennemi et de ses alliés dans le nord du Mali. Nous menons maintenant une opération indirecte sur l’ensemble de la bande saharo-sahelienne, c’est-à-dire que nous y réalisons des raids ou des frappes contre l’ennemi et que nous soutenons les armées locales ou les forces régionales seules à même de contrôler durablement l’espace. Tout cela reste limité. Notre objectif est simplement de contenir l’ennemi au cœur d’un espace complexe sans avoir pour ambition de nous attaquer à ses bases opérationnelles profondes, ni surtout sans nous en prendre vraiment à ses racines idéologiques et politiques. Par cette stratégie défensive, nous espérons simplement gagner du temps en attendant que les conditions qui ont donné naissance au djihadisme nord-africain aient disparu. C’est modeste mais réaliste et cohérent avec nos moyens et notre discours. Cela ne nous empêche pas, par ailleurs, de faire encore évoluer les modes opératoires, voire même nos objectifs.

 

Depuis septembre 2014, nous sommes aussi entrés en guerre contre l’Etat islamique mais sans que l’on sache en réalité trop pourquoi. L’Etat islamique n’avait toujours pas attaqué la France. Il avait, et c’est toujours le cas, perpétré moins d’horreurs que le régime d’Assad. Cette fois simplement et contrairement à 2003 nous avons suivi les Etats-Unis, qui ont réagi à une série de victoires spectaculaires de l’Etat islamique sur le fleuve Tigre et surtout à l’assassinat du journaliste James Foley.

Les Américains ont alors décidé, eux-aussi, de mener une campagne indirecte de « frappes et soutiens », comme la France au Sahel donc mais de manière beaucoup plus rigide. L’emploi de forces de raids ou d’hélicoptères de combat, comme nous le faisons dans l’opération Barkhane, serait considéré par eux comme un engagement de forces terrestres et donc comme quelque chose justifiant un vote du Congrès. Ce vote étant exclu, on se contente donc d’opérations aériennes, avec quelques rares raids de forces spéciales, et d’envoi d’instructeurs auprès de forces locales choisies (il y a donc déjà, au passage, des troupes au sol). Cela n’est guère décisif sur le terrain mais cela permet de montrer que l’on fait quelque chose à moindre risque pour les forces engagées et surtout pour le Président des Etats-Unis. On peut espérer, comme la France au Sahel, gagner du temps en attendant un changement favorable du contexte local. C’est après tout la stratégie qui a prévalu contre l’URSS. Au pire, comme beaucoup de ses prédécesseurs, le Président Obama laissera à son successeur le soin de terminer la guerre.

 

Bien entendu, les Américains ont les moyens de conduire seuls cette campagne inefficace mais ils ont pris soin, comme pour les précédentes, de s’accompagner de nombreux drapeaux qui servent bien plus d’instruments de légitimité par le nombre que d’appoints opérationnels. Oubliant le désaveu cinglant de l’automne 2013, lorsque la France voulait faire la même chose mais contre le régime d’Assad, nous nous sommes précipités dans cette coalition. Nous, ou plutôt Laurent Fabius, toujours prompt à parler le premier et le plus fort, en avons même rajouté dans la rhétorique, reprenant les plus beaux couplets de la « Guerre globale contre le terrorisme ». Nous avons donc déclaré vouloir la destruction de Daech alors que nous n’avons engagé que les moyens nous permettant seulement d’apparaître au 2e rang des contributeurs et meilleur élève de la Coalition. Le problème est que même cette 2e place, nous laisse très loin du coureur de tête et nous confine d’abord dans la marginalité opérationnelle.

 

De fait, les forces françaises (12 avions de combat renforcés ponctuellement par les appareils du groupe aéronaval) réalisent en moyenne moins d’une frappe par jour provoquant la destruction d’un ou deux « objectifs ». Concrètement si on suit les statistiques plutôt flatteuses du Pentagone, nous avons ainsi détruit en un an l’équivalent d’un bataillon d’infanterie. L’extension de la campagne française à la Syrie ne s’accompagnant pas de moyens supplémentaires, le bilan n’en sera pas fondamentalement changé. Malgré le dévouement, le professionnalisme et le courage des hommes engagés dans l’opération Chammal, nous sommes donc très loin de pouvoir même approcher l’objectif de destruction annoncé. De son côté, et très logiquement, l’Etat islamique a riposté en inspirant ou dirigeant des attentats contre les membres de la Coalition et donc aussi la France.

 

Notre position dans la Coalition ne nous laisse pas non plus visiblement les moyens pour influer sérieusement sur la conduite des opérations, ni même, visiblement, pour y avoir une politique autonome. Nous allons frapper en Syrie, en invoquant pour la première fois, comme les Etats-Unis après les attentats 11 septembre, l’article 51 de la charte des Nations-Unies qui autorise la défense à une agression. Nous nous sentons cependant obligés d’y ajouter des arguments aussi spécieux, pour ne pas dire ridicules, que la nécessité d’empêcher des attentats, comme si, de 1939 à 1945, on avait déclaré ne vouloir frapper en Allemagne nazie que ceux dont on avait la preuve qu’ils préparaient quelque chose contre la France. Il n’y a strictement aucune surprise dans le déroulement de la guerre de la France contre l’Etat islamique depuis un an. Il était évident dès le départ que la campagne de la coalition, purement aérienne, serait peu efficace et que la place de la France y serait marginale. Il était évident que cela engendrerait des tentatives d’attentats en France dont certaines réussiraient. Il était évident que la position de la France sur la Syrie serait incompatible avec celle des Etats-Unis, l’ « actionnaire » (au sens de celui qui agit) très largement majoritaire et qu’il faudrait sans doute s’aligner sur elle. La seule surprise vient en réalité de la réaction de nos gouvernants, pourtant forcément avertis de ce qui allait se passer. Au lieu de réaction, on devrait d’ailleurs plutôt parler d’empilement de réactions, de l’opération Sentinelle aux vols de reconnaissance-frappes au-dessus de la Syrie, en passant par la modification de la loi de programmation ou la loi sur le renseignement, qui semble se substituer à une stratégie cohérente. Il est évidemment nécessaire de s’adapter aux évènements mais lorsque ceux-ci sont prévisibles depuis longtemps, ce n’est pas de l’adaptation mais de l’agitation.

 

On pouvait rester cohérent, soit en évitant de rejoindre la Coalition dirigée par les Etats-Unis, soit en déléguant directement l’emploi de nos forces à leur stratégie sans en rajouter, ni faire semblant d’y être autonome. Il fallait et il faut toujours en tout cas assumer les conséquences. La guerre contre AQMI et al-Mourabitoune a sa cohérence, or celle contre l’OEI n’en a pas pour l’instant, or il est toujours difficile de rattraper les guerres mal engagées. Il n’est pas interdit non plus de prendre du recul sur les évènements et de débattre des choses avant d’agir, c’est même paraît-il la force de la démocratie.

 

Col. Michel GOYA.

 

 

Source : http://lavoiedelepee.blogspot.fr/2015/09/lempirisme-contre-attaque.html

 

 



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