Une brève histoire du retour d'expérience

...par le Col. Michel Goya - le 10/06/2019.

 

L’idée d’analyser ce que l’on a fait pour en tirer des enseignements n’est évidemment pas nouvelle. Placés dans des conditions très proches de celles de la bataille de Crécy en 1346, les chevaliers français combattent très différemment dix ans plus tard  à Poitiers. Il y a donc eu entre les deux un processus d’adaptation, c’est-à-dire une description des faits sélectionnant les plus intéressants, une réflexion sur les changements à apporter et enfin une intégration de ces changements.

 

Une armée, c’est d’abord une Pratique, c’est-à-dire une association de façons les voir les choses (culture), de méthodes, de structures et d’équipements. Faire évoluer une armée, c’est donc faire évoluer sa Pratique, avec cet inconvénient que celle-ci est largement implicite. Une première façon de faire évoluer ce qui est d’abord une somme d’habitudes consiste simplement à l’enrichir par l’expérience personnelle. La seconde consiste à expliciter cette expérience (faire un « retour » sur elle) par le biais de comptes rendus oraux ou écrits, d’articles, de livres, de conférences, etc. afin de réfléchir sur ce qu’il est souhaitable de faire. Une fois ce souhaitable clairement établi par une autorité reconnue, il devient doctrine elle-même traduite en ordres et règlements. Par l’apprentissage, l’explicite de la doctrine se transforme à la fin en de nouvelles habitudes et la boucle est bouclée.

 

Après Crécy, le choc de l’ampleur du désastre et du massacre de 1 500 chevaliers, dont onze de haute noblesse, a déclenché ce processus d’explicitation, ou « retour d’expérience ». L’évènement a fait écrire les chroniqueurs, chanter les troubadours et parler toute la chevalerie française jusqu’au Conseil du Roi. Réunis à nouveau près de Poitiers, les chevaliers ont adopté une nouvelle manière de faire : ils combattront désormais à pied avec des lances coupées à la main. La bataille est à nouveau un désastre. Il y a bien eu retour d’expérience, mais celui-ci a été faussé par un biais socioculturel : les chevaliers français se sont beaucoup plus intéressés à leurs homologues anglais, qui effectivement combattaient à pied, qu’aux roturiers qui leur lançaient des flèches. Il ne suffit pas d’analyser les choses, il faut aussi en tirer les bonnes conclusions.

 

La bataille de Poitiers est donc un nouveau choc, c’est-à-dire une surprise non pas issue de la manœuvre de l’ennemi mais simplement de la supériorité de sa Pratique. Il induit un nouveau processus, plus centralisé cette fois car organisé par le roi Charles V et son connétable du Guesclin, et plus pertinent. En transformant les méthodes françaises (refus du combat, terre brûlée, refuge derrière les fortifications, guérilla et usure de l’ennemi), l’armée du roi retrouve la victoire. Le processus d’évolution dépend alors étroitement des hommes, de leur compréhension des choses et de leur autorité pour imposer de nouvelles manières. Que les hommes changent et tout est souvent à refaire. L’armée du roi de France s’effondre à nouveau piteusement au début du XVe siècle avant de se transformer encore grâce à de nouvelles personnalités.

 

Le processus de retour d’expérience, ou retex, qui est un processus d’analyse des Pratiques et en premier lieu de la sienne, prend une forme plus rationnelle avec le développement parallèle de l’esprit scientifique, des administrations et de l’imprimerie, qui permet une circulation rapide de l’information. Les planches de dessin de Jacob de Gheyn qui décrivent dans le détail les gestes des soldats du début du XVIIe siècle témoignent de cette approche visant à observer les choses afin de les optimiser. Avec les « Lumières militaires » françaises, le règne de la « raison » rencontre l’humiliation de la guerre de Sept Ans (1757-1763) pour produire une réflexion très riche de la part de philosophes-militaires comme Guibert ou Bourcet. Ce dernier publie notamment Mémoires historiques de la guerre que les Français ont soutenue en Allemagne depuis 1757 jusqu’en 1762, un des premiers vrais documents de retex militaire. Pierre Joseph de Bourcet est aussi un des premiers concepteurs de l’organisateur des états-majors modernes. Ce n’est pas un hasard. Pour lui la guerre n’est ni un art ou une science, mais une discipline, comme la médecine, qui s’apprend et qui évolue en même temps. Cette discipline dépend cependant beaucoup du degré de liberté que l’on accorde à la réflexion des sachants et praticiens. De fait, elle s’éteint sous la Restauration lorsque la « servitude » l’emporte sur la « grandeur » militaire.

 

Le retour d’expérience revient en grâce avec la Révolution industrielle et l’avènement du changement permanent des sociétés. Le Grand état-major prussien y est l’organisme le plus sensible, car l’armée qu’il est censé diriger en temps de guerre est pour l’essentiel une armée de mobilisation. Non seulement il faut régler avec précision l’appel, la réunion, l’équipement, le mouvement et la logistique de centaines de milliers d’hommes et de chevaux, mais il faut désormais anticiper que toute cette machinerie changera en permanence en nombre et en qualité. On invente sans cesse de nouvelles armes, la voie ferrée et le télégraphe électrique révolutionnent le transport des choses et des informations. La production, l’hygiène, l’éducation, tout évolue très vite autour de soi et dans les sociétés de l’ennemi. Il convient, pour ne pas se faire dépasser, de tout observer, de le prendre en compte dans les plans et de l’actualiser.

La tâche du Grand état-major prussien est d’autant plus délicate qu’il faut faire évoluer les méthodes et l’organisation de son armée alors que celle-ci ne fait pas la guerre, au contraire de ses adversaires potentiels. Il lui faut donc apprendre à la faire sans la faire. Dans l’esprit des sciences expérimentales de l’époque et par le principe de l’observation des faits dont on déduit des enseignements, on substitue au front réel un « front virtuel » fait de simulation tactique, d’exercices, mais aussi de recherche historique et d’observation des guerres étrangères. De tous ces faits collectés, on établit des hypothèses qui, après confirmation par un nouveau passage dans le virtuel des exercices et simulations, obtiennent force de « loi » sous la forme d’un règlement. Le règlement est un guide pour tous, mais c’est aussi un « état de l’art » et à ce titre il doit être régulièrement réactualisé.

 

Ce circuit institutionnel prussien montre son efficacité avec les victoires étonnantes contre l’Autriche et la France. Il est donc rapidement imité, en particulier par la France, à ce détail que c’est plutôt l’École Supérieure de Guerre qui y dirige le processus en temps de paix et le Grand-Quartier général (GQG) lorsque débute la Grande Guerre. Dès le début des combats, le processus de retex français fait preuve d’une grande efficacité. Chaque opération fait l’objet d’une petite analyse et la hiérarchie synthétise tous les comptes rendus qui se dirigent vers le 3e Bureau. Ce processus de remontée d’informations se double en parallèle d’officiers de liaison du GQG qui viennent directement constater les faits, communiquer par téléphone « en boucle courte » les enseignements les plus urgents et vérifier aussi l’honnêteté des comptes rendus. Dès la fin du mois d’août 1914, le GQG est ainsi capable de diffuser des notes qui décrivent très clairement les enseignements des premiers combats et les moyens de remédier aux défauts observés. Ce processus de retex officiel se double aussi d’un processus officieux et horizontal, celui des camarades qui partagent leurs informations et idées. Il est tout aussi important et la combinaison des deux donne des résultats remarquables. Le « miracle » de la victoire de la Marne en septembre 1914 est une victoire du courage, mais aussi du retour d’expérience et de l’apprentissage rapide, tant l’armée française s’est transformée en quelques semaines. Il s’agira là plus largement d’une des sources principales de la victoire française dans la Grande Guerre. Les règlements, le produit fini du retex, sont remplacés en moyenne tous les hivers, soit un rythme environ douze fois plus rapide qu’en temps de paix.

 

Pour qu’il y ait retour d’expérience, il faut d’abord qu’il y ait un « retour » c’est-à-dire un effort, et le besoin de cet effort peut paradoxalement se réduire avec l’« expérience » surtout si elle est réussie. On creuse ainsi un sentier de plus en plus profond dont il est difficile de sortir. On se pose de moins en moins de questions puisque le chemin est connu et facile. Le retour d’expérience paraît inutile, jusqu’au moment où le chemin ne va plus dans la bonne direction. Se séparer du retour d’expérience équivaut à supprimer de l’« élément de réserve » dans un dispositif. À court terme, on fait des économies, à long terme on est destiné à se faire surprendre durement.

 

Il est intéressant de noter que les armées qui organisent le mieux le retour d’expérience dans l’entre-deux-guerres sont celles qui sont le moins engagées et dont souvent les moyens sont limités. Elles compensent ces manques par beaucoup de réflexions, d’analyses du passé récent ou des guerres en cours et des expérimentations. L’armée allemande réduite à 100 000 hommes, étudie la Grande Guerre en détail, multiplie les réflexions et expérimente autant qu’elle peut, parfois avec des vélos à la place des chars.

La marine américaine teste toutes les idées dans des jeux avec des maquettes dans un gymnase de Newport. L’amiral Nimitz expliquera que la plupart des innovations qui ont été mises en œuvre ensuite dans le Pacifique sont nées du retour d’expérience de ces jeux.

 

En France, en revanche on cesse d’analyser honnêtement les choses. Les analyses servent de plus en plus à confirmer la doctrine plutôt qu’à l’interpeller. Lorsqu’on se décide en 1938 à faire une simulation d’une guerre contre l’Allemagne, on finit par en changer les règles parce que les premiers résultats contredisent la doctrine.

Le retour d’expérience ne se termine que lorsque les enseignements tirés sont intégrés, lorsque le terrain a rejoint à nouveau le terrain. Le retex sert à évoluer. Quand on ne veut pas évoluer, car on n’en ressent pas le besoin, il ne sert pas à grand-chose.

Les Français disposent de nombreux enseignements tactiques de la campagne en Pologne en septembre 1939. Ils ne s’en servent pas pour adapter leurs propres méthodes. Comme en 1914, il faut qu’ils soient plongés dans l’action en mai 1940 pour véritablement enclencher un processus d’évolution. L’armée française qui combat en juin sur la Somme n’est effectivement plus la même que celle qui se battait devant les Ardennes un mois plus tôt. Il est alors trop tard et le désastre de 1940 est, pour la deuxième fois après 1870, qualifiée de « défaite intellectuelle ».

 

Une armée qui pratique un retour d’expérience large et ouvert, c’est-à-dire qui observe honnêtement ce qu’elle fait et ce que font les autres en particulier ses ennemis, subit moins de chocs. Plusieurs méthodes efficaces sont mises en œuvre pendant la Seconde Guerre mondiale.

En Union soviétique, à la manière de l’économie centralisée, l’état-major central de la Stavka centralise à Moscou des milliers de comptes rendus, et après leur exploitation refond d’un coup et en bloc toute la doctrine. Les règlements détaillés sont ensuite diffusés et mis en œuvre par tous. Ce processus piloté par l’arrière est méthodique, mais très cohérent. L’ensemble de l’armée soviétique évolue par « sauts ».

L’armée américaine de son côté fonctionne très différemment. La doctrine y est un cadre très général à l’intérieur duquel les unités de combat ont une marge d’expérimentation des méthodes et des techniques. Les cadres chargés du retour d’expérience, souvent des historiens ou des journalistes, ne sont pas à l’arrière à compiler des comptes rendus, mais plutôt sur le terrain à voir ce qui se passe, l’écrire, déceler les bonnes idées des divisions et à les diffuser. Ce processus décentralisé entraîne des différences d’efficacité, mais qui se corrigent par la diffusion horizontale de l’information.

La méthode allemande est intermédiaire. Les points de réflexion sont plutôt des corps intermédiaires, des « fiefs » comme l’inspectorat des troupes blindées qui centralisent les comptes rendus et les nombreuses propositions de leurs unités.

 

Tout cela ne fonctionne pas toujours, en particulier lorsqu’il faut sortir de la simple amélioration pour envisage des ruptures fortes de la Pratique. Le système américain par exemple, très efficace dans un cadre culturel proche, peut être pris au dépourvu dans un contexte très inhabituel. La rencontre avec l’armée chinoise, très différente, en novembre 1950 en Corée est l’occasion d’un grand choc, qui impose non plus des améliorations continues, mais une rupture du modèle de forces. Il en est de même lorsqu’il faut passer d’une forme de guerre conventionnelle à la guerre au milieu des populations contre des organisations armées. Il faut « sortir du sentier » et trouver de nouveaux guides. Encore faut-il que ces guides aient été auparavant des explorateurs, c’est-à-dire qu’on ait laissé des gens visiter d’autres régions. Une autre difficulté intervient lorsqu’il faut introduire l’arme nucléaire dans l’équation. Pas de retour d’expérience possible de l’emploi de l’arme nucléaire, à part les bombardements de 1945, mais pure conceptualisation qui ne souffre pas par ailleurs de beaucoup de critiques possibles.

 

Les défis de la série des guerres de 1939 à 1962 suscitent beaucoup de réflexions françaises, deuxième période de bouillonnement intellectuel, institutionnel ou non, après celui de 1871 à 1918. Après la guerre d’Algérie, l’incitation à analyser, qui est implicitement une invitation à critiquer, au sens scientifique du terme, décline. L’expérience concrète des forces se limite à de petites opérations dont on ne veut généralement pas parler. Les troupes qui les mènent se débrouillent entre elles selon le processus d’accumulation d’expérience directe. Pour le reste, le nouveau modèle de forces et son emploi, inscrits dans le marbre du Livre blanc de 1972, semblent prévoir tous les cas de figure possibles. Les ressources enfin sont comptées et comme toujours dans ces cas-là, l’effort d’auto-analyse apparaît comme la première économie à faire. Comme toujours aussi, cela équivaut s’exposer aux mauvaises surprises.

 

La guerre au Tchad de 1969 à 1972 sort déjà du cadre prévu et il faut improviser. On parvient à l’emporter. En revanche, l’engagement à Beyrouth de 1982 à 1984 s’effectue sans véritable réflexion et processus d’amélioration. Il se termine par le plus grand désastre militaire depuis 1962.

Il faut cependant l’« anomalie » de la guerre du Golfe en 1990-1991 et la révélation de nombreuses faiblesses du système de forces français pour enfin renouer, avec un processus de retour d’expérience dédié.

L’armée de Terre en particulier crée une structure spécifique où des officiers analysent les exercices, les opérations en cours, sur place ou sur comptes rendus, et même ceux que font les Alliés. L’information est diffusée sous formes diverses au commandement et dans la structure de formation. Ce nouveau processus a été au cœur de l’innovation dans les forces françaises, malgré les pressions économiques dont il a fait l’objet. 

 

Le retour d’expérience est toujours le premier à mourir lorsque lorsqu’on a moins besoin des armées que l’on réduit leurs ressources, et le premier à ressusciter lorsque les difficultés surviennent. Entre temps, il y a généralement eu des mauvaises surprises et des pertes de temps, d’argent et parfois d’hommes pour y faire face dans l’urgence. Une organisation moderne constamment engagée dans des contextes changeants ne peut s’en passer sans s’exposer gravement.

 

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.com/2019/06/une-breve-histoire-du-retour-dexprience.html?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed:+LaVoieDeLpe+(La+voie+de+l%27%C3%A9p%C3%A9e)

Commentaires: 0