Nous avons gagné

...par le Col. Michel Goya - le 10/11/2017.

Adapté de "Se désengager d'un enlisement", DSI n°130, juillet-août 2007
 
« On fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ».
Nicolas Machiavel
 
Lancée en décembre 2013, l’opération française Sangaris était destinée à appuyer les forces interafricaines pour mettre fin à la « faillite totale de l'ordre public, l'absence de l'état de droit et les tensions interconfessionnelles » dans le pays. Annoncée pour six mois, cette opération ne s’est pas passée pas comme prévu. Il n’y a eu ni effet de sidération à la vue des soldats français ni afflux massif de nations européennes et africaines volontaires pour participer à la mission et les forces engagées étaient notoirement insuffisantes. Dans le même temps, après la victoire tactique au nord du Mali, les forces françaises y étaient toujours engagées sans que l’on sache alors très bien comment terminer la guerre contre Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), Al-Mourabitoune et Iyad Ag Ghali. En septembre 2014, on s’engageait à nouveau dans une « opération dont on ne voit pas la fin », puis encore en janvier 2015, en métropole cette fois, avec Sentinelle. Il est facile en France pour l’exécutif d’engager la force armée, il lui est souvent beaucoup plus difficile en revanche de mettre fin à ces mêmes engagements.
 
Percevoir le point de bascule
 
Comme aux Echecs ou au Go, les fins de campagnes militaires ont une logique propre différente des « ouvertures », toujours plus faciles à appréhender, et des « milieux de campagnes » où l’enchevêtrement des actions dialectiques est à son maximum et l’issue encore incertaine. Une des différences cependant réside dans la complexité supplémentaire des engagements militaires par la multiplication des acteurs. Les opérations françaises se mènent au minimum à trois avec la France comme puissance intervenante, l’Etat local et l’ennemi. Au maximum, il faut tenir compte des Alliés d’une coalition, Américains en tête, de plusieurs camps locaux et de plusieurs ennemis. Dans tous les cas cette « fin de partie » ne pose vraiment problème que lorsqu’on ne perçoit plus très bien l’issue du conflit ou lorsque celle qui se dessine n’est pas franchement favorable.
 
Ce point de bascule n’est pas toujours facile à appréhender. Les choses peuvent paraître ne pas bouger pendant des mois, comme en Libye en 2011, avant de connaître une brusque évolution. Elles peuvent paraître ne pas bouger non plus sur la carte mais sans que la brusque évolution favorable ne survienne. La tentation est alors d’utiliser des indicateurs qui serviront de balises dans ce flou stratégique. Le problème est les balises en question ont souvent pour effet paradoxal de focaliser l’attention, jusqu’à l’hypnose, au détriment des mouvements restés dans l’obscurité. On se souvient des désastres du body count, la comptabilité des cadavres ennemis pendant la guerre du Vietnam, qui faisait croire que la victoire approchait alors qu’en réalité elle s’éloignait. De la même façon, tous les indicateurs chiffrés livrés par les responsables américains en Irak au tout début de 2004 étaient « au vert ». Le général Odierno, futur chef de l’US Army, déclarait même alors que « la rébellion était à genoux », quelques jours seulement avant la résistance de Falloujah, la révolte chiite mahdiste, l’effondrement des nouvelles forces de sécurité irakiennes et la révélation des exactions dans la prison d’Abou Ghraïb. Moins d’un an plus tôt, c’était le Président Bush lui-même qui, au vu des drapeaux américaines plantés sur la carte de l’Irak et notamment à Bagdad, avait annoncé que les combats majeurs étaient terminés. Plus de 95 % des pertes humaines civiles et militaires du conflit restaient en réalité à venir.
 
Il faut des indicateurs bien sûr mais ils doivent être choisis avec soin et surtout appuyer des appréciations d’individus différents connaissant parfaitement le milieu et en espérant que ces analyses et synthèses ne soient pas trop déformées par le souci de dire ce que le décideur souhaite entendre ou pour ce dernier de ne sélectionner que ce qu’il souhaite dire.
 
Pour autant même avec une bonne remontée des informations, l’acceptation des choses peut encore prendre du temps. La Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB) a été déployée dans la capitale libanaise en septembre 1982 avec pour mission d’appuyer les forces armées libanaises (FAL) dans la sécurisation de la ville. A l’été 1983, les attaques de la milice chiite Amal puis du Parti socialiste progressiste contre les FAL mirent en évidence la contradiction de vouloir appuyer une force armée engagée au combat mais en refusant soi-même se s’engager au combat. Avec comme indicateurs pertinents 15 soldats français tués pour rien de juin à octobre 1983, il aurait été logique de procéder à un changement profond de la mission ou à son abandon. C’est pourtant la poursuite sans changement qui a été décidée.
 
On continue dans la même voie d’abord et simplement parce que peu de décideurs, depuis les officiers sur le terrain jusqu’au chef de l’exécutif, se remettent en cause. Changer radicalement c’est admettre que l’on s’est fourvoyé et c’est d’autant plus compliqué que l’on agit en coalition et que la mobilisation préalable de l’opinion publique a été forte. Il est difficile d’annoncer que l’on va renoncer à combattre des ennemis que l’on a présentés comme le mal et que l’on a promis solennellement de détruire. Par ailleurs, la durée des guerres au milieu des populations dépasse souvent celui des tours opérationnels et des mandats électoraux, il est donc toujours tentant lorsqu’on perçoit des difficultés de laisser le soin aux successeurs de réaliser les changements déchirants. On effectue bien des adaptations mais celles-ci sont généralement plutôt destinées à réduire les risques, en maintenant les troupes dans les bases par exemple ou en faisant appel à des forces indirectes, des frappes aériennes par exemple, ce qui réduit encore la capacité à influer sur les événements.
 
Durer et espérer
 
En réduisant au maximum les risques et l’exposition médiatique, il peut être possible de durer ainsi un certain temps, sans résultats concrets mais avec peu de pertes. Dans le meilleur des cas, le contexte politique local peut changer radicalement ou une mission des Nations-Unies peut accepter de prendre le fardeau. Il est alors possible de se replier à peu près dans l’honneur ou, à défaut, de rester en deuxième échelon. Dans le pire des cas, la situation se dégrade et ne rien changer consiste alors à attendre la catastrophe. Au début du mois d’octobre 1983, le Président Mitterrand déclarait encore aux Nations-Unies que « La France n’a pas d’ennemis au Liban ». Quelques jours plus tard, le 23 octobre, deux attaques-suicide tuaient 58 soldats français et 241 américains.
 
Devant l’évidence éclatante des faits, il est alors impossible de continuer à dire que les choses vont dans le bon sens et qu’il ne faut rien changer. Paradoxalement, la nouvelle pression qui s’exerce alors sur les décideurs va plutôt dans le sens de la continuation au nom du principe des coûts irrécupérables qui incite à poursuivre une activité, même négative, parce que l’on a déjà payé pour pouvoir effectuer cette même activité. En termes militaires, cela signifie considérer que les soldats tombés ne doivent pas être morts pour rien. Il s’y ajoute généralement aussi, comme aussi après un attentat terroriste, le désir de vengeance. 
 
A moins de se contenter d’opérations aériennes sans risques (et parfois sans cibles), cela équivaut généralement à faire tomber des soldats sans ressusciter ceux qui sont déjà morts. L’Histoire retient le nom de l’adjudant-chef Franck Bouzet, dernier soldat français à tomber au combat en Afghanistan le 7 août 2012, alors que la force française était en train de se replier. En réalité, il n’était que le dernier d’une série de morts devenus inutiles à partir du moment où l’échelon politique avait compris que la poursuite de l’opération ne donnerait pas de résultats politiques et qu’aucun changement radical n’était envisagé pour qu’ils en aient.
 
Lorsque le repli commence véritablement, d’un seul coup les « morts pour rien » ne sont plus  ceux du passé mais ceux du futur. Après les discours de fermeté, on assiste alors à une sorte d’emballement au repli, entre Alliés au sein d’une coalition et à l’intérieur même du pays à une pression politique interne. Après l’attaque du 23 octobre 1983 à Beyrouth, la France persiste à poursuivre la mission. Elle engage même de nouveau moyens dont des pièces d’artillerie. Seize soldats français de la FMSB tombent encore, toujours pour rien, avant que les Américains se replient les premiers (« un bond sur les navires de la 6e flotte ») entraînant tous les autres en quelques jours. La France tente encore en vain de rester et de faire passer la mission sous mandat de l’ONU, avant de se désengager à son tour précipitamment. Le repli en cascade des Alliés des Américains en Irak et en Afghanistan en est aussi un bon exemple ainsi que, à l’intérieur même de ce repli général, du glissement de la date de la fin de mission française en Kapisa-Surobi, passant de 2014 à 2012 au gré des surenchères des candidats à la présidentielle. 

Réussir sa sortie
Réussir sa sortie dans un engagement flou et complexe, consiste d’abord à considérer « où s’arrête ce qui suffit ». En 1971, après deux ans d’engagement au Tchad, la France comprend qu’elle ne parviendra pas à détruire complètement le Front de libération nationale (Frolinat), ou alors à un coût très important. On constate cependant que l’on a pacifié le sud du pays- le « Tchad utile » où se regroupe la très grande majorité de la population- réorganisé l’administration et les forces armées tchadiennes (FAT). En accord avec le gouvernement local, le Président Pompidou déclare alors la mission accomplie et en marque symboliquement la fin par un voyage officiel sur place.
 
Si le bilan est un peu maigre, on peut espérer arracher un « succès qui suffit » ou au pire négocier dans de meilleures conditions par une opération dans l’opération. C’est ce que tentent le général de Gaulle avec le « plan Challe » en Algérie en 1959, le Président Nixon au Vietnam en 1972 en lançant une grande opération de bombardement de Hanoï ou encore, en 2007, les Président Bush avec le Surge en Irak. Dans ce dernier cas, le renforcement soudain de 30 000 hommes a eu surtout pour effet d’accélérer la transformation du paysage politique local en accompagnant le changement d’alliance de la guérilla sunnite. Le rapport de forces a alors été suffisant pour vaincre les groupes jihadistes puis l’armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr. La situation sécuritaire a ainsi été suffisamment rétablie pour permettre aux Américains de se replier en 2010 plus facilement que si cela s’était réalisé en 2007.
 
Ce processus s’accompagne généralement d’un renforcement des forces militaires locales alliées (« vietnamisation », « afghanisation », etc.) afin qu’elles puissent prendre le combat à leur compte après le désengagement. Celui-ci peut alors être total ou partiel avec le maintien d’une force résiduelle de soutien. Cette délégation fonctionne en réalité rarement, les raisons pour lesquelles une intervention ayant été nécessaire n’étant que rarement un problème technique militaire. Si les contradictions profondes qui sont à l’origine du conflit n’ont pas été résolues, il est probable que celui-ci perdurera et que la situation se dégradera à nouveau. On compte alors sur un « délai de décence » de quelques années pour faire en sort que cette nouvelle dégradation de la situation ne puisse être imputée à l’abandon des « intervenants ». Se pose quand même alors à nouveau pour ceux-ci le choix de ne rien faire ou de ré-intervenir.
 
De fait les forces françaises interviennent à nouveau au Tchad en 1978. Le contexte politique est cependant beaucoup plus instable et les succès tactiques ne permettent pas de stabiliser la situation comme en 1972. Au bout de deux ans, l’opération est abandonnée par, fait exceptionnel, l’exécutif qui l’a déclenché, abandon facilité il est vrai par une faible exposition médiatique. La sortie est plus facile sans dégâts politiques lorsque personne ne sait que l’on est entré. Il en est sensiblement de même pour l’opération Noroît lancée au Rwanda en 1990 afin d’aider les forces armées rwandaises à lutter contre le groupe Front patriotique rwandais (FPR). La discrétion totale (l’opération n’est toujours pas classée dans la liste officielle des opérations extérieures) permet de la démonter facilement en 1993 après la signature des accords d’Arusha.
 
Un art français de la fin de guerre
 
Il est désormais difficile, y compris pour la France, de lancer une opération discrète. Cela incite dans le meilleur des cas à assumer les choses de manière réaliste comme le Président Hollande en lançant l’opération Serval au Mali en 2013 ou le Président Bush lorsqu’il annonce que l’année 2007 sera « sanglante et violente ». Mais cela peut inciter au contraire à recourir à l’hyperbole, comme les discours du ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, ou, au contraire, à la recherche de l’invisibilité totale avec l’emploi des forces spéciales ou clandestines, invisibles ou presque mais limitées dans leurs effets.
 
La narration initiale est donc importante, car elle engage l’avenir, mais la narration finale l’est également. S’il est rare de pouvoir clamer victoire, comme après la guerre du Golfe en 1991, il peut être possible de démontrer que la mission a, malgré tout, été remplie. Cela a été imparfaitement fait au moment du désengagement d’Afghanistan, il est vrai rapidement « écrasé » dans les médias par celui au Mali. Il aura donc manqué le grand discours et le défilé le 14 juillet pour marquer définitivement la fin de l’intervention française en Afghanistan et assurer à nos soldats qu’ils en sont sortis vainqueurs, ce qui encore à ce jour n’est toujours pas évident.  
A l’occasion du changement récent de pouvoir en France, la narration de sortie est visiblement en cours avec les trois « opérations sans fins » lancées par le gouvernement précédent contre les organisations jihadistes. Sans avouer ses coûts et sa stérilité, Sentinelle a été « réorganisée », en fait réduite pour être « plus efficace ». La force G5 Sahel a été créée dans le but à peine voilé de remplacer l’opération Barkhane et le Président de la République vient de faire un « discours de la victoire » à Abou Dhabi qui suggère implicitement que l’opération Chammal va être bientôt revue. Ce dernier discours célèbre notre « notre » victoire à Raqqa, en faisant le lien entre la ville et l’attaque du 13 novembre 2015, et en annonçant la croyance profonde en « une victoire militaire complète » dans les semaines à venir. Vengeance est donc faite, la fin de la guerre contre l'EI est proche en Irak et en Syrie et il sera bientôt temps d'arrêter les frais, au sens premier. Le Président Macron omet simplement de dire que la France a pris une place minime dans la vengeance et il ne décrit la victoire que comme des planter de drapeaux. C'est un discours de sortie un peu faible mais qui sera peut-être suffisant.

Il reconnaît que le combat continue mais on aimerait savoir un peu mieux comment on va poursuivre cette guerre et si ces rétractations sont autre chose que des victoires dans cette lutte contre les dépenses publiques qui, seule, semble importer à un pouvoir « bercyen ».

 

En résumé, la réussite d’une opération réside dans la transformation favorable d’un contexte politique local. Cela nécessite d’emblée une concordance entre le réalisme des objectifs, l’adéquation des ressources et la pertinence des méthodes. L’examen rétrospectif de toutes les opérations « enlisées » depuis cinquante ans tend à montrer que cette concordance était possible avec une bonne analyse initiale de la situation. A défaut, le déficit de l’analyse doit être compensé par du courage politique, une narration réaliste et l’acceptation d’un changement radical de stratégie. Le même examen tend à prouver que c’est encore plus rare que les bonnes analyses initiales. 


Source : https://lavoiedelepee.blogspot.fr/2017/11/nous-avons-gagne.html

 

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