La formation militaire française au XVIIIe siècle, une réflexion pour aujourd’hui ?

par le Col. François Chauvancy - Le 24/01/2016.


En préambule de ce billet, je joins l’article signé par Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées, sur la situation internationale et l’engagement des armées. Il a été publié dans le Monde du 21 janvier 2016. Il me semble utile qu’il soit lu par chacun. Il complète en partie le billet qui suit … et les précédents (Intervention du général Pierre de Villiers)

J’ai eu l’opportunité de lire un bel ouvrage paru en novembre 2014. Intitulé « L’Honneur du soldat : Ethique martiale et discipline guerrière dans la France des Lumières » (Edition la Chose publique, 2014, 313 pages »), il est issu d’une thèse de doctorat d’histoire défendue par Arnaud Guinier qui a obtenu le prix d’histoire militaire en 2013.

Cet ouvrage me parait tout à fait d’actualité dans le contexte actuel d’obscurantisme islamiste rampant et d’idéologie passéiste qui cristallise les passions. En effet, quel est l’honneur du soldat aujourd'hui dans la guerre que nous menons ? Quelle formation morale donner au soldat alors que le doute peut le saisir dans les conflits extérieurs ou intérieurs? La tradition militaire française issue des Lumières peut-elle assurer la loyauté du soldat envers sa hiérarchie, les institutions, la nation, la république ?

Cette thèse montre cette réflexion ancienne sur la formation des soldats au service de l’Etat, la condition militaire et le style de commandement. Deux siècles et demi plus tard, un certain nombre de sujets semblent toujours pertinents et les réflexions des Lumières semblent toujours dignes d’intérêt même si toutes les solutions proposées ou réalisées ne sont plus toutes d’actualité.

De l’instruction individuelle des soldats

Une grande partie de l’ouvrage montre d’abord la volonté des penseurs militaires du XVIIIe siècle à vouloir faire de la manœuvre militaire l’exemple même de la mécanisation individuelle du soldat au service d’un tout. Dans une démarche scientifique, l’usage des mathématiques et surtout de la géométrie veut  obtenir une exécution mécanique du soldat au sein des unités sur le champ de bataille. Les actes élémentaires du combattant doivent être plus efficaces dans le mouvement des masses jusqu’au pas cadencé sur tous les terrains. Cette partie surprenante n’en est pas moins passionnante.

La seconde partie de la thèse explique les débats au XVIIIe siècle sur le soldat, les propositions et surtout les textes officiels pour codifier la manœuvre de la troupe, essentiellement de l’infanterie et de la cavalerie. Ainsi douze ordonnances et instructions sont publiées pour la formation de l’infanterie, dix pour la cavalerie, trois pour les dragons, les premiers fantassins « montés ». La formation individuelle est un sujet de préoccupation à une époque où elle n’était pas une priorité y compris pour les chefs de corps. Il n’y a pas d’école militaire. Les moyens d’instruction sont limités. Par an, 12 balles et 75 cartouches de poudre sont consacrées à chaque fantassin pour s’entrainer.

Une place importante est aussi donnée à l’endurance et à la maîtrise de soi notamment face à la mort comme le montre la bataille de Fontenoy (1745), les Anglais étant invités à tirer les premiers alors qu’ils étaient à 50 pas, à une époque où l’on tirait à la volée et non en précision. Cela aurait coûté la mort de 900 officiers et soldats … mais a donné la victoire.

Cependant, la préservation de la vie du soldat prend de l’importance notamment dans le cadre de la rationalisation économique des guerres : « La perte devient désormais acceptable à condition d’être nécessaire et utile » comme le rappelle Arnaud Guinier et la guerre doit être contrôlée. Le soldat doit être maintenu en service de six à huit ans… comme aujourd'hui. C’est le temps minimum par exemple pour l’armée de terre pour rentabiliser la formation. Cet investissement fait du soldat formé hier comme aujourd'hui une denrée  précieuse.

De l’organisation progressive de l’instruction

Cependant, il est demandé aux chefs de corps que le soldat soit entraîné deux jours par semaine. Les gardes font partie de la formation, à méditer aujourd'hui. L’exercice rythme la vie du soldat en fonction des saisons, l’été étant la période la plus intensive. Cependant en 1789, de nombreux sous-officiers et officiers se plaignent de sa fréquence excessive et arbitraire.

L’instruction laissée à l’unité d’appartenance au sein des régiments fait place à des écoles d’instruction des recrues dans les régiments d’infanterie puis de cavalerie. Y sont affectés les officiers et les bas-officiers les plus compétents. Le futur maréchal Davout fut l’un de ces instructeurs au régiment de cavalerie Royal-Champagne.

Cependant l’idée d’une formation centralisée se fait jour. Cette idée est formulée dès 1753 par le comte de Turpin puis 10 ans plus tard par Ségur et Rochambeau. Il s‘agit de former les instructeurs de chaque régiment. Finalement, l’instruction centralisée pour l’infanterie est décidée par un texte en 1775. L’homogénéité de la formation est recherchée au niveau tactique. Pour la cavalerie, cinq écoles sont créées en 1764 mais l’expérience s’arrêtera en 1770. L’instruction qui devient une affaire de spécialistes, conduit aussi à récompenser financièrement les plus performants.

La réflexion sur l’entraînement collectif se fait jour. Des camps d’exercices sont fréquemment organisés, 21 entre 1751 et 1755. Une plus grande ampleur sera donnée à ces camps après la guerre de sept ans et dans le contexte de la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Ils ne rassembleront cependant que les régiments d’infanterie, la cavalerie ignorant généralement ces rassemblements.

S’instruire réclame aussi des lieux notamment en hiver. Les casernes sont à la charge des villes qui ne peuvent pas faire face. Les casernements sont donc le plus souvent chez l’habitant. Chaque régiment se débrouille pour assurer son entraînement s’il n’est pas en garnison dans une des forteresses. Les hangars servent de zones d’entraînement en hiver dans les villes.

De l’obéissance et une nouvelle manière de commander

Un nouvel idéal pédagogique apparaît avec la mise en adéquation du soldat « mécanique » et du respect de la dignité du soldat à laquelle les officiers sont de plus en plus sensibles. Le recours à la brimade physique est rejeté au profit d’outils pédagogiques nouveaux. Il faut montrer plutôt que de contraindre en prenant en compte le naturel du soldat. Chaque acte doit être compris par le soldat. Comme le rappelle un projet d’ordonnance sur l’exercice : « pour instruire, il faut tout dire, et pour convaincre, il faut démontrer ; ce n’est que par la persuasion qu’on établira la confiance et l’instruction dans l’armée » (1717). En revanche, une recrue non correctement instruite peut entraîner la sanction de son instructeur (instruction anonyme de 1783).

Surtout, il faut repenser l’obéissance et donc la manière de commander. « Loin de chercher les modèles moyens d’avilir les hommes, nous devrions nous occuper à élever leurs âmes » écrit un officier anonyme en 1764, «  Le soldat doit adhérer et non être soumis par la crainte de l’officier ». La méthode prônée est celle du guide par l’honneur : « Le soldat veut avoir de l’honneur, il faut le conduire par l’honneur, c’est l’honneur seul qui le fait agir » (Douazac, 1752).

Ce nouveau type de commandement émerge en réaction aux victoires prussiennes de la guerre de sept ans, l’Allemand étant présenté comme le produit « du despotisme et du servage ». Face à une armée prussienne au service d’un despote, le soldat au service d’une monarchie et volontaire pour servir fait de ce soldat un citoyen et de son service un honneur. Il témoigne aussi de l’émergence d’un patriotisme militaire.

Il faut donc concilier la discipline et cet honneur. Comme le rappelle l’encyclopédie, l’honneur « est l’estime de nous-mêmes et le sentiment du droit que nous avons à l’estime des autres ». Une phrase de Montluc (« Commentaires », 1592) peut renforcer cette place de l’honneur, « Nos vies et nos biens sont à notre roi, l’âme est à Dieu et l’honneur à nous, car sur mon honneur, le roi ne peut rien ». Ce qui signifie implicitement l’importance du sens de l’honneur comme source possible de désobéissance... Arnaud Guinier souligne qu’honneur et patriotisme sont « un » car ils « lient tous deux l’amour-propre individuel à la défense de bien commun et fondent la défense de la patrie sur la mobilisation des sentiments individuels ».

Au-delà du dressage des corps et de la police des individus, l’institution militaire dans cette seconde partie du XVIIIe siècle doit contribuer à diffuser parmi les soldats des valeurs à même de faire des exigences du service une obligation d’autant plus personnelle qu’elle est ancrée sur un lien collectif. Au profit des obligations du métier, Il faut donc une éducation morale capable de consolider l’union entre l’individu, le corps militaire et la nation. Trois valeurs apparaissent pour atteindre cet objectif d’éducation : la religion, la virilité, l’esprit de gloire et de sacrifice.

  • La religion permet de moraliser le soldat mais ôte aussi la peur de la mort notamment par la gloire apportée par ce sacrifice pour la patrie. Selon les textes, elle structure la communauté militaire par la promotion de l’obéissance et de la docilité comme qualités premières du chrétien et du soldat A partir des années 1760, tous les régiments d’infanterie ont un aumônier militaire permanent à la différence de la cavalerie où il n’est affecté qu’en temps de guerre. le duc de Choiseul le rattache à l’état-major du régiment avec des émoluments élevés pour augmenter l’attrait de la fonction. Cependant, une grande partie des officiers ne semblent pas convaincus que la religion améliore le combattant.
  • Sur la virilité, elle est essentiellement symbolisée par le port de l’uniforme loin de toute tenue de courtisan souvent à la mode à cette époque.
  • Enfin l’amour de la gloire et l’esprit de sacrifice visent à éduquer à la gloire, au développement du sens du devoir, à la cohésion du groupe et de la famille régimentaire. Le serment des recrues rétabli par le duc de Choiseul (1719-1785) fonde l’obéissance sur un consentement obtenu par l’intériorisation d’une responsabilité collective. Le culte du drapeau accompagne cette éducation.

Enfin, pour favoriser le lien entre l’armée et la nation, le recrutement est régionalisé. En 1788, le principe de la permanence des garnisons est préféré à la rotation des corps alors que, jusqu’à présent, les régiments changeaient de garnison tous les deux ans.

De la condition militaire hier comme aujourd'hui

La condition militaire fait l’objet d’une réelle attention que l’on retrouvera dans les cahiers de doléances de 1789. Ainsi, il faut réhabiliter le militaire, remédier à la faiblesse des soldes, interdire les punitions corporelles ou les injures au contraire de l’armée prussienne, imposer le vouvoiement ce qui est fait en 1788, récompenser l’ancienneté. Mettre en place un système de pension concernant tous les soldats et pas seulement les Invalides (une dizaine de milliers à la fin du XVIIe).

Dès 1762, une pension est effectivement accordée aux anciens militaires  mais demeure une grâce non en droit en raison des ressources budgétaires. La fidélisation des soldats est encouragée financièrement. L’héroïsme du soldat au service de la population en temps de paix est valorisé et récompensé pour gagner l’espace civil par des cérémonies autour des vétérans.

En temps de guerre, les actions d’éclats sont récompensées financièrement et non par des décorations : 300 livres pour la capture d’un drapeau ennemi ou d’un canon. Donc bien loin du soldat automate, le commandement et l’instruction à la « française » amènent à la passion qui doit animer le soldat, l’honneur qui doit éviter la coercition dans l’exercice du commandement. La notion de devoir, le service de la patrie conduisent à « citoyenniser » le soldat tout en préservant sa spécificité : « L’honneur et le sentiment national qui lui (le soldat) est lié, sont le produit de l’institution militaire ». C’est un soldat citoyen et non un citoyen soldat. L’honneur se conçoit donc comme le produit de l’institution militaire qui le distingue du reste des citoyens en même temps qu’il le rapproche des officiers.

Avec la Révolution, l’Assemblée nationale désigne un comité pour réfléchir à un nouveau code militaire qui est promulgué en septembre 1791. Le métier militaire devient une profession où l’honneur est mobilisé pour acculturer le soldat à ses devoirs et l’ancrer dans la Nation. Toutes les peines infamantes y compris les corvées et les gardes supplémentaires sont interdites. La loi protège aussi l’honneur du soldat. Les tribunaux militaires reçoivent le droit exclusif de prononcer des peines portant atteinte à la vie, à la dignité et à l’état de l’homme du rang. Le rejet de l’arbitraire est acté.

Pour conclure, beaucoup de thèmes concernant la condition du soldat aujourd'hui ont donc été abordés par les Lumières au XVIIIe siècle. L’exercice du métier militaire a certes évolué mais les sujets principaux restent les mêmes concernant la condition militaire, l’exercice du commandement, l’engagement individuel comme en témoignent le comportement de nos cadres et de nos soldats dans les guerres actuelles.

La vigilance doit cependant rester de mise pour assurer la reconnaissance qui leur est due et aussi assurer leur engagement au service de l’Etat. Le style de commandement et le sens de l’honneur  au sein des armées aujourd'hui restent des sujets de réflexion à la veille d’un possible prolongement de l’état d’urgence pour trois mois qui va accentuer la pression sur nos forces.

 

Source : http://chauvancy.blog.lemonde.fr/2016/01/24/la-formation-militaire-francaise-au-xviiie-siecle-une-reflexion-pour-aujourdhui/

 


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