Islamic State Air Force

par le Col. Michel Goya - le 19/09/2016.



Lorsque l’US Air Force bombardait par erreur un mariage ou un camion-citerne en Afghanistan, le général (de l'US Army) Scales la surnommait la Taliban Air Force. Ces bavures faisaient tellement le jeu des ennemis de la Coalition qu’on aurait pu croire en effet qu’il s’agissait de pseudo-opérations menées par des pilotes taliban à bord de faux avions américains. Ces erreurs tragiques, tirs sur population civile ou sur des troupes alliées, sont la plaie des campagnes de frappes et un de leurs principaux talons d’Achille.
 
Quoique l’on fasse, et ne serait-ce que parce l’ennemi a intérêt à ce que ces erreurs surviennent, il y a statistiquement toujours des erreurs de frappe et alors qu’une frappe réussie n’a généralement, sauf cible à très haute valeur, qu’un intérêt tactique, une erreur de cible a immédiatement des effets stratégiques. Tous les effets attendus de la campagne de frappes contre le Hezbollah en avril 1996 (opération Raisins de la colère) ont été annihilés en 20 minutes lorsque des obus d’artillerie ont tué 106 civils réfugiés dans le camp libanais de Qana protégé par les Nations-Unies. Dix ans plus tard, lors d’un nouveau conflit contre le Hezbollah, l’aviation israélienne bombardait à nouveau un bâtiment à Qana faisant encore 28 morts, dont 16 enfants. L’émotion est très forte, les frappes israéliennes furent suspendues pendant plusieurs jours et la pression internationale s'accrût fortement pour faire cesser la guerre. On pourrait évoquer aussi le bombardement américain sur l’ambassade de Chine à Belgrade en mai 1999 ou celui de l’hôpital tenu par Médecins sans frontières à Kunduz en octobre 2015.
 
Encore ne s’agit-il là que des « cygnes noirs », les événements les plus spectaculaires (car importants et médiatisés) et les plus dévastateurs, en termes humains pour les victimes, en termes d’images pour les frappeurs. En général, au cours d’une même campagne, ces bavures ne représentent pourtant qu’une petite fraction du nombre total de victimes civiles (les fameux dommages collatéraux). De 2008 à 2014, les frappes aériennes américaines ont, officiellement, tué 1 595 civils en Afghanistan. Les frappes israéliennes ont tué environ 2 700 civils palestiniens dans les trois guerres de Gaza de 2008 à 2014 contre 13 israéliens tués par le Hamas. Les pertes civiles occasionnées par la Coalition en Irak et en Syrie sont estimées entre 1 600 et 2 400 (ici).
 
Bien sûr, lorsqu’il n’est pas possible d’éviter le scandale, comme en Libye en 2011, on expliquera que toutes les précautions avaient pourtant été prises et que la faute en revient à l’ennemi qui se cache lâchement parmi les gens, parfois gardés en otages, ou qui utilise des leurres. On peut même dire parfois que c'est la faute de la population qui n’est pas partie alors que tout avait été fait pour l’avertir de l’imminence de frappes. On peut même tenter de relativiser en rappelant que l’ennemi est affreux ou en expliquant que d’autres, moins scrupuleux, font pire (comme les Russes en Syrie-entre 6 000 et 7 500 victimes civiles (ici)- ou les Saoudiens au Yemen).
 
Tout cela peut être vrai mais le mal est déjà fait. Les images sont des munitions et elles peuvent faire de grands dégâts, d’image justement, et il y a toujours des survivants qui parlent. Les erreurs de frappes sont parfois si énormes qu’elles alimentent les thèses complotistes les plus fantaisistes. Elles nourrissent surtout et d’abord la propagande de l’ennemi, ses effectifs ensuite, sa motivation enfin.
 
Le pire est que parfois ses frappes touchent aussi ceux qui combattent les ennemis, entre 18 et 23 soldats irakiens à Falloujah ont été tués par des Américains le 18 décembre 2015, et surtout, hier, le 18 septembre 2016, au moins 62 soldats de l’armée syrienne dans la zone de Deir ez-Zor tenue par les loyalistes. La frappe a été immédiatement exploitée par l’Etat islamique qui a pu, après une journée de combat, s’emparer d’une position favorable face à l’aéroport. Quelques jours après un accord russo-américain, si cela permettait à terme à l’EI de s’emparer de cette position, devenue un symbole de résistance après plusieurs années d’isolement, l’impact politique plus encore que tactique de l’erreur serait important. Rarement un raid raté, qui implique au passage aussi des Canadiens et des Australiens, aurait eu alors autant d’impact.
 
Les tirs fratricides ou touchant les civils existeront probablement toujours dans les conflits sauf lorsqu’on a la possibilité, rare, d’affronter les combattants ennemis dans un désert. On peut voir cela comme un phénomène malheureux mais obligé, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, et considérer avant tout l’écrasement de l’adversaire. Cela peut fonctionner. L’Allemagne et le Japon sont des Alliés de ceux qui ont largué des millions de bombes, parfois même atomiques, sur leur population. Cela peut aussi engendrer des haines durables et des conflits sans fin.
 
On peut aussi décider de tout faire pour épargner la population et éviter au moins les désastres. Dans ce cas-là, il faudra peut-être éviter de se fier exclusivement à des moyens qui frappent depuis plusieurs milliers de pieds ou depuis des dizaines de kilomètres. S’il y a autant de pertes civiles, c’est d’abord parce qu’il y a transfert de risque de nos soldats, que l’on préserve à tout prix, vers les civils. Alors effectivement, peu de soldats américains ou alliés tombent en Irak mais c’est au prix d’une certaine stérilité et d'une grande vulnérabilité aux « cygnes noirs ». Cela fait maintenant deux ans qu’une coalition qui représente 70 % du budget militaire mondiale bombarde un groupe armé qualifié d’ « équipe de basket de troisième division » par Barack Obama. Comme l'action militaire est peu efficace, le conflit dure, et comme le confit dure les pertes civiles s’accroissent. On se retrouve finalement dans une situation inconfortable.

 

Ce transfert de risques est aussi une lâcheté. En septembre 2009, le bombardement aérien de deux camions-citernes à Kunduz avait provoqué la mort affreuse d’une centaine d’habitants venus se ravitailler (les camions avaient été capturés par les Taliban puis offerts à la population). Lorsque des officiers afghans, effarés, m’avaient demandé pourquoi, si ces citernes étaient si importantes, les Allemands (qui avaient la responsabilité de la région et avaient demandé les frappes) n’avaient pas envoyé une compagnie venir les récupérer. J’avais expliqué que les Allemands ne voulaient pas prendre le risque d’avoir à combattre. Il me fut bien sûr répondu que dans ce cas, ce n’était pas la peine de venir en Afghanistan. 

Il faut bien le comprendre, notre absence de prise de risques fait durer plus longtemps la souffrance des populations, celles des pays où nous sommes engagés sans l'être mais aussi la nôtre, qui reste exposée aux attaques de l'ennemi.

 


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