Du bon moment de lâcher un allié

...par le Col. Michel Goya - le 25/12/2018.

Il est toujours délicat d’annoncer une victoire sans avoir simultanément une voix de l’ennemi qui reconnait la défaite. La bannière « Mission accomplie » derrière un George Bush annonçant la fin des combats en Irak…le 1er mai 2003 flotte encore dans les mémoires. Pour autant, et alors que l’on sait pertinemment qu’une organisation comme l’État islamique ne capitulera jamais, il faut bien soit accepter de mener une guerre tellement longue qu’elle en paraîtra éternelle, soit se demander où s’arrête ce qui suffit et déclarer unilatéralement la victoire à partir d’un évènement symbolique favorable.
 
En 2008, l’État islamique en Irak n’était pas complètement détruit, mais il était très affaibli, le gros de la guérilla sunnite avait changé d’alliance et l’armée du Mahdi, la principale organisation armée chiite, avait accepté de cesser le combat. La guerre n’était pas finie, mais la situation était suffisamment stabilisée pour considérer qu’elle ressemblait à la paix. Il fut alors possible pour les Américains de partir plus honorablement que s’ils l’avaient fait en 2007, comme cela avait été envisagé. Après que la situation se soit à nouveau dégradée et que l’État islamique soit revenu plus puissant que jamais, toutes choses dont le gouvernement irakien est bien plus responsable que le « lâchage » américain, il est alors nécessaire de revenir, en Irak d’abord puis d’étendre le combat aussi en Syrie l’ennemi étant déployé sur les deux territoires.
 
Voici donc que le nouveau président des États-Unis vient d’annoncer le repli des forces américaines de Syrie et, plus étonnant, de la fin des frappes aériennes dans ce pays. En soi, cela n’aurait pas dû constituer une surprise, Donald Trump l’ayant annoncé dès sa campagne électorale, s’il n’y avait eu entre temps de nombreux revirements. Pendant un temps, c’était même la politique inverse qui prévalait, certaines personnalités comme John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, ne ménageant pas d’efforts pour expliquer pourquoi il fallait être présents militairement en Syrie : lutter contre l’État islamique, faire pièce à l’influence de la Russie et, surtout, maintenir une pression forte sur l’Iran. Très loin derrière, on évoquait parfois le concept vieillot de respect des alliances, en l’occurrence celle de la Coalition, c’est-à-dire des Américains, avec Forces démocratiques syriennes (FDS), rassemblement du Parti de l’union démocratique (PYD), émanation syrienne du Parti des travailleurs kurdes (PKK), et de divers groupes armés arabes. Il faut croire que les arguments de John Bolton n’étaient pas si évidents puisque la ligne (lire « intuition de Donald Trump ») du retrait l’a finalement emporté.
 
On l’a dit, pour partir, il faut un bon prétexte. Hajine, dernier bastion relativement important de l’État islamique en Syrie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Irak, vient d’être définitivement conquis après de longs et difficiles combats. Il a suffi d’exagérer ce succès pour déclarer que  l’État islamique était vaincu. C’est évidemment faux. L’État islamique n’a pas été effacé de la carte puisqu’il contrôle encore quelques groupes de villages à la frontière et quelques portions de désert à l’ouest de l’Euphrate. Surtout et comme cela était prévu, il est retourné à la clandestinité. L’Etat islamique n’est pas né en 2013 et ne mourra pas en 2018 et même 2019. Il est simplement revenu à son état habituel dans sa désormais longue histoire multipliant les attaques et les attentats en Syrie et surtout en Irak. L’organisation a subi des coups très forts, mais les conditions qui ont fait son existence et même sa puissance sont toujours-là. La destruction n’est donc toujours pas en vue. Dans l’immédiat, le retrait américain et la fin annoncée des frappes en Syrie ont plutôt tendance à l’avantager en soulageant la pression qu’il y subissait. On ne peut imaginer pour l’instant qu’il puisse y organiser à nouveau les grandes opérations de 2013 et 2014, mais il y gagne de la liberté d’action. L’avenir est encore flou dans cette région spécifique au sud-est de la Syrie.
 
En novembre 2017, alors qu’après Mossoul, Raqqa et Deir ez-Zor venaient d’être repris à l’EI le président de la République française annonçait une victoire militaire totale contre l’État islamique dans « les prochains mois ». Il confondait, sans doute volontairement, fin de l’occupation territoriale de l’EI avec victoire, et surtout anticipait la fin de cette occupation en projetant dans l’avenir le rythme des progressions précédentes. Or, cette progression s’est ralentie en un an. On ne peut pas dire que la résistance de l’État islamique s’est raffermie, elle était déjà à son maximum et ses ressources sont réduites même s’il dispose peut-être encore d’autant de fantassins que l’armée de Terre française. C’est donc que la virulence de l’offensive s’est affaiblie, comme si les FDS approchaient de leur point culminant. Pour les milices kurdes (YPG) qui constituent l’élément le plus fort et cohérent des FDS, les opérations à la frontière sud sont très loin du Rojava, le Kurdistan kurde, et sans doute au plus bas de leur motivation.  L’État islamique a été un ennemi mortel pour les Kurdes, mais aussi un bon moyen de se faire aider par les États-Unis et leurs alliés, ce qui a sans doute contribué à les sauver en 2014 mais aussi à les protéger contre leurs autres ennemis de la région, la Turquie en premier lieu. Le maintien d’une présence résiduelle de l’État islamique loin du Rojava avait le double intérêt de justifier le maintien de cette présence protectrice tout en ne constituant plus une menace vitale.
 
L’avantage de la guerre indirecte, où on forme, conseille et surtout appuie quelqu’un qui, lui, va au combat, c’est qu’on y perd peu d’hommes. L’inconvénient c’est qu’on y dépend de la qualité et de l’agenda politique de celui qui prend vraiment des risques, mais défend aussi ses propres intérêts. En octobre 2001, les Américains semblaient avoir trouvé une formule magique en s’associant avec les seigneurs de la guerre du Nord afghan que l’on appuyait du « feu du ciel », via quelques équipes de forces spéciales. En fermant les yeux sur certaines pratiques de ces « nouveaux combattants de la liberté » cela a fonctionné merveilleusement bien jusqu’à ce qu’il faille opérer dans les provinces pashtounes. Là, à la place des Oubezks et Tadjiks très réticents il fallut faire appel à des hommes forts locaux qui s’avérèrent nettement moins fiables. Le mollah Omar et Oussama Ben Laden purent ainsi se replier au Pakistan et le contexte stratégique se transforma. En Syrie, il a fallu sans doute beaucoup de bons arguments pour que les Kurdes acceptent de combattre à Raqqa et Deir ez-Zor, ils n’ont pas été complètement suffisants pour aller jusqu’au bout. La part des milices arabes, plus hétérogènes, moins fortes militairement, que les YPG, s’accroit fortement dans les FDS au fur et à mesure que l’on progresse vers la frontière. Là encore l’agenda de ces milices arabes n’est pas non plus complètement celui des Kurdes et peut-être plus proche de celle des milices irakiennes qui bordent la frontière de l’autre côté. Dans un contexte où les forces sont des coalitions locales, l’allégeance de ces groupes arabes, désormais réduits au rôle de supplétifs des acteurs principaux PYD, Assad ou même l’EI et peut-être la Turquie, est un élément clé et plutôt imprévisible de l’avenir des rapports de force dans cette région.  
 
Du côté du PYD, le départ annoncé des Américains crée évidemment un vide. De fait, les Américains peuvent toujours expliquer qu’ils ne feront qu’un saut au-delà de la frontière et qu’ils auront toujours plus de 40 000 soldats dans la région (dont 2 200 en Turquie) et une force de frappe intacte. Ils peuvent même expliquer avoir gagné une plus grande liberté d’action qu’au contact direct des autres acteurs avec qui, au moins par deux fois en février et en juillet 2018, ils ont été amenés à se battre assez violemment y compris contre des Russes. Ce n'est cependant pas la même chose, encore une fois, d’être à distance et de prendre des risques. L’intérêt des 2 000 rangers, marines et forces spéciales américains n’était pas tant l’appui tactique qu’ils apportaient que leur simple présence qui dissuadait quand même les autres de pénétrer dans un secteur tenu par les Américains. Les deux affaires évoquées plus haut ont constitué de sévères défaites pour les forces du régime. On ne peut tuer des Américains ou même les attaquer sans, souvent, obligatoirement recevoir des coups.
 
La Turquie qui ne rêve que de broyer le Rojava et n’avait pas hésité de détruire un avion russe, s’est bien gardée jusqu’à présent de s’en prendre à des espaces où stationnaient des Américains. C’était une des vertus majeures de la province excentrée d’Ifrin d’être vide d’Américains. Elle fut envahie en janvier 2018, après la région d’al-Bab en 2017. Avec le départ des forces américaines des autres provinces, Kobane et Cezire, rien ne s’oppose désormais à de nouvelles opérations turques, sur l’ensemble du territoire kurde ou par offensives successives via les trois points d’entrée de Tell Abyad, Ras al-Ayn et Kamechliyé et les régions de peuplement mixtes kurdes et arabes. Il ne sera pas question d’annexer ces provinces, mais d’y détruire les bases du PYD-PKK et toute velléité d’indépendance. Ce ne sera pas forcément facile car les combattants kurdes sont durs, mais ceux-ci ne peuvent s’appuyer sur un terrain difficile et montagneux comme en Irak et le rapport de forces est trop défavorable.
 
Leur seul espoir réside peut-être dans la dissuasion de l’incertitude d’une occupation turque qui pourrait se transformer en enlisement couteux, mais surtout dans la recherche d’un nouveau protecteur. Il est un peu tard pour se lier aux Russes, comme cela aurait sans doute possible quelque temps plus tôt. Il reste la possibilité de négocier avec Assad, en jouant sur quelques gages comme les champs pétroliers de l’extrême Est, le territoire arabe tenu par les FDS (qui contrôlent un tiers de la surface de la Syrie) ou les milliers de prisonniers de l’État islamique qui constitue une arme potentielle. Au passage, ceux qui se félicitaient en France que ces prisonniers ne viennent pas rejoindre des prisons nationales risquent de le regretter. Ces cartes sont néanmoins assez faibles si Assad décide de reprendre le contrôle des provinces kurdes, jusque-là un allié de fait. Les derniers groupes arabes rebelles autonomes réunis et isolés dans le réduit d’Idlib, l’armée de Damas peut même se lancer tout de suite dans une course de vitesse avec la Turquie en direction de l’Euphrate. Plusieurs configurations de compétition-coopération sont alors possibles entre ces deux acteurs principaux et les milices arabes de l’est syrien, configurations dont les Kurdes seront immanquablement les victimes. Si le PYD peut résister un temps, difficile d’imaginer à terme pour lui autre chose que le reflux dans les bases du PKK dans les montagnes du Kurdistan irakien.
 
Selon un adage du monde de la finance, c’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus. La France s’est embarquée dans la région comme passager de la coalition organisée et dirigée par les Américains. Tout en annonçant une guerre totale contre l’État islamique, on n’y a finalement déployé selon les époques qu’une escadrille ou deux de chasseurs-bombardiers, une batterie d’artillerie, une structure de formation et quelques centaines de soldats de forces spéciales insérés dans les forces du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en Irak et du PYD en Syrie. Dans cette guerre, au plus fort de notre engagement nous représentions peut-être 10 % de l’effort total. Pas assez pour avoir un effet stratégique sur le terrain, mais suffisant pour dire à l’opinion publique française que l’on faisait vraiment la guerre, le tout en prenant peu de risques. Avec le départ annoncé des Américains de Syrie, tout le monde s’aperçoit que nous nous y baignions nus, n’avouant même pas officiellement que nous y étions. Maintenant, ce ne sont pas les quelques frappes françaises et au maximum les quelques centaines de soldats de l’opération Hydra qui auront un impact important sur les opérations. Ils ne constituent même pas les deux éléments de toute dissuasion : la force et la volonté affichée de combattre si on est attaqué. Dans ces conditions, il n’y a que deux solutions : soit on considère que l’alliance avec les FDS est stratégique au moins jusqu’à la disparition des derniers territoires et dans ce cas, on y déploie des moyens sérieux, comme les Américains ou les Russes, et on annonce clairement que tout Français tué sera durement vengé, soit on continue comme avant au risque de voir nos soldats plongés au milieu de combats qui nous dépasseront. Il sera bon de dire dans tous les cas, ce que l’on fera lorsque les derniers territoires de l’EI en Syrie seront pris, si on ne décide pas, troisième option (la plus probable), de continuer à faire comme les Américains mais en plus petit.
 
Donald Trump a fait un choix cynique, mais qui a sa cohérence. La Turquie est un partenaire bien plus important pour les Etats-Unis que les pauvres Kurdes et au bout du compte, la présence américaine en Syrie n’entravait pas sérieusement l’axe Téhéran-Bagdad-Damas. Les forces américaines sont toujours puissantes et à proximité. Quant à nous Français, nous n’avons pas même déployé les moyens qui nous permettraient aussi d’être cyniques.

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.com/2018/12/du-bon-moment-de-lacher-un-allie.html

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