Malheur au vainqueur-Une analyse de la guerre de Gaza (2009)

...par le Col. Michel Goya - le 19/05/2018.


Déjà publié le 19 novembre 2012

Fiche au chef d’état-major des armées, février 2009.
 
Dans De la guerre, Clausewitz décrivait la guerre comme l’affrontement de deux trinités associant chacune un gouvernement, un peuple et une armée. Dans son esprit, cela se traduisait par un duel gigantesque entre deux forces armées jusqu’à l’écrasement de l’une d’entre elles. Privé de leur centre de gravité, l’Etat et le peuple n’avaient alors plus qu’à se soumettre au vainqueur sur le champ de bataille. Ce schéma s’est trouvé mis en défaut lorsque les Etats n’ont plus affronté d’autres Etats mais des « organisations » dont le centre de gravité n’était plus leur armée, généralement modeste, mais le soutien de la population, transformant le « duel » en « opération au milieu des gens ». 

Dans le cas de l’opposition entre Israël et le Hamas, cette asymétrie est encore accentuée par les particularités des deux adversaires. David devenu Goliath, Israël associe un pouvoir faible car instable, une armée très puissante et une population de plus en plus radicale. La population juive la plus traditionaliste représentera la moitié de la population dans vingt ans.
 
Face à lui, le Hamas a un « pouvoir » déterminé jusqu’au fanatisme, une milice matériellement très faible et une population encore plus radicalisée que celle d’Israël. En 2002, une étude a conclu que 50 % des Palestiniens entre 6 et 11 ans ne rêvaient pas d’être médecin ou ingénieur mais kamikaze.

Faute d’une volonté capable d’imposer une solution politique à long terme, Israël est piégé par cette armée à qui il doit sa survie et qui ne peut que lui proposer des solutions sécuritaires à court terme. Arnold Toynbee, parlant de Sparte, appelait cela la « malédiction de l’homme fort ».
 
Le syndrome spartiate
 
Dans sa stratégie militaire, Israël raisonnait traditionnellement en fonction de trois types de menaces : intérieure (les mouvements palestiniens), proche (les Etats arabes voisins) et lointain (l’Irak ou l’Iran nucléaire) en essayant de concilier les réponses militaires en une doctrine unique, combinaison de la « muraille de fer » décrite par Zeev Jabotinsky dans les années 1920 et de la « révolution dans les affaires militaires ». Par l’association de la dissuasion nucléaire, de la barrière de sécurité, du quadrillage de la population palestinienne et d’une forte capacité de frappe conventionnelle à distance, Tsahal pensait avoir trouvé la parade à toutes les menaces. En réalité, cette « grande théorie unifiée » avait créé de nouveaux acteurs : les proto-Etats périphériques comme le Hezbollah au Sud-Liban et le Hamas dans la bande de Gaza, nés et vivant plus ou moins de l’affrontement avec Israël.
 
Le pouvoir israélien actuel est incapable de gagner la paix, le Hamas est incapable de gagner la guerre contre Israël mais les deux peuvent espérer gagner « à » faire la guerre à des fins de politique intérieure. Le 4 novembre 2008 (jour de l’élection de Barack Obama  afin de passer inaperçu), le gouvernement israélien a proposé l’affrontement avec un raid tuant six Palestiniens et le Hamas a accepté en ne renouvelant pas la trêve. On se trouve ainsi dans une forme de guerre plus proche du jeu de go que du jeu d’échec car les deux adversaires savent que cela se terminera non pas par un échec et mat mais par un accord mutuel tacite suivi d’une comptabilité des « points de victoire ».
 
Comme dans la réalité ces « points » sont largement subjectifs, le gouvernement Olmert s’est bien gardé cette fois d’annoncer, comme en 2006, une liste d’objectifs très ambitieux dont la non réalisation avait largement contribué à l’idée de défaite. Il n’a été question que de « redonner une vie normale aux habitants du sud d’Israël » et d’« infliger un sévère coup au Hamas », buts de guerre suffisamment flous pour espérer au moins une petite victoire (l’arrêt des tirs de roquettes). Implicitement, il était évident que cette opération avait aussi pour objet de restaurer la capacité de dissuasion de Tsahal et sa confiance interne.
 
La non bataille
 
Dans la droite ligne de la doctrine américaine « choc et effroi », l’opération Plomb durci débute par un raid massif de 40 à 50 F-16 I frappant très précisément (grâce aux drones, à l’aide du Fatah et aux réseaux humains du Shabak) l’« infrastructure » du Hamas. Les vagues suivantes, avec l’aide de l’artillerie et des hélicoptères d’assaut s’efforcent ensuite de détruire les centaines de tunnels de la frontière Sud, les sites de lancement de roquettes et de préparer les axes de pénétration de l’offensive terrestre. Bien plus efficace qu’en 2006, cette campagne fait entre 400 et 500 victimes en une semaine pour un résultat qui reste néanmoins insuffisant, confirmant que les feux à distance sont impuissants à eux-seuls à obtenir des résultats décisifs face à des organisations incrustées dans un tissu urbain dense. Les tirs de roquettes ne cessent pas et le Hamas n’est pas décapité malgré la mort de Nizar Rayyan et Azkariah al-Jamal. Le potentiel militaire du Hamas (entre 7 000 et 20 000 miliciens selon les estimations) n’est pas sérieusement entamé.
 
Contrairement à 2006, la campagne de frappes à distance est donc prolongée par une véritable opération terrestre dont les objectifs immédiats sont de contrôler les zones de lancement de roquettes, de participer à la destruction des tunnels, d’empêcher toute manœuvre coordonnée du Hamas et de lui infliger autant de pertes que possible. Plus symboliquement, il s’agit aussi d’aller « planter le drapeau chez l’ennemi ». Cette offensive terrestre (ou aéroterrestre tant les moyens aériens et au sol sont intégrés) n’a cependant pas le droit à l’échec. Grâce à l’emploi de colonnes blindées-mécanisées évoluant dans une bulle d’appui feux, les cinq brigades israéliennes commencent par cloisonner l’ennemi puis essaient de l’user par une série de mini-raids, blindés en terrain un peu ouvert ou, plus rarement, par les forces spéciales dans les zones plus densément urbanisées. En cela, les modes d’action employés sont très proches de ceux des Américains en Irak, les aspects humanitaires en moins.
 
Face à ces « colonnes de fer », une milice ne peut jouer que sur la préparation du terrain, l’emploi d’armes à longue portée et la furtivité. La préparation du terrain (obstacles, engins explosifs) a été handicapée par le manque de moyens et de compétence et les quelques obstacles mis en place ont été, pour la plupart, détruits lors de la phase de feux à distance. Contrairement au Hezbollah, le Hamas ne dispose apparemment pas de missiles antichars modernes, il lui est donc difficile de frapper les unités israéliennes autrement que par mortiers ou par snipers. Toute attaque directe étant vouée au massacre, la seule voie possible pour lui consiste à rester retranché dans les zones inaccessibles aux colonnes blindées et d’attendre que les Israéliens s’engagent dans une opération de nettoyage urbain.
 
Prendre Falloujah à la fin de 2004 avait nécessité le déploiement de quatre brigades (deux pour cloisonner et deux pour conquérir) pendant un mois et demi et coûté la vie à 73 Américains. En 2002, la prise de Jenine avait demandé à Tsahal deux semaines de combat et 23 morts pour la brigade engagée. Or Gaza-ville et les camps périphériques représentent environ quatre fois Falloujah et douze fois Jénine en termes de surface et de population. Le prix à payer pour s’en emparer était trop important pour le gouvernement israélien. La bataille de Gaza est donc restée symbolique, les deux adversaires ne se rencontrant pas véritablement.
 
La population pour cible
 
Dans ce contexte, ce sont finalement les populations environnant ces deux armées qui s’évitent qui sont les plus frappées. C’était déjà le cas lors de la guerre de juillet 2006, lorsque les civils israéliens se plaignaient de subir quotidiennement les tirs de roquettes du Hezbollah alors que le gouvernement Olmert refusait d’engager des troupes au Sud Liban. Au même moment, les frappes de Tsahal tuaient beaucoup plus de civils libanais que de miliciens du Hezbollah bien protégés dans leurs abris souterrains.
 
Pire encore, il semble maintenant que les populations soient devenues l’objectif premier des opérations militaires afin de faire « pression » sur un adversaire que de part et d’autre on ne peut vaincre militairement. Avec l’arrivée de munitions ultra-précises, on pensait avoir progressé humainement depuis les bombardements stratégiques de la Seconde Guerre mondiale. On assiste désormais à un retour en arrière puisque les dégâts apparaissent comme de moins en moins « collatéraux » et de plus en « centraux ».
 
C’est évident du côté des organisations palestiniennes qui affrontent Israël et qui considèrent qu’elles n’ont plus d’autre recours que de frapper la population civile par le biais des « kamikazes » ou par des projectiles, insuffisamment précis pour être vraiment dangereux (il en faut plus de 400 pour tuer un seul civil) mais qui entretiennent un climat permanent d’insécurité. Mais c’est aussi désormais le cas de la part d’Israël qui a non seulement transformé la bande de Gaza en immense camps de prisonniers mais emploie sa force de telle sorte que, plus que l’affaiblissement du Hamas, c’est la punition de la population palestinienne qui semble recherchée, avec par exemple la destruction des infrastructures économiques. Bien entendu, comme toujours en pareil cas, l’adversaire est stigmatisé comme à la fois lâche et terroriste alors que la souffrance de sa propre population est largement instrumentalisée.
 
En toute bonne foi et avec une certaine schizophrénie, Tsahal peut se présenter comme l’armée la plus éthique du monde puisqu’il prévient par téléphone, tracts ou SMS avant de tuer. Si l’on croît les chiffres couramment évoqués, le « kill ratio » entre soldats israéliens et civils palestiniens est d’environ 1 pour 50, dont 20 à 30 enfants, ce qui ne suggère pas quand même une volonté extrême de maîtrise de la force, ni, il est vrai, de volonté farouche du Hamas de préserver la population. Mais comment attendre autre chose d’une organisation qui a introduit l’attentat-suicide dans le monde sunnite ?
 
La lettre et l’esprit des grands traités internationaux signés depuis 1868 visant à protéger autant que possible la population des ravages de la guerre sont d’évidence bafoués, avec d’ailleurs cette circonstance aggravante du côté d’Israël que la population de Gaza, toujours officiellement territoire occupé, reste sous sa responsabilité. Juridiquement, l’opération  Plomb durci  est une opération de sécurité intérieure, domaine où plus encore que dans un état de guerre la riposte se doit d’être proportionnelle et maîtrisée. Dès le départ de l’opération, les noms des commandants d’unité n’ont pas été divulgués par crainte de poursuites pour crimes de guerre. Loin des guerres héroïques des Sharon, Tal ou Adan, Plomb durci est anonyme.
 
A défaut de gagner les cœurs, contrôler les esprits
 
Si dans cette régression, le Hamas est freiné par l’insuffisance technique de ses engins, Israël doit encore arbitrer avec sa propre morale mais aussi surtout celle de l’opinion publique internationale et en premier lieu américaine. De fait, Israël sait que chacune de ses grandes opérations asymétriques (Raisins de la colère en 1996, Rempart en 2002, Pluie d’été et Changement de direction en 2006) enclenche toujours un processus de protestation qui finit par l’enrayer. Pour retarder cette échéance et pour la première fois à cette échelle, l’opération militaire s’est accompagnée d’une vraie campagne des perceptions.
 
Le premier cercle concerné était celui de l’opinion publique israélienne. Pour cela, le gouvernement a pris soin de se placer en position de légitime défense en mettant en avant la menace des roquettes et le non renouvellement de la trêve par le Hamas puis en précédant l’offensive d’un ultimatum, obtenant ainsi un soutien de plus de 80 % de la population. Mais les médias ne sont plus les seules sources d’informations. Les nouvelles technologies de l’information, téléphone portable en premier lieu, donnent aussi la possibilité d’établir un lien direct entre l’armée et la nation, et donc de faire converger plus rapidement qu’avant le moral de l’ « avant » et de l’ « arrière ». Cela avait une des causes de l’échec de 2006, les soldats n’hésitant pas à communiquer à leurs familles leurs critiques sur la manière dont les opérations étaient conduites. Cette fois, outre que les motifs d’insatisfaction ont été réduits par une planification précise, une étanchéité complète a été instaurée entre la zone de bataille et  l’intérieur du pays, en échange d’un effort permanent d’explication pour les soldats.
 
La seconde bataille des perceptions s’est déroulée hors du Proche Orient. Prolongeant une intense préparation diplomatique auprès des gouvernements et diplomates étrangers, les Israéliens ont organisé le blocus des images (sans image, la souffrance reste une abstraction), fait appel à des groupes de pression et des intellectuels sympathisants pour organiser des manifestations de soutien et marteler un certain nombre de messages (« Israël fait preuve de retenue », «  l’idée de proportionnalité entre la menace et la riposte n’a pas lieu d’être » [André Glucksman, dans Le Monde du 5 janvier 2009], etc.). La communication par Internet ne pouvant être cloisonnée, il a été fait appel à une « armée » de réservistes et sympathisants afin d’en « occuper » les points clefs (les premières pages sur Google par exemple) et d’inonder de commentaires les sites et les blogs. Il est devenu ainsi très difficile d’y trouver des informations favorables au Hamas. Sur le terrain enfin, Tsahal s’est efforcé d’éviter, sans y parvenir complètement (le 5 janvier, une école gérée par l’ONU a été frappée, faisant 39 victimes), les massacres suffisamment importants pour apparaître dans les médias internationaux et susciter une forte émotion.
 
Qu’est-ce que la victoire ?
 
Les 17 et 18 janvier 2009, les deux camps « passent leur tour », en décrétant l’un après l’autre un cessez-le-feu unilatéral. Commence alors la bataille du bilan. En 2006, c’était le Hezbollah qui avait occupé le premier ce terrain en martelant le thème de la « victoire divine ». Cette fois, ce sont plutôt les Israéliens qui saturent l’espace de messages de victoire. Or, les « points » objectifs sont peu nombreux. Les tirs de roquettes ont cessé mais malgré les destructions la menace est toujours là. Les pertes infligées aux Hamas revendiquées par Israël (700 combattants tués) sont invérifiables mais même ainsi, alors qu’il y a environ 200 000 chômeurs d’âge militaire à Gaza, on peut imaginer que le potentiel humain du Hamas sera vite reconstitué et ses leaders tués vite remplacés. Le soldat Guilad Shalit, toujours prisonnier du Hamas, est soigneusement oublié. De son côté le Hamas ne peut se targuer d’avoir infligé des coups significatifs à l’ennemi (sept morts, aucun prisonnier, pas de destruction d’engins de combat) mais comme toute organisation engagée dans un combat très asymétrique, il peut revendiquer simplement le fait d’avoir résisté et gagner ainsi en prestige au sein de la population palestinienne. Au total, Israël peut prétendre à une petite victoire mais au prix d’un accroissement du nombre de ses ennemis et de l’effritement de son image. On peut tout perdre en se contentant de gagner toutes les batailles.

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.fr/2012/11/malheur-au-vainqueur.html

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