Crise militaire

..par le Col. Michel Goya - le 20/03/2019

 

Fiche au chef d’état-major des armées, 2008.
 
Les armées peuvent aussi subir des crises internes. Une des plus sévères de l’armée française a eu lieu au tout début du XXe siècle et ses conséquences stratégiques ont été considérables.
Cette crise est la conjonction de plusieurs phénomènes. Le premier est la croyance que la guerre entre les nations européennes est révolue du fait de l’interpénétration des économies issues de la première mondialisation, du triomphe de la raison positiviste et de la dissuasion des armements modernes.
La première conséquence de cette croyance est l’empressement à toucher les «dividendes de la paix» et à ponctionner le budget militaire pour tenter de résoudre les difficultés financières de l’État. Les crédits d’équipements de l’armée chutent ainsi de 60 millions de francs en 1901 à une moyenne de 38 millions de 1902 à 1907 avant de revenir à 60 millions l’année suivante et monter jusqu’à 119 millions à la veille de la guerre. Le ministère des Finances s’évertue par ailleurs par de multiples procédés à ce que cet argent ne soit jamais complètement dépensé. Ce creux budgétaire est une des causes du retard considérable pris par la France dans l’acquisition d’une artillerie lourde.
La deuxième conséquence directe de cette remise en question du rôle de l’armée est à mettre en relation avec le service militaire universel qui s’impose pour la première fois avec la loi de 1889 aux fils des classes aisées et aux intellectuels. Ils y rencontrent une institution dont la culture est encore héritée du Second Empire, voire de l’Ancien Régime, époque où, selon L’Encyclopédie, «le soldat est recruté dans la partie la plus vile de la nation». De cette rencontre naît, chose inédite, une littérature de la vie en caserne, souvent peu flatteuse pour l’armée (Le cavalier Miserey d’Hermant, Les sous-offs de Descaves, Le colonel Ramollot de Leroy, etc.). Ce mouvement critique (qui suscite en réaction des articles comme Le rôle social de l’officier de Lyautey en 1891), vire à l’antimilitarisme après l’affaire Dreyfus (1898).
Ce divorce prend une nouvelle tournure avec l’arrivée au pouvoir des Radicaux en 1899, bien résolus à transformer un corps d’officiers «recrutés dans les milieux traditionalistes et catholiques et vivant en vase clos, jaloux de leur autonomie et attachés au passé» (Waldeck Rousseau). L’affaire des fiches (1904) fait éclater au grand jour cette politique d’épuration et jette d’un coup la suspicion sur le corps des officiers généraux nommés sous ce pouvoir politique.
Pire encore, en l’absence de forces spécialisées, l’armée est massivement employée dans des missions de sécurité intérieure, dans le cadre des inventaires des congrégations (1905), des grèves des mineurs du Nord (1906) et des viticulteurs (1907). L’antimilitarisme se répand aussi dans les milieux populaires. Il y a 17000 insoumis en 1909. Lorsqu’il faut mettre en œuvre le service à trois ans en 1913, la rumeur se répand que la classe 1911 sera prolongée d’un an, ce qui provoque des troubles dans plusieurs garnisons. On préfère donc faire appel simultanément à deux nouvelles classes, ce qui pose d’énormes problèmes de logement, d’instruction, etc. Au moment de la mobilisation d’août 1914, on est encore persuadé qu’il y aura environ 15 % de réfractaires (0,4 % en réalité). La leçon sera comprise puisqu’après la guerre, on créera des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre pour éviter à l’armée de se couper de la nation par ce type de mission.
Durant cette période noire, le moral des officiers s’effondre. Les candidatures à Saint-Cyr et Saint-Maixent chutent. Les départs se multiplient notamment chez les Polytechniciens, pour qui la voie militaire sera désormais marginale. La pensée militaire française, renaissante à la fin du XIXe siècle avec l’École supérieure de guerre, s’éteint. Plus personne n’ose écrire de peur de sanctions. Même les règlements tactiques ne sont pas renouvelés pendant des années. 
L’ambiance change à partir de 1911 avec le changement de gouvernement et surtout la montée rapide des périls qui transforment d’un coup la perception que l’on a de l’emploi des forces. Aussi sûrement que la paix était certaine, à peine quelques années plus tôt, la guerre apparaît désormais comme inévitable. Or, l’armée française n’est plus aussi prête à la guerre qu’avant la crise. Elle, qui était en pointe des innovations à la fin du XIXe siècle, a pris du retard par rapport aux Allemands. De nouvelles technologies comme le téléphone ou le moteur à explosion se développent en pleine paralysie intellectuelle des militaires qui les ignorent largement. Le corps des généraux, issu de la période, est tel que 40 % d’entre eux seront «limogés» dans les premiers mois de la guerre pour incapacité. La lâcheté apparente de ces mêmes généraux face aux décisions politiques désastreuses d’avant-guerre pousse à la contestation un certain de jeunes officiers, baptisés Jeunes Turcs. Leur mouvement, salutaire par de nombreux aspects, va aussi conduire à cette forme de psychose collective que l’on appelle l’ «offensive à outrance». En 1914, constatant toutes ces faiblesses, le Grand état-major allemand est persuadé que c’est le moment d’attaquer la France.
Autrement dit, des décisions prises en quelques années comme la réduction des moyens ou l’emploi en sécurité intérieure ont suffi pour affaiblir considérablement la capacité de dissuasion de l’armée française. Le XXe siècle tout entier s’en est trouvé transformé.

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.com/2019/03/crise-militaire.html?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed:+LaVoieDeLpe+(La+voie+de+l%27%C3%A9p%C3%A9e)

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