"DEFEAT PROGRAM"

par le Col. Michel Goya - le 07/04/2016.


J’ai quitté l’institution militaire il y a un peu plus d’un an. Je suis donc rappelable jusqu’en 2020 en cas de « troubles » graves…enfin je crois, car personne ne m’a rien dit à ce sujet. En fait, je ne sais pas trop comment on me retrouvera, vu que personne n'a pris mes coordonnées. Comme je suis loin d’être seul dans ce cas, l’institution s’étant beaucoup plus employée à dégraisser qu’à préparer l’inverse, je suppose qu’en cas de problème on fera un grand appel télévisé. Je viendrai alors volontiers servir la Patrie mais je doute sérieusement que l’on ait anticipé une seule seconde ce qu’on pourrait me faire faire, déjà qu’on m’interdit d’être dans la réserve. Car il faut bien le savoir, pour la première fois depuis des siècles, la France a abandonné par facilité, mesquinerie budgétaire ou courte vue (ou un mélange de tout cela) toute possibilité de mobilisation de ses forces pour faire face à un défi stratégique majeur.
 
Pendant des siècles en effet, avec une accélération depuis la « levée en masse » révolutionnaire, il a enfin toujours été possible de renforcer le volume des forces disponibles, de quelques levées ou brevets royaux supplémentaires jusqu’à la mobilisation de plusieurs millions d’hommes lors des guerres contre l’Allemagne. Pendant des dizaines d’années, on a pu mobiliser des masses d'hommes formés pour compléter les forces d’active ou former des unités nouvelles, les équiper de matériels conservés dans des dépôts puis produits par des chaines de production prévues pour être militarisée, les moderniser avec des équipements nouveaux imaginés par les scientifiques mobilisés ou issus de la militarisation d’équipements civils ou encore pris sur un étagère de prototypes, les prototypes pouvaient également être des idées issues de multiples réflexions et expérimentations. On pouvait, comme en 1914, multiplier par 7 le volume de notre armée en quelques jours, disposer de suffisamment de stocks d’idées et de matériels pour s’adapter à grande vitesse de la bataille des frontières à celle de la Marne, alimenter ensuite pendant quatre ans le plus grand effort et la plus grande transformation de notre histoire. Lorsque cela a été mal organisé, comme en 1940, et très mal organisé, comme en 1870, cela a été désastreux mais cela a toujours permis au moins de faire face.
 
Paradoxalement, cela n’a pas toujours été le cas face d’autres défis pourtant moindres, la faute à la malheureuse expédition de 1895 à Madagascar où des milliers de conscrits métropolitains ont péri de maladie. Malgré l’évolution de la médecine tropicale depuis, on s’est toujours empêché d’utiliser des appelés pour une mission autre que la défense du sol français (dont l’Algérie jusqu’en 1962). Depuis il y a donc eu deux armées françaises et donc aussi deux processus de remontée en puissance. On a pu ainsi former des corps expéditionnaires lointains de 100 000 soldats professionnels, dans la guerre du Rif ou en Indochine par exemple.
 
Après la guerre d’Algérie, cette armée professionnelle a été drastiquement réduite. C’est pourtant cette branche secondaire qui a été la plus utilisée. Pour faire face à ce qui n’était pas prévu par la doctrine et le modèle de forces  (Tchad, Liban, Ex-Yougoslavie), on s’est adapté en professionnalisant un peu plus et en en recrutant  des « volontaires service long » (des appelés plus quelques mois), voire en faisant appel aux Américains pour nous prêter quelques capacités aériennes ou en louant quelques armes suisses pour ne pas être ridicules. On ne déployait pas plus d’une brigade mais cela permettait de réussir quelques opérations limitées. En 1989, le chef d’état-major de l’armée de terre me disait avec fierté qu’il n’y avait finalement que les Etats-Unis et la France à pouvoir mener des opérations de projection, à cette différence d’ailleurs que les nôtres réussissaient. Quelques mois plus tard, dans la guerre du Golfe de 1990-91, les Etats-Unis faisaient étalage de leur hyperpuissance. Quant à nous, considérant que des appelés destinés à combattre les divisions blindées soviétiques ne pouvaient affronter l’armée irakienne, nous étions incapables de déployer plus de 5 % des effectifs de l’armée de terre et 10 % des appareils de l’armée de l’air. Cette division Daguet, renforcée de deux brigades américaines pour faire bonne mesure, avait alors été reléguée aux marges du dispositif dans une mission de couverture. Cette humiliation nous avait permis néanmoins de découvrir un substitut éventuel à une capacité nationale de remontée en puissance : l’appel aux Américains.
 
Cette guerre du Golfe coïncidait aussi avec l’heureuse disparition du Pacte de Varsovie et de l’URSS. Pour la première fois de son histoire, la France n’avait plus de menace majeure à ses frontières et devenait une « île stratégique » au sein d’une Europe pacifiée et d’une monde libéralisé troublés seulement par quelques « crises à gérer ». On se persuada rapidement que cette situation serait éternelle, de la même façon que Norman Angell pouvait écrire en 1910 dans La grande illusion que toute guerre mondiale était désormais impossible et pouvait même le réécrire à nouveau en 1933 (et obtenir ainsi le Prix Nobel de la paix). La conséquence immédiate de cette paix a été la réduction de l’effort de défense. Ce n’était pas illogique dans le nouveau contexte mais cela fut brutal et rapide d’autant plus que l’on conservait en l’état les grands et coûteux programmes industriels lancés pour combattre en Allemagne l’ennemi pourtant disparu. Cela a abouti au « big crunch » d’un contrat d’objectif de déploiement majeur post-guerre froide de 50 000 hommes et 100 avions à 15 000 et 45 avions en 2013. Malgré la professionnalisation complète, nous en sommes revenus à la division Daguet. Nous avons certes quelques équipements plus modernes, mais quelque chose me dit que face à des ennemis comme Daech, al-Mourabitoune ou AQMI, on pourrait faire plus de choses avec 50 000 hommes et matériels (avec la disponibilité technique de l'époque) de 1991 qu'avec le contrat opérationnel de 2013. On l'a un peu oublié mais une armée est plus faite pour faire face à des ennemis qu'à des concurrents commerciaux.
 
Dans cette gigantesque « fonte de muscles » (l’armée de terre, pour ne citer qu’elle, dispose désormais de trois fois moins de régiments, de six fois moins de chars de bataille et de pièces d’artillerie, de deux fois moins d’hélicoptères qu’en 1990), devenue presque une lutte pour la survie, la capacité de remontée en puissance a été immédiatement et discrètement sacrifiée. Plus de grands dépôts, plus de plan de mobilisation, plus réellement de réservistes (ils représentent actuellement, à un instant donné, 0,5 % des effectifs de l’armée de terre). Non seulement nous nous sommes affaiblis mais nous avons en plus sacrifié toute possibilité de redevenir forts. C’est peut-être encore plus inconséquent. Si nous conservons la possibilité de dissuader du nucléaire par notre force nucléaire, nous avons perdu la composante conventionnelle qui y était adossée et sans la possibilité de la reconstituer avant des années. Nous ne pouvons plus faire face à l’apparition d’une menace majeure sans appeler au secours.
 
Nous sommes tellement coincés avec notre petite force professionnelle que lorsqu’un groupe armé vient nous frapper en plein cœur de Paris, nous sommes incapables de faire autre chose que de faire passer les frappes aériennes de 1 à 2 par jour et de déplacer, sans réelle utilité pratique, des milliers d’hommes des camps d’entraînement ou des théâtres d’opérations vers les rues de France. Je ne parle  pas de l’arrêt des suppressions de postes, le sauvetage d'un suicide pouvant difficilement s'apparenter à un stage de remise en forme. Rien n’a bougé vraiment comme lorsque le chancelier de l’échiquier expliquait jusqu'en 1939 aux chefs d’état-major britanniques que l’instabilité financière était une menace plus importante que l’Allemagne nazie.
 
Il serait intéressant de savoir depuis quel moment dans notre histoire une attaque directe venant d'un ennemi extérieur et faisant 130 victimes à Paris ne provoque plus en retour une guerre à mort.

Source : http://lavoiedelepee.blogspot.fr/2016/04/defeat-program.html

 


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