Quelle est la stratégie de Vladimir Poutine en Syrie ? Défendre un réduit alaouite afin de sécuriser l’accès de la Russie aux mers chaudes ou à l’inverse renverser l’Etat islamique afin
de contrôler l’ensemble du Moyen-Orient ? Pour répondre à cette question, il convient de replacer l’intervention russe en perspective historique et géopolitique.
L’intervention Russe, une revanche sur la guerre de Crimée
Depuis plusieurs siècles, la Russie affirme son droit à la protection des minorités orthodoxe du Levant. Sous ce rapport, la France – qui a protégé traditionnellement les chrétiens d’Orient – et
la Russie, se trouvent en positions quasi concurrentes. Cette rivalité s’est d’ailleurs cristallisée dans la guerre de Crimée (1853-1856) pendant laquelle l’Empire Ottoman, allié à la France et
l’Angleterre, s’est opposé à la Russie.
A la suite du traité de Paris (1856), la Russie doit abandonner son droit à la protection des chrétiens orthodoxes du Levant. A l’inverse de Lord Palmerston, tenant d’une politique punitive
envers la Russie, Napoléon III adopte alors une attitude conciliante envers le Tsar, qui participe au renouveau de l’influence française en Europe. Une fois la Russie évincée du Levant, la France
se trouve dans l’obligation d’assurer la protection de la Syrie. Lorsque 6 000 chrétiens sont massacrés à Damas du 9 au 18 juillet 1860, la France réagit avec fermeté en faisant adopter un
protocole international le 3 août 1860 : un corps de troupes européennes de 6 000 hommes est dirigé vers la Syrie afin de contribuer au rétablissement de la tranquillité. Il s’agit de la
première expédition à but humanitaire de l’histoire.
Aujourd’hui, les acteurs géopolitiques n’ont pas fondamentalement changé au Levant, à la différence près que les Etats-Unis se sont substitués à la Grande-Bretagne. En revanche, les rôles sont
inversés: la Russie a pris la place abandonnée par la France.
La Syrie, nouvelle Ukraine
La Syrie se présente en quelque sorte comme l’Ukraine de l’Iran. L’Empire Sassanide s’appuyait en effet jadis sur trois espaces stratégiques : la plaine irakienne, la façade maritime
syrienne et les hauts plateaux yéménites. A la différence des déserts qui les entourent, ces régions sont en premier lieu des espaces agricoles à hauts rendements. Leur agriculture intensive
permet d’ailleurs de nourrir une population nombreuse. Ces riches foyers d’agriculture et de population sont donc interconnectés depuis l’antiquité. En second lieu, ces espaces constituent des
entrepôts commerciaux connectés à la mer. Ils relient la Perse, recluse dans ses montagnes, à l’économie-monde. Sans cette connexion maritime, seul levier de puissance, l’Iran reste un empire
confiné. En troisième lieu ces espaces partagent des traits religieux communs depuis le XVIe siècle, période pendant laquelle le chiisme devient religion d’Etat en Perse. Ces espaces sont fédérés
par un clergé et des lieux de pèlerinage partagés. Bref, l’Irak, la Syrie et le Yémen constituent les anciennes fenêtres d’un l’Empire effondré. La Syrie, espace agricole peuplé, connecté au
commerce maritime, et cousine religieusement de l’Iran, se présente donc comme l’Ukraine de la Russie.
La Syrie utile, une bande littorale soumise aux invasions de la vallée de l’Euphrate
Le véritable poumon économique de la Syrie se situe sur la bande littorale. Le climat doux y permet la culture de céréales et l’implantation de vergers. La plaine humide a donné naissance à
une polyculture de subsistance orientée vers le tabac, le coton, ou encore le maraîchage. C’est ici que se situe le véritable cœur économique de la Syrie. La population de cette Syrie
« utile » est essentiellement alaouite. L’axe principal relie les villes majeures du pays : Damas, Homs et Alep. A l’est, l’Euphrate traverse le pays du nord-ouest vers le sud-est,
et laisse une « cicatrice verte » dans le paysage. Afin de conquérir la colonne vertébrale économique du pays, qui relie Damas, Homs, Hama et Alep, l’axe historique de pénétration a
consisté précisément à suivre la vallée de l’Euphrate d’est en ouest depuis l’Iraq, puis à repiquer vers Alep. C’est la stratégie que poursuit l’Etat islamique.
Le déploiement russe en Syrie
La Russie apporte une aide militaire sur le terrain en Syrie depuis janvier 2012. En effet, des équipes de Spetznatz y forment l’armée syrienne et y mènent des actions commandos. Ce dispositif
n’étant pas suffisamment efficace pour ralentir l’avancée des opposants au régime syrien, la Russie renforce fortement son dispositif militaire sur place depuis le mois d’août. Ses points
d’entrée sont doubles. D’une part le port militaire de Tartous desservi via le Bosphore et d’autre part l’aéroport Bassel el-Assad de Lattaquié. Ces deux points ont l’avantage d’être proches
(60km) et l’aéroport de Lattaquié est le deuxième plus grand aéroport contrôlé par le régime syrien. Le matériel terrestre mis en place est lourd et récent : véhicules de combat d’infanterie
BTR-82A adaptés au combat urbain, artillerie anti-aérienne SA-22 PANTSIR mais aussi au moins neuf T-90. Des lance-roquettes multiples seraient aussi en cours
d’acheminement. Les forces aériennes russes sur place sont équipées de matériel tout aussi récent et puissant : SU-25 potentiellement modernisés pour l’appui rapproché, SU-30SM,
SU-34, Su-24 pour le bombardement tactique, hélicoptères MI-24PN et Mi-35M ainsi que des Mi-8AMTSh pour l’appui des troupes au sol et le transport de troupes ou de
matériel. Des drones ont également été déployés par la Russie qui s’est engagée à partager le renseignement avec la Syrie et l’Iran. Les soldats syriens ne sont pas formés à l’utilisation de ce
matériel, excepté les SU-24, les MI-24. La formation sur ces matériels étant lourde et longue, il est très certainement destiné à être employé par des soldats Russes. Du
matériel de plus ancienne génération est peut être livré en parallèle aux forces syriennes. Les soldats russes combattent d’ors et déjà sur le front d’Alep et au nord-est de Lattaquié au sein
d’opérations de l’armée syrienne comme en témoignent des vidéos mises en ligne. Ils utilisent ces nouveaux matériels. Ils sont appuyés par l’aviation russe, d’ores et déjà opérationnelle sur
place.
Offensive ou démonstration de force ?
Il me semble que la Russie joue double jeu en Syrie. D’une part elle met en évidence un déploiement de forces (aucun camouflage des véhicules et appareils russes à l’aéroport « Bassel
El-Assad », franchissement du Bosphore par les LST Alligator en plein jour et avec du matériel à peine camouflé, vols d’avions Russes déclarés aux autorités civiles vers la Syrie,
fuite de photos de soldats Russes des troupes d’infanterie de marine sur les réseaux sociaux,... Si elle voulait être plus discrète, elle le serait ; cela semble donc faire partie de sa
stratégie de communication.
De plus, des preuves tangibles indiquent que l’armée Russe va plus loin. Elle interviendrait par des frappes aériennes et des troupes au sol, en particulier à l’est d’Alep. Cette zone est
actuellement une zone ou l’armée syrienne gagne du terrain. D’autre part, M. Poutine ne reconnait que la livraison d’armes et l’aide humanitaire en Syrie.
Quel est donc l’objectif ? Tout d’abord, il s’agit de ne pas combattre à la place de l’état Syrien ni même aux côtés de l’état Syrien, tout du moins au sol.
La Russie veut sans doute éviter toute implication dans d’éventuelles « bavures » ou toute responsabilité dans une défaite, même locale, qui nuirait à son effort diplomatique. Son
intervention va sans doute se fondre complètement dans les opérations syriennes : les frappes aériennes n’auront pas de signature russe ou syrienne et il n’y aura pas de certitude sur une
présence russe dans une zone donnée. Cependant, l’efficacité de l’armée syrienne et de ses alliés est une priorité pour la Russie.
Elle va vouloir réorganiser l’armée de Bachar El-Assad et sans doute mettre un frein à l’action des « milices » syriennes qui ne sont pas forcément efficaces sur le terrain et qui font
régner une certaine insécurité au sein de la population (2 policiers tués à Lattaquié). Par cette méthode, la Russie souhaite avoir du poids dans les négociations diplomatiques. Elle semble en
effet mettre sa puissance militaire au service de sa diplomatie. Elle recherche cela par-delà des objectifs militaires de conquête et de victoire, comme c’est aussi le cas en Ukraine. Elle désire
s’affirmer comme le leader du camp « pro-Assad » et invite les occidentaux à faire de même. Si ces derniers se rangent à ses côtés, elle restera leader du mouvement par sa prise
d’initiative et son avance sur le terrain.
A long terme, si elle l’emporte, elle pourra éventuellement céder du terrain aux occidentaux et montrer sa « bonne foi » en favorisant un changement de régime, tout en s’assurant que le
successeur de Bachar El-Assad lui sera favorable. En effet, sa rhétorique diplomatique utilise le même terme pour tous les opposants armés au pouvoir de Bachar El-Assad sur le territoire
syrien : ce sont des « terroristes», qu’ils soient de l’état islamique ou non.
Si la montée en puissance russe se prolongeait, le retournement de la situation militaire en Syrie pourrait s’effectuer en quatre temps : après avoir jeté un dispositif sur Lattaquié et
Tartous, qui se présentent simultanément comme des ports et des terminaux gaziers, les troupes russes pourraient consolider leurs positions dans les villes d’Hama et Homs puis s’enfoncer au Nord
vers Alep et au Sud vers Damas afin d’y libérer les forces gouvernementales d’Assad de la rébellion. Les combats y seront difficiles.
Une fois ces villes prises, la Russie pourra s’attaquer par des bombardements aux centres nodaux de l’Etat islamique, intouchés jusqu’à présent. Les troupes gouvernementales syriennes et russes
pourront alors s’enfoncer à l’Est vers Raqqah, fief de l’Etat islamique et objectif majeur de l’opération.
La phase ultime des combats consistera à désenclaver Der-ez-Zor et de fait libérer la vallée de l’Euphrate.
Consciente de l’opportunisme d’une partie des combattants, la Russie, en s’engageant en force, pourrait jouer un rôle majeur dans le retournement de la guerre au détriment direct de l’Etat
Islamique. Pour ce faire, la Russie dispose de nombreux avantages dont le renseignement n’est pas l’un des moindres. A Damas, l’implication de la Russie, même si elle reste faible par rapport aux
soutiens financiers apportés à l’Etat islamique, a eu déjà un effet déterminant sur le moral des combattants syriens. Pourtant, il faudrait de très nombreux combattants au sol pour que la
situation s’inverse. De ce point de vue, il n’est pas exclu que la Russie ait recours à des combattants musulmans russes afin de limiter l’emploi de ses troupes d’élite.
Auteurs : Thomas et Jean-Baptiste FLICHY de La NEUVILLE
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