La "vraie guerre"

...par le Col. Michel Goya - Le 05/07/2020.

 

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Saviez-vous que le Royaume-Uni et l’Indonésie se sont opposés dans un conflit qui a fait plus de 2 000 tués et blessés ? Cela s’est passé de 1962 à 1966 et on a appelé cela la « confrontation de Bornéo ». Pourquoi « confrontation » et non « guerre » ? Parce que dans le contexte de la guerre froide et sous le regard attentif des États-Unis qui voulaient éviter toute escalade aucun des deux camps n’a souhaité déboucher sur une guerre ouverte. Les choses sont donc restées discrètes lorsqu’elles étaient violentes et au contraire très visibles lorsqu’elles ne l’étaient pas. Et pourquoi en parler maintenant ? Parce que lors d’une émission, on m’a demandé si c’était le retour de la « guerre à l’ancienne », sous-entendu du genre des guerres mondiales, j’ai répondu que oui puisque ce que l’on fait semblant de découvrir avec la supposée « doctrine Gerasimov » n’est qu’un retour  à ce qui était une norme de la guerre froide.  

Retour dans la jungle de Bornéo. L’objet de la confrontation est alors le sort des provinces nord de Sarawak et de Sabah administrés par les Britanniques ainsi que du Sultanat de Brunei, territoires que l’Indonésie et la fédération malaise avec l’appui du Royaume-Uni se disputent.

 

Dans un premier temps, en décembre 1962, l’Indonésie du président Soekarno soutient la révolte organisée au sultanat de Brunei par l’« armée nationale de Kalimantan Nord » (TNKU). Le Sultan demande l’aide du Royaume-Uni qui engage cinq bataillons d’infanterie qui reprennent le terrain conquis avec l’aide d’une milice de 2 000 volontaires Dayaks commandés par des civils britanniques et l’ancien général et ethnologue Tim Harrison. Entre les rebelles communistes encadrés par l’armée indonésienne et la force britannico-dayak, difficile de déterminer la plus « hybride », régulière-irrégulière.

  
 

En avril 1963, quelques mois avant le rattachement de Sarawak et de Sabah à la Malaisie et le maintien de l’indépendance de Brunei, les rebelles du TNKU sont chassés et se réfugient au Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo. À partir de bases de l’armée indonésienne et avec le renfort de « volontaires », ils mènent pendant un an une guérilla permanente le long de 1 500 km de frontière (l’île de Bornéo est plus grande que la France). Dans le même temps, l’Indonésie organise des manifestations « spontanées » contre les emprises diplomatiques britanniques et malaisiennes, et tente de porter la question aux Nations-Unies.

 

Le Royaume-Uni répond avec la mise en place de plusieurs bataillons d’infanterie et deux ou trois compagnies du Special Air Service, reformé pour l'occasion, le long de la frontière, avec pour mission de se rendre maîtres de la jungle qui la borde. Les opérations « sous la canopée » sont menées dans le plus grand secret. On ne les appelle pas encore « petits hommes verts », mais comme les « volontaires » indonésiens les soldats du Commonwealth ne portent sur eux aucun élément d’identification, sont soumis à un contrôle strict de leur expression et ont la consigne absolue de n’abandonner ni corps, ni prisonnier à l’ennemi. Les forces britanniques, australiennes et néo-zélandaises sont sous le commandement politique de la Malaisie et de Brunei et agissent en étroite collaboration avec les autorités civiles et les forces de sécurité locales, qui ont des représentants jusqu’au niveau de chaque bataillon. Les bataillons eux-mêmes sont renforcés de supplétifs des tribus locales, un appui indispensable dans la maîtrise de la jungle et que l’on achète directement par les enrôlements ou indirectement par les « actions civilo-militaires ». Rompus au combat de jungle et bénéficiant du décryptage des codes de chiffrement indonésiens, les Britanniques et leurs alliés dominent rapidement le terrain forestier et mettent fin aux raids ennemis.

 

En 1964, devant ce nouvel échec l’armée indonésienne prend en totalité en compte la lutte le long de la frontière avec plus de 30 000 « petits hommes verts ». Elle tente également de porter la guérilla sur la péninsule malaise en y introduisant par air ou par mer des petites unités de combat. Le Royaume-Uni répond en déployant sur place un escadron de bombardiers et de chasseurs. La flotte basée à Singapour est portée à 18 bâtiments, dont le porte-avions Victorious. La Malaisie se déclare de son côté prête à invoquer l’article 51 de la charte des Nations-Unies et demander l’aide britannique. L’Indonésie renonce alors à poursuivre l’escalade. Dans le même temps et plus discrètement le contingent du Commonwealth à Bornéo est porté à 18 bataillons et 14 000 hommes, qui reçoivent également l’autorisation de pénétrer en Indonésie jusqu’à dix kilomètres au-delà de la frontière. 

En parallèle, le « Département de recherche sur l’information » du Military Intelligence, section 6 (MI6) organise une campagne habile de propagande contre le Président Soekarno. Celui-ci manque d’être renversé une première fois en septembre 1965 par une faction militaire de gauche puis l’est effectivement quelque temps plus tard par le général Suharto. En mai 1966, le nouveau pouvoir met fin au conflit.

 

On a là une bonne partie des ingrédients, propagande, action clandestine, action militaire discrète non attribuable, démonstrations au contraire très visibles de forces, emploi des foules, diplomatie, etc. de ces fameuses « guerres grises » ou « sous le seuil » (de la guerre ouverte) ou encore « hybrides » que certains croient visiblement être nés avec la « confrontation », je préfère ce terme, entre la Russie et de l’Ukraine en 2014. On avait visiblement oublié les crises turco-soviétique des détroits ou irano-soviétique, le blocus de Berlin, la crise de Suez, les deux crises du détroit de Taïwan, la crise de Cuba, les combats entre l’Union soviétique et la Chine le long du fleuve Amour, la guerre mosaïque en Angola, et d’autres.

 

La guerre froide était effectivement pleine de ces confrontations plus ou moins violentes, plus ou moins camouflées et mettant en œuvre les moyens les plus divers pour imposer sa volonté, en évitant d’aller trop loin. En fond de tableau, il y avait toujours la peur du nucléaire et les puissances atomiques évitaient de s’en prendre l’une à l’autre ouvertement. Mais la dissuasion conventionnelle jouait aussi le rapport des forces des armées de pays non atomiques étant plutôt équilibré entre les États équipés à l’occidentale et ceux qui l’étaient par l’URSS. Hors l’intervention unilatérale d’un des deux grands comme en Corée, au Vietnam ou en Afghanistan, on assistait donc plutôt à des guerres ouvertes brèves entre voisins, y compris entre la France et la Tunisie en 1961 par exemple, ou donc des confrontations « sous le seuil », comme celle de la France avec l’Iran, la Libye ou encore avec la Syrie au Liban. 

La « guerre sans la déclarer » n’a pas complètement cessé avec la fin de la Guerre froide, on peut regarder par exemple ce qui s’est passé entre le Congo, l’Ouganda et le Rwanda au tournant du siècle, mais elle s’est beaucoup raréfiée. Dans le « Nouvel ordre mondial » et le moment unipolaire américain, plusieurs blocages à l’emploi de la force avaient disparu au profit du camp occidental. La guerre contre l’Irak en 1990-91 par exemple aurait sans doute été inconcevable quelques années plus tôt. Le conseil de sécurité des Nations-Unies aurait été bloqué par un véto soviétique et les alliés européens auraient de toute façon hésité à se découvrir en Europe. N’oublions qu’à peine quatre ans plus tôt le Tempête rouge de Tom Clancy était considéré comme un scénario vraisemblable.

 

Non seulement les puissances occidentales, les États unis pour être plus clair, disposaient d’une grande liberté d’action mais leurs moyens militaires, notamment aériens, n’étaient plus contrebalancés. Ce fut donc l’époque des coalitions sous une direction américaine et des guerres de punition des « États voyous », une tous les quatre ans environ. Cette ère stratégique s’est probablement terminée avec la guerre contre la Libye en 2011. Le régime d’Assad dont les exactions auraient immédiatement suscité les foudres d’une coalition dans les années 1990 n’a jamais été attaqué de cette façon, mais de manière beaucoup plus indirecte et peu réussie. Il y avait une forme de lassitude, en particulier après les enlisements afghan et irakien, mais aussi le retour des blocages et des contrepoids au plus haut niveau.

 

La Russie et la Chine, dont on oublie au passage l’interventionnisme discret des années 1960 et 1970, sont de retour dans le jeu des puissances et elles viennent aussi avec des moyens militaires qui à nouveau dissuadent de s’en prendre à eux et sont également susceptibles de nourrir leurs alliés étatiques ou non. Le contexte stratégique est donc de nouveau favorable à des affrontements plus limités mais aussi sans doute plus nombreux. La brève confrontation entre la France et la République de Côte d’Ivoire en novembre 2004 relevait déjà de ce type de conflit avec sa combinaison d’emploi de la force, d’agressions de « jeunes patriotes » contre des ressortissants français, de manipulations de l’information et d’actions en justice. Il n’est pas certain d’ailleurs que la France soit alors sortie gagnante de cette opposition.

 

Quand on parle de « vraie guerre », l’inconscient collectif pense immédiatement « guerre mondiale » avec ses lignes de front et ses armées gigantesques. C’est compréhensible, mais pour autant le sol français n’a pas connu de présence d’une armée ennemie depuis 75 ans, ce qui doit constituer un record historique et on ne voit pas très bien, sauf basculement soudain de l’histoire, comment il ne pourrait en être autrement pendant encore longtemps. Depuis 1945, nous avons en réalité mené plusieurs autres formes de conflits au cours de cinq périodes stratégiques, souvent deux à la fois entre guerre ouvertes contre des États ou contre les organisations armées et les confrontations. 

Nous ne leurrons, l’époque actuelle, dans laquelle nous sommes plongés depuis quelques temps déjà est celle de ces deux dernières formes. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la préoccupation du chef d’état-major de l’armée de Terre dans son plan stratégique, qui parle de combat de haute-intensité mais aussi d’élargissement du spectre des affrontements. Haute-intensité n’est pas synonyme de guerre mondiale et confrontation n’est pas synonyme de non-violence, une compagnie d'infanterie ou une patrouille d’avions de combat engagées dans un combat isolé sont en haute-intensité. Les Britanniques ont eu plus de morts en trois ans de combat invisible dans la jungle de Bornéo que la France dans tous ses engagements ouverts contre des États depuis 1956.

 

Il reste à avoir pleinement conscience de ce nouvel état du monde et se mettre, enfin, en ordre de bataille. La France maîtrise plutôt bien l’emploi ouvert, discret ou clandestin de la force armée, mais on pourrait faire encore mieux avec plus une armée de hackers, de forces locales encadrées et soldées, de sociétés militaires écrans, de « tigres volants », de forces spéciales et clandestines, mais aussi de forces régulières rapidement projetables de raids et de frappes, voire de saisie, à la manière de Manta-Epervier au Tchad.

 

Mais une confrontation dépasse largement le champ militaire, il n’y a même aucune limite, y compris dans la légalité, du moment que l’on peut faire pression sur l’ennemi, c’est-à-dire concrètement que l’on est capable de lui faire mal. Il y a suffisamment d’exemples juridiques, commerciaux, techniques, ou autres américains ou chinois pour avoir des idées à notre tour, une fois que l’on aura compris une bonne fois pour toutes quelle est la « vraie guerre » dans laquelle nous sommes engagés et encore pour quelque temps.

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