"Contre l'islamisme, s'allier à la Russie et faire disparaître l'OTAN"

Interview du Gal. JB. Pinatel - le 30/07/2016.


Après le coup d'Etat manqué en Turquie, Erdogan se rapproche de Poutine tandis que Moscou et Washington semblent avoir trouvé un équilibre en Syrie. Pour le général Pinatel, les Etats européens devraient tenir compte de cette nouvelle donne.



 

Le général (2S) Jean-Bernard Pinatel est expert en géostratégie et en intelligence économique. Il tient le blog Géopolitique - Géostratégie. 

Il est aussi l'auteur de nombreux ouvrages, dont Carnets de guerres et de crises aux Éditions Lavauzelle en 2014.


FIGAROVOX. - Recep Erdogan devrait rencontrer Vladimir Poutine en août dans la capitale russe. La Turquie est historiquement la base avancée du Sud de l'Alliance atlantique. Dans quelle mesure la nouvelle alliance entre Moscou et Ankara pourrait perturber l'OTAN?

 

Général (2S) PINATEL. - L'OTAN est une organisation issue de la Guerre froide entre l'URSS et l'Occident démocratique. Son maintien et son extension aux anciens pays de la CEI procède de la volonté des Etats-Unis de conserver ouvert le fossé entre l'Europe et la Russie. En effet si l'Europe et la Russie étaient alliées, elles leur contesteraient la primauté mondiale qu'ils ont acquise en 1990 à l'effondrement de l'URSS et qu'ils veulent conserver à tout prix. Mais la menace islamique a changé la donne. Cette menace, présente en Russie depuis les années 1990, s'est étendue à l'Europe en juin 2014 avec la proclamation du Califat par l'irakien Al Bagghadi puis récemment en Turquie quand Erdogan a dû fermer sa frontière à Daech après les attentats commis en France et les pressions que les américains ont du faire sur Ankara pour ne pas perdre le soutien de l'opinion européenne.

 

Dans ce contexte d'actes terroristes meurtriers, la déstabilisation du régime syrien et son remplacement par un régime plus favorable aux intérêts américains, européens, saoudiens et qataris passe au second plan face à l'urgence de maîtriser ce nouveau Califat qui menace la stabilité du Moyen-Orient et favorise la montée en puissance des partis nationalistes anti-atlantistes en Europe. Par ailleurs, l'intervention massive et victorieuse de la Russie en septembre 2015 pour soutenir son allié syrien contraste avec les hésitations ou le double jeu des Etats-Unis qui essaient de ménager tout le monde. Ils se condamnent ainsi à une faible efficacité opérationnelle qui, finalement, inquiète leurs alliés traditionnels et les poussent à ménager la Russie. Enfin les liens et les enjeux économiques entre la Russie et la Turquie sont très importants malgré une opposition géopolitique historique.

 

Plus que le rapprochement entre Moscou et Ankara, ce qui fragilise cette organisation, ce sont ces récents événements. Ils font la démonstration éclatante aux yeux des Français et des Européens que l'OTAN ne sert à rien face à la menace islamique. En revanche, la guerre efficace que même la Russie contre l'Etat islamique fait penser à de plus en plus de Français et d'hommes politiques que la Russie est notre meilleur allié. Et cette évidence, acquise dans la douleur de nos 234 morts et de nos 671 blessés depuis 2012, devrait non seulement perturber l'Otan mais conduire à sa disparition ou à son européanisation complète car son maintien en l'état ne sert que des intérêts qui ne sont pas ceux de la France.

 

Que se passe-t-il aujourd'hui en Syrie? Russes et Américains semblent se rapprocher ou à tout le moins se coordonner davantage, notamment sur la question du Front Al-Nosra, très présent près d'Alep. Un nouvel équilibre dans la région est-il en train de se constituer?

Dès leur intervention en septembre 2015 sur le théâtre syrien, les Russes ont proposé aux Américains de coordonner leurs frappes contre Daech et Al Nostra. Mais les Américains ont refusé car au niveau politique, Obama voulait maintenir la fiction qu'il existait encore un potentiel de forces modérées sur le territoire syrien qui n'avaient pas été absorbées ou qui ne s'étaient pas alliées à Al-Nostra et qui ainsi pourraient prétendre, un jour, à être partie prenante à la table de négociation. C'est clairement une fiction contestée non seulement par la Russie, mais par d'autres voix y compris aux Etats-Unis. Ces experts affirment que les unités qui existent encore en Syrie servent d'interface avec Al Nostra à qui elles revendent les armes qu'elles reçoivent via la CIA. C'est le bombardement d'une de ces bases en Syrie par la Russie, qui a eu l'habileté de prévenir les américains à l'avance pour qu'ils puissent retirer en urgence les agents de la CIA présents, qui a permis ce rapprochement opérationnel. Il est clair qu'un nouvel équilibre est en voie de se constituer au Moyen-Orient. La Russie qui y a été historiquement présente est de retour en force. La Chine, et c'est une nouveauté, y pointe plus que son nez et la France qui y avait une position privilégiée de médiation, l'a perdue par suivisme des Etats-Unis.

 

Quelle pourrait être la place de l'Europe dans les relations avec ces deux grands pays que sont la Russie et la Turquie? Peut-on imaginer un nouvel équilibre sécuritaire aux marches de l'Europe?

C'est vrai, nos portes orientales sont verrouillées par la Russie et la Turquie. 

Avec la Russie nos intérêts économiques et stratégiques sont totalement complémentaires. La France a une longue histoire d'amitié avec la Russie que symbolise à Paris le pont Alexandre III et plus récemment l'épopée de l'escadrille Normandie Niemen que le Général de Gaulle avait tenu à envoyer en Russie pour matérialiser notre alliance contre le nazisme. Je rappelle aussi que c'est parce que l'armée allemande était épuisée par trois ans de guerre contre la Russie et la mort de 13 millions de soldats russes et de 5 millions d'allemands que le débarquement de juin 1944 a pu avoir lieu. Ce rappel ne veut en aucun cas minimiser le rôle des Etats-Unis et le sacrifice des       185 924 soldats américains morts sur le sol européen. Mais la volonté des Etats-Unis de restaurer un climat de Guerre froide en Europe qui se développe notamment au travers de l'OTAN ne sert que leurs intérêts et ceux des dirigeants européens qui sont soit des corrompus soit des incapables. 

Avec la Turquie, c'est l'Allemagne qui a des relations historiques comparables aux nôtres avec la Russie. La Turquie et l'Allemagne étaient des alliés au cours des deux guerres mondiales car les allemands espéraient avec leur aide couper la route du pétrole aux alliés. Les Turcs de leur côté espéraient ainsi récupérer le contrôle du Moyen-Orient et notamment celui de l'Irak et de la Syrie.

Ce rappel historique met en évidence l'importance du couple franco-allemand pour définir une politique européenne commune face à ces deux puissances et éviter de revenir à des jeux du passé comme a semblé le faire récemment Angela Merkel avec l'affaire des réfugiés en négociant directement avec Erdogan sans se concerter avec ses partenaires européens.

 

Général (2s) Jean-Bernard  PINATEL

propos recueillis par Alexis FEERTCHAK 


Partager :

Écrire commentaire

Commentaires: 5
  • #1

    Leroy (lundi, 01 août 2016 07:45)

    La disparition de l'OTAN ouvrirait à Moscou les portes de l'Ukraine "utile" - c'est à dire celle d'Odessa - et de la Moldavie. Car la politique de Poutine est de récupérer les marches de la Russie, baltes inclus, notamment l'Estonie d'où l'on mesure les sorites des bâtiments russes en Baltique.
    D'un autre côté, eut-on laisser Erdogan devenir le sultan de Constatinople ? Le putsch raté montre aujourd'hui que toutes les listes d'opposants étaient préparées et il ne serait pas impossible que les services russes aient averti Erdogan de ce qui se tramait => ce brusque retournement d'alliance.
    Enfin, et c'est un indice confirmant la dernière remarque, comment interpréter le gel de la base d'Incirlik ? D'où les avions US décollaient vers DAESH.

  • #2

    Decool (lundi, 01 août 2016 08:56)

    Les suspicions contre la Russie sont échafaudées de toute pièce par Obama pour dissuader les Européens de s'allier aux Russes. Le maintien de l'OTAN est une pièce importante de ce jeux d'échec qu'ils comptent diriger selon leurs intérêts géostratégiques. Parler d'un rétablissement des "marches" de la Russie, c'est méconnaître la politique actuelle du président Poutine, en épousant la propagande américaine : pourquoi pas non plus lui prêter l'intention de conquérir la Chine.... Les ambitions américaines visent comme le dit très bien cet article à maintenir le fossé entre l'Europe actuelle et la Russie, afin que ne puisse jamais se réaliser cette Europe de l'Atlantique à L'Oural, qui ferait pièce à l'hégémonie américaine en Europe. Le problème c'est qu'il y a peu d'Européens qui en ont conscience, et trop que l'américanisation de l'Europe indiffèrent.

  • #3

    Leroy (lundi, 01 août 2016 17:26)

    Haut Karabakh (en soutien de Erevan), Abkhazie, Ossétie du Sud, Crimée, Donbass, Syrie (Tartous), il me semble que la politique opportuniste de Poutine n'est pas liée à la pensée américaine, car ce sont des faits.

  • #4

    Decool (mardi, 02 août 2016 10:51)

    Si l'on trouve qu'il y a "opportunisme" à assurer la stabilité d'un pays, à le maintenir dans l'état de droit, et à le protéger contre les attaques des islamistes de tout bord (chiites, sunnites) qu'ils soient affiliés à des structures lointaines ou récentes, (ce sont eux qui ont libéré les Bulgares du "joug ottoman", et qui font reculer l'Etat islamique en Syrie pour qu'y soit restauré l'état de droit) alors de tout cœur, je souhaite que nos gouvernants, et ceux qui sont chargés de penser pour nos concitoyens (qui n'en ont plus ni le temps ni l'envie), deviennent "instantanément" opportunistes. Les Russes ne semblent pas s'en plaindre, qui plébiscitent la politique de Poutine: et qui ont cure que cela ne plaise ni à Obama, ni aux royautés pétrolifères arabes, ni à une partie de nos concitoyens...!

  • #5

    Leroy (mercredi, 03 août 2016 08:38)

    Notre retrait de l'OTAN serait une bonne solution si, et si seulement, les européens affichaient une volonté et une capacité de défense crédible. Pour cela il faudra attendre que les décisions de réarmement de l'Allemagne prennent effet : 5 années minimum.
    Le retrait contraint de la Turquie de l'OTAN conduira à ouvrir un espace vers la mer ÉGÉE, et à fragiliser les situations grecque, bulgare et roumaine, qu'il faudrait alors protéger des pressions russes et turques, voire chinoise (la Chine, encore très liée à Moscou, aimerait bien avoir une clé d'accès à l'UE). Le jeu d'Erdogan devient dangereux pour l'Europe, au point que la France devrait réagir, à commencer par interdire à la Commission de continuer le processus d'entrée de la Turquie dans l'UE : on ne peut pas laisser entrer 80 millions de citoyens sans déplacer le centre de gravité surtout après le retrait du Royaume Uni.