STRATÉGIE : "On ne relie les hommes que par la confiance"

...par le Gal. Vincent Desportes -  Le 31/05/2020.

Source : https://www.asafrance.fr/images/strategie-desporte-lettre-socle-03.pdf

Après un politologue (Jérôme Fourquet) et un sociologue (Michel Maffesoli), Socle donne ce mois-ci la parole à un militaire qui allie une solide expérience de pédagogue à sa longue pratique du commandement, y compris à l’international (attaché militaire près l’ambassade de France à Washington de 2000 à 2003). Ancien directeur de l’École de Guerre, le général Desportes se partage en effet depuis plusieurs années entre la réflexion stratégique, l’enseignement de haut niveau (Sciences Po Paris, HEC) et le conseil en entreprise. Derrière cet engagement, une conviction nourrie à l’épreuve des faits : l’armée, dont la cohésion s’obtient d’abord par la confiance, a beaucoup de choses à apprendre à la société civile en ces temps de défiance généralisée.

 


Socle : Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur la nature de la stratégie dont le très remarqué Entrer en stratégie (Robert Laffont, 2019). Pourriez-vous nous en donner une définition et nous expliquer en quoi elle se distingue de la tactique ? 

Vincent DESPORTES : Pour m’intéresser à la stratégie depuis de très nombreuses années, pour l’enseigner aujourd’hui aussi bien à Sciences Po qu’à HEC, et pour donner des conférences sur la question dans le monde entier, je puis vous dire qu’il n’en existe pas de définition unique. Et la meilleure façon de comprendre en quoi consiste la stratégie, c’est de la comparer à la tactique.
La première différence est évidemment temporelle : la tactique s’inscrit dans le court terme ; la stratégie dans le long terme. S’impose ensuite un rapport de moyen à fin et, par là même, une subordination de la tactique à la stratégie, la seconde étant la finalité de la première. Pour autant, l’une et l’autre sont difficilement séparables. On dit souvent que le plus court chemin vers l’échec serait une tactique sans stratégie… Mais aussi que le plus long chemin vers le succès serait une bonne stratégie n’usant que de mauvaises tactiques ! En un mot comme en cent, la stratégie n’est rien d’autre que l’art de construire l’avenir, et donc de le vouloir.

Comment ne pas penser, ici, à Saint-Exupéry : « Il ne s’agit pas de prévoir l’avenir, mais de le rendre possible » ? C’est exactement l’objet de la stratégie : vouloir son avenir, et le rendre possible. Le tacticien construit le futur à partir du présent, le stratège fait l’inverse : il façonne le présent à partir du futur. Autrement dit, la stratégie est un phénomène émergeant : j’entre en stratégie parce que je veux atteindre un nouvel état. D’abord et avant tout parce que je sais que si je reste immobile, je vais disparaître ! Face au tsunami des nouvelles technologies ou aux ambitions mondiales des géants chinois et américain, la tactique est utile, mais elle ne nous sauvera de la submersion que si elle est mise au service d’une vision dynamique de l’avenir.

Pour survivre, il faut se choisir un futur, et y accrocher son chemin. Quelques formules peut-être. On peut dire que la tactique, c’est la confrontation des moyens, et la stratégie, celle des intelligences. En tactique, le plus fort gagne. En stratégie, même avec des moyens illimités, vous perdrez face à un adversaire moins puissant mais faisant preuve d’une intelligence stratégique supérieure. Voyez les Américains au Vietnam ou en Afghanistan ! Disons encore que la tactique, c’est la science des réponses, alors que la stratégie, c’est l’art du questionnement. La tactique est positive, la stratégie est dialectique. « La stratégie, c’est la dialectique des volontés », disait le général Beaufre, l’un de nos plus grands penseurs militaires. Et donc, aussi, celle des intelligences, ajoutait le regretté Hervé Coutau-Bégariequi enseignait à l’École de Guerre quand je la dirigeais.

 

Les principes que vous posez sont très proches de ceux qu’on peut observer en matière économique. Voyez-vous cependant des différences ? 

Très peu ! C’est si vrai que ma passion n’est pas tant la stratégie que la « méta stratégie ». J’entends par là que, quels que soient les domaines de l’action humaine, il existe une pensée stratégique supérieure qui n’est pas propre à l’action militaire. J’irai même plus loin en disant que l’expression « stratégie militaire » est quasiment un oxymore : en effet, la stratégie est par nature systémique, englobante, et l’action de guerre, comme le pensait Clausewitz, n’est qu’un moyen parmi d’autres de changer une situation. Entre ces stratégies, la différence essentielle réside dans la nature desdits moyens et des objectifs. Et, bien sûr, dans la monnaie : dans le domaine économique, le cash ce sont des billets de banque, dans le domaine militaire, on paye en sang humain. C’est cela qui confère à l’action militaire sa dimension tragique.


La politique n’est-elle pas victime, aujourd’hui, du syndrome d’immédiateté, de « vide stratégique » tel que le dénonce Philippe Baumard (Le vide stratégique, CNRS éditions, 2012) ? Un syndrome qui n’est pas fait, justement, pour rendre confiance aux citoyens…

Je suis complètement d’accord avec ce constat : notre monde est de plus en plus « a-stratégique », ce qui est mortifère. Évoquons cependant d’abord la difficulté de la décision stratégique.

En stratégie, il n’est pas de vérité absolue. Ou plutôt, il y a « des » vérités, toutes partielles, relatives et temporaires. Partielles, parce que le stratège, qu’il soit homme politique, chef d’entreprise ou militaire, ne dispose jamais de l’entièreté des données qui lui permettraient de prendre une décision parfaitement rationnelle. Relatives, car le décideur regarde le monde mais son regard est par nature un système particulier d’interprétation façonné par sa culture, son expérience, ses responsabilités, voire son état de fatigue, etc. C’est dire que cette décision résulte d’un biais, d’un angle, d’une vision particulière et forcément unique.
Cette vérité, enfin, est temporaire parce qu’elle est liée à l’état des connaissances du moment ; on l’a bien vu dans la crise du Coronavirus où telle décision prise le jour J n’aurait peut-être pas été prise à J + 1 ou J + 3, les éléments de connaissance ayant forcément changé. Je pense ici par exemple au choix d’organiser le premier tour des élections municipales puis à celui, arrêté quelques jours plus tard, de reporter le second. Ainsi la décision stratégique ne peut-elle se prendre qu’en « conscience » et non en « science », puisque cette dernière est, par définition, hautement évolutive, chacun de ses progrès invalidant les certitudes précédentes.

 

Que faudrait-il faire pour restaurer et développer la confiance parmi nos concitoyens dans les temps difficiles que nous traversons, bref pour les aider à faire face aux « surprises » du destin en les rendant plus résilients ?

Pour employer une métaphore empruntée à la physique nucléaire, la seule solution permettant de conjurer la peur de l’avenir est de transformer des particules élémentaires en atomes. Recréer du collectif là où la dissolution du lien social a favorisé l’individualisme, voilà la priorité. Mais pour relier les hommes entre eux par la confiance, il faut une force d’attraction suffisamment forte pour que les électrons ne quittent plus leur orbite. Or, et c’est toute la difficulté de la question, on sait depuis l’aube de l’humanité que le principal ressort de l’action humaine est l’intérêt personnel. À de très rares exceptions près, c’est ainsi. Nous n’y pouvons rien, nous devons « faire avec ». Comment, dès lors, dépasser cette contradiction ? En reliant les destins individuels au destin collectif par la mise en évidence de leur caractère indissociable. L’intérêt collectif doit redevenir l’intérêt individuel. Si chacun commence à se dire qu’il a un intérêt personnel à ce que son voisin réussisse, donc à l’aider, le tour est joué : le ciment de la confiance permet alors de construire sur du solide. C’est ce que vous, GensDeConfiance, avez réussi à faire dans la sphère sociétale ; c’est ce que l’Europe politique serait bien inspirée d’entreprendre pour protéger nos belles nations des deux empires prédateurs qui menacent de les dévorer, à savoir la Chine et les États-Unis ! Mais n’oublions pas l’autre moteur de l’action collective : le rêve. En cette année de Gaulle, comment ne pas méditer l’exemple de cet homme seul parti pour Londres qui, étendard d’une incroyable vision, a su mobiliser tout un peuple autour d’elle, rendre sa confiance à une nation vaincue jusqu’à l’imposer à la table des vainqueurs… Ce qui n’était guère évident à l’été de 1940 ! Et voici qui m’amène à ma conclusion : si nous traversons, de fait, une crise de confiance, c’est, pour beaucoup, parce que nous nous situons entre deux rêves. Le rêve de la grandeur nationale et celui d’une Europe-puissance. Le premier s’est estompé et le second peine à voir le jour. Or les deux ne sont nullement contradictoires… À condition, là encore, qu’à chacun de ces niveaux, on s’applique à redonner confiance à nos concitoyens !

 

Propos du général Vincent DESPORTES
Source : Socle : Lettre N°3 - mai 2020

 

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