Orage, Ô désespoir ! Le massacre d'Alep et la victoire d'Assad

par le Col. Michel Goya - le 03/10/2016.



La bataille d’Alep actuellement en cours est sans doute un tournant du conflit syrien. Dans ce nœud gordien stratégique où pratiquement tous les acteurs locaux, régionaux et internationaux sont impliqués, beaucoup de choses vont probablement se jouer dans les mois à venir.
 
Le front de l’autoroute M5
 
Alep, ancienne capitale économique syrienne peuplée de presque deux millions d’habitants avant-guerre, est une zone disputée depuis l’été 2012 et l’entrée d’une petite force armée coalisée rebelle, alors sous le chapeau de l’Armée syrienne libre (ASL). Avec la contre-offensive de l’armée syrienne, les positions ont fini par se cristalliser et partager la ville en deux parties presque égales. Les quartiers de l’est et du nord sont tenus par une association rebelle où pratiquement tous les principaux mouvements se retrouvent, les quartiers ouest et sud sont occupés par les forces loyalistes. Au nord, le quartier kurde de Sheik Maqsoud est rapidement pris en compte par les forces du Parti de l’union démocratique (PYD), qui suit sa propre voie politique.
 
Les rebelles, qui bénéficient par ailleurs de la proximité de la Turquie, contrôlent très largement les extérieurs de la ville, la zone gouvernementale n’étant reliée au sud que par un corridor large de seulement quelques kilomètres. Dans ce siège imbriqué, les combats sont violents mais statiques. Le milieu urbain dense favorise la défense et les effectifs de part et d’autre sont à la fois trop équilibrées et trop faibles (entre 15 000 et 20 000 hommes) pour obtenir une décision. On se bat pendant des années au rythme d’attaque et d’offensives qui ne visent que quelques centaines de mètres carrés.
 

 

Alep n’est alors qu’une des batailles urbaines qui se déroulent simultanément du Nord au Sud le long de l’autoroute M5, d’Alep à Deraa à frontière jordanienne en passent par Hama, Homs et Damas et un petit détour par Idlib. Les combats y prennent une forme similaire à Alep. Les forces loyalistes, faibles en effectifs, tactiquement peu compétentes mais lourdement équipées pratiquent sciemment une politique de terreur utilisant en particulier leurs moyens indirects de frappe (missiles Scud, barils d’explosifs, artillerie, etc.) pour écraser les quartiers rebelles, en faire fuir les habitants ou les pousser à la reddition. En moins grande ampleur, ne serait-ce que parce qu’ils disposent de bien moins de moyens, plusieurs mouvements rebelles se signalent aussi par de nombreuses exactions. Les quartiers ouest d’Alep sont aussi bombardés (toujours actuellement), sans aucune discrimination, par des armes artisanales, comme les « canons de l’enfer » (des bonbonnes de gaz lancées à plus d’un kilomètre).
 
Ce chapelet de villes le long de l’autoroute M5 est le centre de la gravité du conflit. C’est là que se déroule la grande majorité des combats et que se concentrent les souffrances des populations.
 
Les puissances occidentales parlent, les monarchies du Golfe et la Turquie aident, l’Iran et la Russie interviennent
 
A l’écart de cette zone centrale disputée, les provinces côtières sont fermement tenues par le régime tandis que les trois cantons kurdes deviennent autonomes et alliés de fait d’Assad sous le contrôle du PYD et de son armée, les YPG. Pendant ce temps la myriade de groupes rebelles arabes (regroupés en 2012 en grandes fédérations, ASL, Front islamique syrien, Front islamique pour la libération de la Syrie pour les plus importantes ainsi que le mouvement djihadiste Jabhat al-Nosra) occupe la zone nord en arc de cercle autour d’Alep puis l’Euphrate.
 
Cette rébellion semble prendre le dessus au cours de l’année 2013. Le régime syrien y finalement sauvé par l’Iran qui envoie finances, conseillers, équipements et milices internationales chiites, en particulier le Hezbollah libanais. Il est aidé aussi par le retour au premier plan de l’Etat islamique en Irak (qui prend alors l’appellation Etat islamique en Irak et au Levant, EIIL ou Daesh). L’EIIL, puis EI, s’implante solidement sur l’Euphrate d’où il chasse les rebelles arabes, formant ainsi un front de revers beaucoup plus au contact des forces kurdes et rebelles arabes qu’à celles du régime. L’année 2013 est aussi le moment de la déconsidération complète des puissances occidentales, Etats-Unis en tête, à la suite de la révélation du décalage énorme entre leur posture verbale contre le régime et leur volonté réelle d’agir, même indirectement. Le message était clair, à tort ou à raison les Américains (et donc les Européens) ne prendront jamais aucun risque en Syrie. Les monarchies du Golfe et la Turquie s’impliquent en revanche encore plus fortement auprès des groupes les plus proches idéologiquement.
 
Une deuxième rupture stratégique intervient au printemps 2015. L’armée loyaliste échoue lourdement dans sa nouvelle tentative de dégagement d’Alep. Le régime d’Assad et son armée semblent à bout de souffle. L’Etat islamique s’empare de Palmyre pratiquement sans combat, tandis que l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah) qui réunit les puissants mouvements Ahrar al-Sham et Jabhat al-Nosra s’empare de la ville d’Idlib et de l’ensemble de sa province, à l’ouest d’Alep. Les provinces côtières alaouites sont, pour la première fois, menacées. Assad est sauvé une nouvelle fois par l’allié iranien et surtout l’intervention directe russe en septembre 2015.
 
Le plan incliné de la victoire
 
La Russie a utilisé sa stratégie classique du « piéton imprudent », consistant à occuper par surprise un espace et à laisser les Etats-Unis (et à plus forte raison la France) impuissants devant le fait accompli. A partir du moment où le contingent russe est en Syrie, il n’y a plus en revanche de surprise. Contrairement aux forces de la coalition menée par les Etats-Unis, taillées selon des considérations politiques intérieures américaines, les forces russes sont organisées selon un schéma opérationnel par ailleurs classique et bien connu. Outre la défense aérienne qui exclut désormais toute action extérieure contre Assad, la force d’appui rapproché (artillerie, avions et hélicoptères d’attaque) permet de multiplier la puissance offensive de la masse de manœuvre terrestre loyaliste (40 000 hommes environ, avec de moins en moins de Syriens). Au lieu de disperser cette force  aéroterrestre sur tous les points de contact, celle-ci est par ailleurs employée de manière plus cohérente dans une série d’actions visant à remporter définitivement la bataille de l’autoroute M5, en parallèle de frappes d’affichage (anti-terrorisme, démonstrations techniques) ou de raids d’opportunité (prise de Palmyre) contre l’Etat islamique.
 

 

L’effort est clairement porté depuis la fin de 2015 sur Alep. Une série d’opérations vise d’abord à envelopper la ville par l’ouest puis le nord pour la couper de tout soutien venant directement de la Turquie. C’est l’occasion, pour la première fois à cette échelle, de combattre l’EI, présent à l’est de la ville. Cette première phase est terminée en février 2016, avec la prise de Tall Rifaa. La phase suivante consiste à couper la route dite du « Castello » qui constitue la dernière voie d’approvisionnement, vers l’est cette fois et la province d’Idlib. Avec l’aide des forces kurdes de Sheik Maqsoud, l’encerclement total des quartiers-Est est réalisé le 17 juillet. Il est rompu un en août par une double offensive de la coalition « Conquête d’Alep » (Fatah Halab) depuis l’intérieur et l’Armée de la conquête depuis Idlib. Cette rupture n’est cependant que temporaire et désormais, après plusieurs cessez-le-feu, toute la puissance de la force de manœuvre aéroterrestre s’exerce sur les quartiers tenus par les rebelles (qui continuent aussi, il faut le rappeler, à bombarder à une échelle bien moindre, la population des quartiers Ouest).
 
On peut imaginer qu’une telle puissance de feu serve d’appui à une conquête terrestre, à la manière russe, mais il peut s’agir aussi, comme de nombreuses fois depuis 2012, d’écraser et d’affamer afin de pousser à la reddition, comme récemment à Homs ou dans quartier de Daraya au sud de Damas (les combattants rebelles rejoignant Idlib dans les deux cas).
 
Tout cela était donc prévisible et cette pratique de terreur n’est pas nouvelle. Elle atteint cependant un niveau jamais atteint jusque-là. Elle suscite une émotion aussi justifiée que désormais vaine, car au-delà des protestations rien ne se sera évidemment fait. On peut se demander justement si ces protestations n’existent que parce que les diplomaties savent pertinemment que rien de sérieux ne sera fait contre la Russie, puissance nucléaire membre du Conseil de sécurité (et déjà l’objet de sanctions économiques sans grands effets). C’est sans doute aussi la raison pour laquelle il n’y aucune protestation pour les actions similaires de l’Arabie saoudite au Yémen. Outre qu’il n’est pas question de fâcher un bon client, il faudrait mettre des actes derrière les protestations et de cela il n'est pas question. Des milliers de civils mourront donc à Alep, comme des centaines de milliers d'autres avant eux, sans personne pour l'empêcher. Cela prendra sans doute des semaines, peut-être même des mois, mais Alep tombera complètement entre les mains de la coalition de Damas.

La guerre ne sera pas terminée pour autant mais Assad aura pratiquement gagné la bataille des grandes villes. Outre quelques  petites poches, comme celle d’Azaz protégée par l’armée turque, la rébellion arabe sera désormais cantonnée à la zone de Deraa (tenue par le Front sud), aux contingents arabes des forces démocratiques syriennes (FDS) au Kurdistan syrien et surtout au quasi-émirat de la province d’Idilb tenue par Ahrar al-Sham et Fatah al-Sham (nouveau nom d’al-Nosrah après la rupture avec Al-Qaïda). La capacité d’action rebelle contre le régime sera au plus bas depuis 2012 et la perspective d’un changement politique réduite presque à néant. Sauf accident, Assad est assuré de rester au pouvoir encore longtemps, régnant sur une Syrie réduite mais régnant. L’initiative lui appartiendra entre l’acceptation d’une partition de fait, la concentration des efforts sur Idlib afin de mettre fin à toute rébellion organisée ou l’intervention dans la lutte entre les Kurdes et l’Etat islamique.

 


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