"Stratégie de la dinde"

par le Col. Michel Goya - le 10/03/2016.


Une dinde qui analyserait le comportement des hommes en conclurait, après une série d’observations, que ceux-ci sont faits pour nourrir les dindes…jusqu’à ce que vienne Noël qui l’obligerait à changer très vite de vision du monde.
 
Le raisonnement de la dinde qui considère que l’on continuera à faire comme on l’a toujours fait et se satisfait de la nourriture donnée est opératoire à court terme mais voué à subir de mauvaises surprises à long terme. Il y a les des « inconnues connues », comme le résultat d’un lancer de dé, auxquelles on peut s’attendre mais il existe aussi les « inconnues inconnues », ces événements que personne ne voit venir, au moins dans la haute sphère de décision, et dont les plus importants, les « cygnes noirs » de Karl Popper et Nassib Nicholas Taleb, font l’Histoire. Un des rôles des forces armées, peut être leur rôle majeur, est de pouvoir contribuer à faire face à ces événements importants.
 
Cette métaphore de la dinde de Bertrand Russell m’est revenue à l’esprit lorsque j’ai entendu un amiral de l’Etat-major des armées déclarer devant l’IHEDN que la France disposait de tous les moyens pour faire face aux enjeux internationaux. Elle me rappelait aussi un ancien chef d’état-major qui expliquait que notre triptyque dissuasion nucléaire, corps blindé mécanisé et force d’action rapide nous avait permis de faire face à tous les problèmes et le ferait encore longtemps. Il ajoutait alors qu’avec les Américains, nous étions seuls capables de faire des opérations à distance et qu’accessoirement nous le faisions mieux qu’eux. C’était quelques semaines avant le début de la guerre du Golfe où, entre des appelés lourdement équipés que nous avons refusé d’engager et des professionnels trop légèrement équipés, nous pûmes péniblement déployer une petite division ad hoc, à qui le commandement américain confia généreusement une mission de couverture au loin après l’avoir renforcée d’une brigade et triplé son artillerie. Nous avions été pris en défaut dans le troisième cercle de Poirier (le monde) juste avant de nous empêtrer, avec bien d’autres nations il est vrai, dans le deuxième cercle où un autre « cygne noir » était apparu : l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.
 
Le fait est que ces moments de honte passées, les réformes engagées-la professionnalisation complète en premier lieu- n’ont permis qu’un rebond très provisoire de notre capacité d’engagement. Depuis le début des années 2000, celle-ci n’a cessé de se réduire, et ce, dans les trois cercles de Poirier (la France, l’Europe et le monde). Avec désormais un engagement maximal envisagé de deux brigades (15 000 hommes) et 45 avions de combat, renforcés éventuellement du groupe aéronaval (dont les avions sont comptabilisés dans les 45) nous sommes même revenus au volume de l’opération Daguet, sans plus avoir la capacité de transformer le reste des forces, sinon par la modernisation de leurs équipements, ce qui, à budget gelé jusque-là puis maintenant déclinant ne peut se faire qu’en détruisant les volumes. Depuis vingt ans nous payons l’amélioration de notre armure par une réduction des muscles qui peuvent la porter.
 
Nous pouvons encore être rapides, comme l’a montré l’opération Serval, mais à hauteur d’une brigade et au cœur d’un réseau de bases prépositionnées (dans le 2e cercle bis africain). Au-delà, nous sommes des dindes qui sacrifions aux missions du jour en focalisant notre attention sur le moyen de les réaliser tout en constatant que la nourriture donnée est de plus en plus réduite.
 
Plus exactement, nous sommes des dindes atomiques puisque que le seul « Noël » que nous envisageons est apocalyptique et nucléaire. La logique voudrait que l’on consacre autant de ressources à la capacité à défendre conventionnellement des intérêts majeurs, sinon vitaux, en Europe probablement ou dans le 3e cercle proche. Ce n’est pas le cas. De fait, entre refaire l’opération Daguet avec quelques moyens plus modernes (mais peu) et la dissuasion nucléaire (qui est avant tout une dissuasion « du » nucléaire), la politique de défense de la France a pratiquement sacrifié la capacité de faire face à des événements importants et imprévus. Certains ont imaginé clairement que pour ce créneau, il serait fait appel aux Etats-Unis comme lors de la IVe République…avant que l’humiliation de Suez ne montre que confier sa protection ultime à d’autres pouvait entraîner quelques inconvénients. Le général de Gaulle s’était empressé alors de redonner à la France le plein monopole de tous les niveaux de la force légitime.
 
Nous ne leurrons pas, ces cygnes noirs nous ne les verrons pas plus venir que par le passé. La fonction « anticipation stratégique » était présentée comme une des grandes innovations du Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale de 2008. Quelques semaines plus tard, l’embuscade d’Uzbin témoignait de l’impréparation tant politique que militaire à la véritable entrée en guerre en Afghanistan tandis que la faillite de Lehman Brothers rendait d’un seul coup caduc tout le montage économique du Livre blanc et de la loi de programmation militaire. Ce n’était là que le début d’une longue série.
 
Le raisonnement stratégique le plus cohérent consiste donc à s’appuyer sur le fiable et l’éprouvé tout en se préparant à un ou plusieurs sombre(s) « Noël» dont on ne connaît cependant pas la date. 
 
Si l’avenir doit être comme le passé depuis 50 ans, nous devons alors nous préparer à affronter parfois des armées régulières en profitant de notre supériorité aérienne pour les écraser par des campagnes de frappes en coalition (au moins tant que les Etats-Unis disposent de la suprématie aérienne). Nous devons surtout (avec une probabilité de plus de 90%) nous préparer à affronter au sol des organisations non-étatiques. Ces opérations de guerre peuvent être suivies par des opérations de stabilisation si les conditions le permettent (milieux permissifs, densité de forces suffisante, patience) mais il faut exclure définitivement les missions d’interposition. L'opération Sangaris, témoigne déjà de nos limites dans en matière de stabilisation.
 
Nous devons également, si nous sommes des dindes clairvoyantes, nous préparer à intervenir en « Extremistan », selon l’expression de Taleb. Nos précédentes pénétrations dans cet univers ont surtout été pénalisées par nos manques de moyens mais aussi d’idées « de réserve » autorisant une dilatation soudaine et/ou une extension très lointaine de nos actions avec un changement de méthodes. Etre capable de faire face à des événements importants et imprévus suppose donc de disposer d’un surplus de moyens et de compétences à la fois variés et relativement abondants. Dans un contexte de ressources financières contraintes, ce réservoir dans lequel puiser en cas de crise grave ne peut qu’être une fraction civile de la nation convertible très rapidement en forces militaires avec des moyens « sous cocon » et un parc à idées. Cela est d’autant plus nécessaire qu’on ne peut concevoir de nouveaux équipements modernes en un an comme pendant les deux guerres mondiales.
 
Tout cela a évidemment un coût, encore une fois comme la dissuasion nucléaire qui relève du même principe, en moins probable, et pour laquelle nous dépensons au moins trois milliards d’euros chaque année. La simple logique, sinon la cohérence et la responsabilité voudrait que les efforts nécessaires à la remontée en puissance soient du même ordre. Soit les guerres majeures ne sont plus possibles et dans ce cas notre arsenal nucléaire est inutile, soit elles sont possibles et il n’est alors pas suffisant.
 
Les Etats-Unis ne seront pas toujours là pour nous sauver de nos inconséquences. 

 

Source : http://lavoiedelepee.blogspot.com.es/2014/12/la-strategie-de-la-dinde.html

 


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