Un sentiment d’inachevé

Un livre remarquable de Jean-Gaël Le Flem et Bertrand Oliva

...présenté par le Col. Michel Goya - le 05/10/2019.

 

 

Je vais vous parler ici d’un livre que je viens de lire et que je regrette de n’avoir lu plus tôt malgré déjà tout le bien que mes amis en disait.
 
Avant il est nécessaire de parler de la maison d’édition de cet ouvrage, celle de l’École de guerre, de naissance récente et qui contribue à refaire de l’École ce qu’elle était aussi à l’origine : l’espace libre de réflexions et de débats qui a nourri et peut-être formé à l’analyse critique les vainqueurs de 1918. La maison d’édition de l’École de guerre a vocation à susciter la réflexion encourager l’écriture et le dialogue, publier et échanger au profit de tous, civils ou militaires, dans un esprit d’ouverture sur le monde. Tous les textes n’engagent que leurs auteurs, civils ou militaires, mais contribuent à la pensée militaire, géopolitique et stratégique française. C’est tellement nouveau et fragile dans une institution qui a tant de fois laissé des messages contraires, et encore récemment avec une ministre traitant un auteur de traître avant de censurer l’article d’un officier, que cela mérite d’être souligné et encouragé. Cette maison d’édition publie en moyenne un livre par mois et une partie des ventes est reversée au Bleuet de France. Le catalogue est consultable (ici) avec une mention particulière parmi les productions récentes pour «l’Atlas de l’École de Guerre».

 

C’est dans ce cadre donc que le lieutenant-colonel Jean-Gaël Le Flem et le chef de bataillon Bertrand Oliva ont publié l’an dernier Un sentiment d’inachevé, avec un sous-titre qui explique tout : Réflexion sur l’efficacité des opérations. C’est ce que j’ai lu de plus intelligent et de plus clair sur les limites de nos opérations militaires depuis quelques années. Les auteurs ont été engagés en Afghanistan, au Sahel et en Centrafrique. Le constat qu’ils font est d’une grande simplicité : nous sommes forts, mais nous ne gagnons pas. Nous ne perdons pas non plus et l’emportons même chaque fois que nous rencontrons un ennemi sur le terrain, mais nous avons du mal à traduire ces résultats tactiques en résultats stratégiques, les seuls qui importent au bout du compte.
 
Dans l’absolu, une bonne stratégie associe une vision à peu claire de ce que l’on veut obtenir, des ressources proportionnelles à l’ampleur de cet objectif et des méthodes efficaces d’emploi de ces ressources pour arriver à ses fins.
 
Dans les faits, il y a toujours beaucoup plus de débuts annoncés que de fins, par difficulté ou par volonté de conserver ce flou qui est une liberté d’action pour le politique. On s’engage donc et puis on voit, avec souvent une première phase d’engagement claire et souvent victorieuse qui offre aux présidents en visite à Benghazi ou à Tombouctou l’équivalent moderne du triomphe romain. Le problème est que contrairement à l’époque romaine, le triomphe ne marque généralement pas la fin de la guerre. La phase qui suit l’intervention est souvent plus compliquée, ressemblant au mieux à une longue phase de stabilisation plus ou moins acceptée et au pire à la poursuite de la guerre à l’initiative de l’ennemi cette fois. À ce stade, devant la difficulté d’influer directement sur la politique locale, le cœur du sujet, on agit en périphérie.
 
À défaut de détruire l’ennemi, on va le contenir en prenant le moins de risques possible. On appellera «ciblage antiterroriste», ce qui n’est que traque et élimination, souvent par voie aérienne, d’individus précis. Cette épée de Damoclès peut gêner l’ennemi, l’empêcher peut-être de constituer de nouvelles bases importantes, mais jamais personne n’a été vaincu de cette manière seule. Pire, au-delà des bilans visibles que l’on peut afficher, «tel chef de katiba éliminé tel jour à tel endroit», il y a les résultats moins visibles que l’on oublie, stress de la population, procès en lâcheté et surtout parfois dommages collatéraux, qui rendent le bilan final de ce type de campagne pour le moins mitigé. De toute manière, la guerre est un dialogue et l’immense majorité des conflits se termine par une négociation dont on s’efforce qu’elle soit déséquilibrée. Si on se contente d’éliminer ceux qui sont susceptibles de dialoguer pour les remplacer généralement par des plus jeunes et plus durs, la négociation risque de se faire attendre.
 
En attendant, on va aider au développement local, et c’est là qu’intervient l’«approche globale». À défaut de vaincre l’ennemi, on va s’attaquer aux causes profondes de son existence, la pauvreté, la mauvaise gouvernance, la corruption, etc. L’idée est généreuse, mais elle ne fonctionne pas. Elle suppose en effet de coordonner une multitude d’acteurs, ministères ou organisations non gouvernementales, tous réticents justement à être coordonnés, surtout si comme souvent de nations différentes. L’ensemble forme une nébuleuse où l’inefficacité le dispute au gaspillage. Dans les faits, hors une aide humanitaire dispersée, les résultats de tous ces efforts, sur la gouvernance, les trafics en tous genres, la corruption, la justice par exemple, sont souvent maigres et leurs effets sur l’ennemi encore plus minces. Outre qu’une partie de l’aide vient souvent alimenter indirectement le budget de fonctionnement de l’ennemi, ce n’est pas en distribuant des euros que l’on résout les problèmes politiques locaux.
 
Après avoir beaucoup dépensé et s’être agité en vain, on commence à penser sérieusement à se retirer militairement en laissant la main soit à des «forces relais», comme les Missions militaires des Nations Unies qui s’avèrent au mieux de très couteuses opérations de gardiennage, soit plus sérieusement aux forces de sécurité locales que l’on aura pris soin de former et d’équiper. C’est souvent un leurre. Le problème n’est par vraiment un problème d’instruction technique, les rebelles ne bénéficient pas de l’équivalent des missions EUTM (European Union Training Mission), cela ne les empêche pas d’être supérieurs aux forces que nous soutenons, que nous n’aurions justement pas besoin de soutenir si elles n’étaient pas intrinsèquement faibles. Et si elles sont faibles, c’est parce que leur Etat est également faible.
 
Toutes ces approches ne sont pas inutiles, elles produisent simplement peu d’effets stratégiques, car elles ne s’attaquent que peu aux problèmes politiques locaux. Pour cela, comme le rappellent les auteurs dans la deuxième partie du livre, il paraît évident qu’il faut, nous Français, faire aussi de la politique locale dans le sens de nos intérêts, et la stabilité à proximité nos frontières est le premier de nos intérêts.
 
Encore faut-il connaître cette politique locale et donc y vivre au plus près et non tenter de tout piloter depuis Paris. Encore faut-il aussi disposer de tous les instruments de puissance de la France dans une seule main et d’appeler à la création de vrais hauts — représentants de la France, général, ambassadeur ou autre, peu importe, pourvu qu’il ait l’autorité sur tous les moyens. Il sera ensuite possible de faire de la politique intelligente, au sens de cohérente, jouant de tous les leviers dont l’intervention militaire, ponctuelle et limitée, directe ou en appui des forces locales, de l’assistance civile ou militaire, de l’aide économique, de l’information, etc. tout est bon pourvu que l’on force les acteurs locaux, y compris parfois les amis, à concéder ce qui semble souhaitable à une vision stratégique pragmatique. Pas de grandes capitulations et de grands triomphes à attendre de tout cela, mais quelque chose de plus humble et finalement, et c’est tout l’objet du livre, de l’efficacité. Je partage pour ma part complètement cette vision des choses.
 
Terminons en souhaitant que cet ouvrage serve d’exemples, plus que jamais que nous avons besoin de soldats qui réfléchissent profondément et s’expriment bien.
Un sentiment d’inachevé. Réflexion sur l’efficacité des opérations, de Jean-Gaël LeFlem et Bertrand Oliva, Éditions de l’École de guerre, collection Ligne de front, 100 pages, 15 euros.
Prix Capitaine Thomas Gauvin 2018, décerné par l’association des écrivains combattants
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