La Galette

...par le Col. Jean-Jacques Noirot - le 10/05/2020.

Il m’arrive d’avoir des idées bizarres. Celle qui m’a traversé l’esprit, pendant mon insomnie traditionnelle, a été provoquée par les paroles de « La Galette ». Pourquoi, diable, être maintenu éveillé par une chanson cent fois répétée sans qu’aucune question n’ait jamais interrompu le sacro-saint déroulé de son interprétation ? Je me le demande encore.

 

Comme je ne suis pas un spécialiste des chants de tradition de Saint Cyr, je suis donc allé sans tarder sur Google pour retrouver les paroles de cette chanson vénérable et vénérée. Avant d’arriver à la page qui traite de ce sujet, j’ai dû faire défiler huit pages toutes consacrées à la comptine « J’aime la galette » ce qui montre bien qu’en dehors de mon cas, peu de monde s’intéresse à notre galette saint cyrienne, que j’ai trouvée enfouie sous des tonnes de pâtisseries chantées sur tous les tons.

 

Une note incrustée nous indique de quoi il s’agit. Un quidam non initié va donc apprendre que cet hymne a été composé à la suite de la suppression par Soult, un maréchal variable, d’un attribut discriminant les mauvais (ou moins bons) élèves de l’École Spéciale Militaire de Saint Cyr. De nos jours, supprimer un objet symbole d’une discrimination serait applaudi par des millions de mains puritaines. À l’époque de la très bahutée promotion « d’Isly », la référence au puritanisme a résidé dans la mélodie, qui fut tirée de l’opéra « Les puritains « de Bellini. Par cette origine, le chant de « La Galette » est un trait acéré lancé à la face du commandement de l’école, une accusation à peine déguisée de vouloir, par la suppression de cette galette discriminante, purifier l’apparence de ses rangs. Malins les anciens ! Quand on sait que « Les puritains » de l’opéra sont les partisans de Cromwell, ce chef militaire républicain, dictateur et régicide, le chant de « La Galette » devient pratiquement un hymne révolutionnaire dans sa forme et dans le fond. Pour avoir laissé passer un tel défi à son autorité, et supporté un tel pied de nez, il faut croire que l’inculture de l’encadrement de l’école et son ignorance des choses de l’opéra étaient abyssales. Pourtant, cet air d’opéra s’était hissé au niveau de la rengaine tant il était populaire. Il faut croire aussi à l’aveuglement, voire à la déconnexion totale du milieu militaire vis-à-vis du civil : les prémices de ce qui adviendra en 1848 et la chute définitive de la monarchie étaient déjà prégnantes dans la société française. Ce chant, devenu de tradition, a donc réussi à s’imposer malgré tous les sous-entendus contenus dans sa mélodie, et c’est donc une grande chance pour nous de posséder, grâce à Léon Bouissou, un des plus beaux hymnes de toutes les Grandes Écoles, militaires ou non.

 

Si la musique n’est pas innocente dans ce chant de tradition, qu’en est-il des paroles ?

 

« Noble galette ». Tout est dit dans ces deux mots. Cet objet dont le commandement a décidé arbitrairement la disparition était « noble ». Sous la « Monarchie de Juillet », déclarer « noble » un parement singularisant une apparente médiocrité relève de la provocation ou de l’insulte. Dès le premier mot, ce chant s’affiche comme un défi. Le premier couplet est tout à la gloire de la distinguée promotion « d’Isly », dont il évoque non sans prétention l’« l’histoire, la gloire, la vaillance et le grand souvenir ». Les successeurs de cette « vaillante promotion » sont tout désignés pour être les fossoyeurs de « la galette », que « l’Isly » aura porté et eux non. Malheureux bazars de la « Djemmah » !

 

Le second couplet fait de « La Galette » un « petit co » de cette promotion qui pleure un de ses membres à part entière. « Compagne assidue, dépouille sacrée, quelqu’un de nous » témoigne de l’affection que tous les élèves officiers lui portent. « Le tribut de nos pleurs, nous porterons ton deuil, hommage » accentuent l’incarnation de la galette, devant qui « L’officier (comprendre : de la promotion d’Isly) en hommage fléchira le genou ». Tout cela exprime le respect dû à celle qui a été l’ornement particulier d’une épaulette. Elle n’est plus, mais à sa place, toute une promotion va chanter sa gloire et sa peine de l’avoir perdue. C’est à travers ce chant que continuera à vivre la « galette », et ce chant l’engage sur la voie de l’immortalité.

 

Le troisième couplet fixe en quelque sorte les « règles du jeu » maintenant que la « galette » ne sera plus portée. La cohésion de la promotion : » amis, frères d’armes, nous réunir, ralliement, fixer nos regards », repose désormais sur le « noble souvenir de la galette sainte ». Elle est devenue l’horizon indépassable de cette génération d’officiers, qui verra en elle « le nom tout puissant » qui les guidera si un jour, faute d’un étendard, ils devaient se chercher un chemin. La « galette » est sacralisée une fois pour toute. Elle n’est plus, mais elle est là, elle vit toujours, ces paroles en témoignent, affirmant une existence qui a dépassé et s’est moquée les interdictions.

 

Le dernier couplet est celui du « monde d’après », anticipation quasi miraculeuse de la mélopée lancinante dont aujourd’hui nous sommes quotidiennement accablés. Les élèves ont quitté l’enceinte, et sont dispersés à travers le monde. Peu importe ce qu’il adviendra d’eux : » Souffle du malheur, périr pour l’honneur, ciel plus pur, jours d’azur ». Les galons qu’ils vont porter, les carrières qu’ils vont accomplir, les destinées qu’ils vont vivre auront pour matrice cette « galette » vivante et défunte dont ils auront assumé d’en faire le symbole de toute leur vie d’officier. Qu’est « L’épaulette d’or », galon pourtant recherché et mérité, sinon la fille de celle qu’ils ont tant aimée. Seule, et pour toujours, la « galette » sera sacrée. Elle a donné un sens à ce que le sort réservera à cette promotion, et, sans que « l’Isly » le sache, aux promotions futures, alors qu’un maréchal glorieux mais aléatoire s’est employé à la faire disparaître.

« Galette, mère vénérée », voici tes fils. Ils devront se montrer dignes de toi et de ta légende.

 

Ce chant composé il y a plus d’un siècle résonne encore aujourd’hui d’une étonnante actualité. Dans ces paroles d’une force incomparable nous pouvons retrouver tout ce qui a forgé notre vocation. La cohésion de nos promotions comme le rêve de destinées exceptionnelles ou simplement ardemment vécues sont décrites dans ces lignes que nous avons apprises par cœur dès notre entrée à l’ESM. Cette « galette » aura attendu plus d’un siècle avant de revenir en grâce et d’orner, différemment par rapport à son ancêtre, le grand « U » des Saint-Cyriens.

 

Mais l’essentiel n’est pas là. Le chant de « La galette » décrit le comportement d’hommes de caractère qui ne se sont pas laisser aller à la tristesse ou l’aigreur, mais au contraire ont réagi fermement, avec subtilité et panache pour ne pas subir. Quel exemple ! Dans ce texte poétique particulièrement soigné qui contient de très beaux et vibrants passages, dont la mélodie est des plus belles et enlevée, chacun peut trouver une référence à son idéal de soldat, et la trace à suivre pour assumer son destin dans l’honneur.

 

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