LE FACTEUR HUMAIN, COMPOSANTE DE LA DISSUASION

par le Général Christian QUESNOT

Ancien chef d’état-major particulier des présidents Chirac et Mitterrand

 

 

Je ne suis ni un chercheur ni un intellectuel, je suis d’abord un soldat. J’ai commandé un régiment de parachutistes et, pendant les deux ans de mon commandement, j’ai eu quarante morts et blessés graves. J’ai défendu les intérêts français au Tchad et à Beyrouth où j’ai fait de 

l’antiterrorisme, avant qu’on en parle, en employant des méthodes que la morale réprouve mais que l’efficacité conseille. 

 

En tant que chef d’état-major particulier, j’ai beaucoup réfléchi à l’importance, pour la dissuasion nucléaire, de la manière dont la détermination du président était perçue à l’extérieur.

Je distinguerai des autres les présidents ou responsables qui ont participé à la Deuxième Guerre mondiale, Bush père, le président Mitterrand et le chancelier Kohl. Bush père était le président que méritaient les Etats-Unis car il avait fait la guerre, dirigé la CIA et rétabli les liens avec la Chine. Il savait de quoi il parlait. Bush père, Mitterrand, Kohl étaient des personnages dont on ne contestait ni la légitimité ni la détermination.

Paradoxalement, l’image humaine des présidents contribue plus à la dissuasion que la qualité des armes elles-mêmes. Les autres présidents, alliés ou adversaires potentiels, n’ont pas connu la guerre et cela fait une différence très importante dans la manière d’aborder les questions.

 

Je commencerai par les présidents américains. J’ai très bien connu le président Clinton et 

les échanges auxquels j’ai participé avec le président Mitterrand m’ont convaincu de sa très 

grande intelligence et de sa capacité à écouter les autres. J’ai aussi été rapidement convaincu 

de sa conviction intime de ne jamais intervenir nucléairement en Europe. J’en suis désolé pour 

les « Atlantistes » de conviction mais jamais les Etats-Unis n’interviendront de façon nucléaire pour défendre l’Europe. C’est une certitude absolue.

Bush fils, dont je ne sais comment il peut être génétiquement le fils de son père, sous l’influence de Dick Cheney, n’a jamais pensé utiliser l’arme nucléaire, persuadé que la supériorité mondiale des capacités conventionnelles américaines permettrait un usage clausewitzien, avec les résultats qu’on a malheureusement connus en Irak et en Afghanistan. C’est sous sa présidence que s’est amorcé le virage stratégique américain vers l’Asie, en ignorant complètement l’Europe désormais invisible sous les radars américains.

Obama a été élu pour sortir les Etats-Unis des conflits en Irak et en Afghanistan, ce qu’il a fait avec l’intention de ne plus s’engager dans aucun autre conflit de ce type, ce qui explique en partie le manque total de stratégie américaine en ce qui concerne actuellement l’Irak et la Syrie.

 

Passons aux présidents russes. J’ai connu Eltsine. En ce qui le concerne, quand on parle 

de charge, il s’agit plus de charge éthylique que de charge nucléaire. A chaque fois que j’ai 

rencontré le président Eltsine avec le président Mitterrand, il était dans un état « avancé » et, 

malgré les traductions, il était très difficile de comprendre ce qu’il disait. Cela m’a inquiété et 

je suis donc allé plusieurs fois à Moscou rencontrer les conseillers stratégiques et militaires du 

président, des hommes très cultivés, très rationnels qui m’ont rassuré sur le fait qu’ils ne 

laisseraient pas Eltsine déraper. Je tiens à dire que l’appareil diplomatique russe et l’appareil 

diplomatique iranien sont, sans doute, les deux meilleurs du monde. Ensuite, à un moment où 

je n’exerçais plus aucune responsabilité tout en m’intéressant cependant beaucoup à la Russie, 

j’ai rencontré le président Poutine. Le président Poutine est un homme assez fascinant. Quand 

vous êtes en face de lui, il vous regarde, vous décortique, essaie de vous « fouiller au fond de 

l’âme » pour savoir quelle est votre personnalité. Poutine n’est pas le plus intelligent des 

présidents que j’ai rencontrés, mais il est très déterminé. C’est un homme habile, qui sait 

profiter des circonstances et a bien senti la frustration de la nation russe quand, après la chute 

du mur de Berlin, l’armée soviétique  est revenue dans des conditions matérielles lamentables. 

Les soldats logeaient avec leurs familles sous des tentes et j’ai même vu, à Moscou, des 

officiers vendre leur uniforme pour vivre. L’habileté de Poutine a consisté à reconstruire en 

dix ans une armée russe de qualité, sans que les services de renseignements américains ou 

autres ne s’en aperçoivent. Ils n’ont pris conscience de son existence que lorsque Poutine s’est 

emparé de la Crimée avec des forces spéciales qui ne portaient pas de brassard. Il n’y a que 

trois autres pays capables de mener ce type de conflit à l’extérieur, sans perte, les Etats-Unis 

dans certaines circonstances, les Britanniques et les Français. Poutine est un homme avec 

lequel il faut compter et j’ai honte de la politique européenne menée en Ukraine. C’est une 

ineptie, une aberration. Nous, Européens, avons besoin des Russes et les Russes ont besoin de 

nous. Je pense qu’on pouvait trouver un compromis qui ne soit pas l’état catastrophique 

actuel.

 

Je vais passer maintenant aux présidents chinois. Depuis ce matin, j’ai entendu un certain 

nombre de bêtises sur la Chine. Xi Jinping, président actuel, a tous les pouvoirs. En moins de 

deux ans, il s’est emparé de tout l’appareil d’Etat, du parti et de la commission militaire 

centrale. Habituellement, lorsqu’il y avait une succession, le prédécesseur restait président de 

la commission militaire centrale pendant un ou deux ans et le président ne devenait réellement 

président que lors de son deuxième quinquennat. Dans le cas présent, au bout de deux ans, Xi 

Jinping a tous les pouvoirs. En chinois, la Chine s’appelle Zhongguo, le pays du milieu, et, de 

fait, les Chinois sont d’abord centrés sur les problèmes de la Chine, parce que ce sont des 

problèmes très importants qui  conditionnent la survie du régime, notamment nourrir un milliard cinq cent millions d’habitants avec l’émergence d’une classe moyenne dont le nombre équivaut à la population européenne. Dès qu’une classe moyenne émerge, des aspirations démocratiques se manifestent. C’est cela que le président chinois est en train de gérer et cela l’intéresse beaucoup plus, je ne sais plus qui a dit cela, que d’envoyer 500 000 Chinois pour conquérir la France.

Sur le plan de la défense militaire, Xi Jinping m’a dit souhaiter que la belette chinoise soit d’un volume tel que le boa américain ne puisse l’avaler. 

Actuellement il fait le ménage, lutte contre la corruption, remet les généraux au pas, diminue 

le nombre de militaires tout en modernisant les forces armées. L’attitude chinoise n’est pas 

belliciste mais même si les forces nucléaires chinoises ne sont pas encore au niveau technologique de celles des Occidentaux elles sont crédibles avec à leur tète un président 

déterminé. Les Chinois se mobilisent sur les réponses asymétriques à la menace des Etats-Unis. Ils ont développé en particulier un système de cyber-attaque très sophistiqué. Ils m’ont assuré que la Chine était capable de neutraliser tout le système de commandement américain en Asie pendant quarante-huit heures.

Le Japon où je vais quelquefois est très inquiet de l’attitude américaine. Les Japonais sont 

persuadés, à juste titre, que les Américains ne leur offriront pas plus le parapluie nucléaire 

qu’aux Européens. Pour eux, c’est une vraie prise de conscience. Tous les chercheurs des 

think tanks japonais m’ont dit qu’ils se préparaient à convaincre l’opinion publique que le 

Japon devait posséder l’arme nucléaire. Ils sont au seuil et, en moins de deux ans, ils ont les 

moyens de le faire même si Fukushima a porté un petit coup d’arrêt qui ne me semble que 

transitoire.

 

Je terminerai par les présidents français. Le général de Gaulle était incontestable et 

personne ne l’a jamais contesté sur le plan de sa détermination et de sa capacité. Ensuite, il y a 

eu monsieur Pompidou que je n’ai pas connu, que j’ai simplement vu, à la fin de sa vie, quand 

sa maladie était très apparente. Je peux vous dire que les services étrangers qui n’ont pas les 

yeux dans leurs poches en ont conclu que, dans son état, il n’emploierait pas l’arme nucléaire. 

Ensuite, il y a eu Giscard d’Estaing dont on a beaucoup parlé. J’étais au service du président Mitterrand quand il a publié ses mémoires. J’ai fait un bond en les lisant et je me suis dis que si un caporal avait fait cela dans mon régiment, il aurait été envoyé au conseil de guerre parce qu’il s’agit d’une trahison. Ce qu’a écrit Giscard est une trahison. Je ne sais pas s’il l’a fait pour nuire à son successeur, mais c’est absolument anormal. J’ai donc fait une note au président Mitterrand en lui disant tout le mal que je pensais de cette déclaration et en lui suggérant respectueusement d’intervenir auprès de son prédécesseur pour lui dire que ce n’était pas bien. Je crois qu’il ne l’a pas fait. Giscard d’Estaing est ce type d’homme tellement intelligent qu’il n’arrive pas à distinguer l’essentiel de l’accessoire et n’a pas le bon sens minimum nécessaire dans ce genre d’affaire. 

 

François Mitterrand était un homme très déterminé mais très secret. Je crois que tous les 

chefs d’Etat étrangers rencontrés au cours des quarante voyages d’Etat que nous avons fait 

ensemble lui manifestaient une forme de respect et le respect détermine une certaine crédibilité. Sans faire d’hagiographie, je pense que Mitterrand était crédible en termes de dissuasion, même s’il ne considérait cela que comme une arme politique. 

Je suis resté moins longtemps avec Jacques Chirac parce que notre désaccord sur l’armée de métier a provoqué ma démission. Chirac avait l’esprit militaire. Il avait été lieutenant en Algérie et m’a dit un jour avoir hésité entre la carrière militaire et l’ENA. Je crois que c’est Bernadette qui lui a fait choisir l’ENA. Il m’a demandé s’il aurait fait un bon militaire. Je lui ai répondu qu’il aurait fait un excellent colonel de cavalerie, mais je ne sais pas comment il a pu interpréter cela. Chirac avait du courage politique et le fait qu’il se soit opposé aux Américains au moment de la guerre d’Irak est à mettre à son crédit parce qu’on n’imagine pas les pressions insupportables que peuvent exercer les Américains. Il a fait preuve d’une grande détermination et je pense qu’il a été à la hauteur. 

 

Nicolas Sarkozy est un malheureux accident de l’Histoire. Cet homme n’aurait jamais dû être élu président de la République. Je ne connais personne qui ait abaissé la fonction présidentielle comme lui et soit autant détesté par les autres chefs d’Etat.

Un exemple tiré de mon expérience chinoise : Hu Jintao, prédécesseur de Xi Jinping, m’a reçu et m’a dit que notre président était un menteur, qu’on ne pouvait avoir aucune confiance en lui. Il est vrai que Sarkozy avait fait très fort en recevant le Dalaï Lama en Pologne, avec le drapeau français et le drapeau européen, alors que le jour précédent, il avait envoyé notre ambassadeur Hervé Ladsous dire au ministère des Affaires étrangères chinois qu’il ne le recevrait pas.

A la suite de cela, les Chinois ont éliminé, pendant quatre mois, l’ambassade de France de toutes les réunions. Je vous laisse juge de la  crédibilité de Monsieur Sarkozy. 

 

Pendant les premières années de son mandat, la détermination du président Hollande n’avait rien d’évident et je pense que tous les services étrangers, russes, américains, …, se sont dit qu’il n’emploierait jamais l’arme nucléaire. Quand il est intervenu au Mali, ce qu’il aurait dû faire un an plus tôt, cette vocation nouvelle de chef de guerre a étonné beaucoup de monde. Je pense que cela a changé la perception des services étrangers sur la personnalité de François Hollande et je crois qu’il a gagné, du moins dans ce domaine, une certaine crédibilité, je ne sais pas encore jusqu’à quel niveau.

 


Télécharger l'original :

Télécharger
151026 Hommes d'Etat et dissuasion.d
Document Microsoft Word 35.0 KB

Partager ce texte :

Écrire commentaire

Commentaires: 0