Les fusillés français en 14-18 :

Pour aller au-delà des positions idéologiques.

...par le Col. Henri Ortholan - le 20/04/2017.

 

Le colonel (er) Henri Ortholan, saint-cyrien, officier du génie, docteur en histoire, est un ancien conservateur du Département contemporain au Musée de l'armée, Hôtel des Invalides.

Il a publié plusieurs ouvrages sur la guerre de 1870 et sur la Grande Guerre. Il est aussi l'auteur de plusieurs articles sur les deux guerres mondiales et sur la IIIe République. 


 

Le général André Bach, ancien directeur du Service historique de l’Armée de terre, avait publié en 2003 une excellente étude sur les fusillés de la Grande Guerre. Intitulée Fusillés pour l’exemple, elle abordait l’un des grands sujet sensibles de ce conflit.

Depuis que les armées régulières existent, elles ont toujours eu recours à la peine capitale comme moyen de maintenir la discipline. Il en allait de la solidité de la troupe au feu et quel chef pouvait admettre que celle-ci se débande au premier contact ? D’un autre côté, la peine capitale avait pour but de réprimer, sinon de prévenir, les maux des armées en campagne comme la désertion, les voies de fait, le pillage, etc.

En revanche, là où le débat prend une couleur différente, c’est la raison pour laquelle la question des fusillés de la Grande Guerre est encore soulevée, à l’occasion notamment des commémorations du centenaire du conflit : interrogations pour certains ou bien démarche de réparation pour d’autres, comme si le peloton d’exécution avait été utilisé abusivement ? Ce serait oublier que la plupart de ces fusillés, justement ne l’ont pas été que pour l’exemple, mais bien pour des raisons disciplinaires très précises, comme celles ci-dessus évoquées.

Lorsque l’on compare le nombre de fusillés durant la Grande Guerre, 640 officiellement recensés[1], aux pertes totales, 1 350 000 « morts pour la France », tués au feu, morts des suites de leur blessures ou de maladie, de quoi faut-il parler ? Le général Bach constate par ailleurs que 4 013 décès sont dus à la fièvre typhoïde entre août et fin décembre 1914, c'est-à-dire six fois plus de décès par maladie en cinq mois de guerre que par exécution capitale en un peu plus de quatre ans.

Il faut tout d’abord replacer la question dans son contexte. L’armée française monte au feu à partir du 20 août 1914. Les opérations aux frontières tournent au désastre et le général Joffre, généralissime, ordonne la retraite à partir du 27. De nombreuses unités ont été décimées et ont perdu la plupart de leurs officiers et sous-officiers. Si la retraite s’effectue en bon ordre, il faut le rappeler, elle s’effectue dans des conditions éprouvantes : il fait très chaud, et les hommes, croulant sous leurs équipements, sont épuisés et ignorent où ils vont. Il y a ceux qui ont perdu leur unité, qui se retrouvent parfois derrière les lignes allemandes sans s’en rendre compte. Des actes de désertion, de pillage, etc. se manifestent. Les premières exécutions sommaires se produisent alors pour ceux pris en flagrant délit.

Sur quelles bases juridiques ces exécutions se sont-elles fondées ? À l’entrée en guerre, il existait le décret de 1857, amendé par la loi du 18 mai1875, toujours en vigueur en 1914. Cette loi donnait comme consigne notamment : « L'instruction pourra être aussi sommaire qu'on le jugera convenable et les formalités ordinaires ne seront remplies que si on a le temps de les appliquer ».

 

Une législation disciplinaire sans cesse renforcée

 

Dès le 10 août, alors que les combats n’avaient pas encore commencé, la sévérité de cette mesure est accrue et c’est le pouvoir politique, et non l’autorité militaire, qui en prend l’initiative, en suspendant notamment l’appel en cassation des jugements et en autorisant de juger sans instruction préalable. En fonction de l'urgence, on pouvait se contenter d'un avis télégraphique dont on pouvait même se dispenser exceptionnellement. Dans ce cas on exécutait et on rendait compte après.

À l’issue de la bataille des frontières, et alors que la retraite battait son plein, Joffre ordonnait, le 1er septembre, aux commandants d’armées de ne pas hésiter « à prendre les mesures les plus énergiques pour faire pourchasser les soldats qui se débandent et se livrent au pillage et pour forcer leur obéissance. » Le même jour, le nouveau ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, appuyait Joffre en décidant de supprimer l'exercice du droit de grâce. Dès la condamnation capitale prononcée, l’exécution devait suivre dans les 24 heures.

Le 2 septembre ensuite, Joffre précisait encore « que les fuyards devront être  pourchassés et passés par les armes. » Alors que le gouvernement venait de se transporter à Bordeaux, Millerand l’informait qu’il faisait étudier d'urgence un acte portant rétablissement régulier des cours martiales, tout en autorisant dès maintenant à prendre ou prescrire toutes mesures quelconques nécessaires dans l'intérêt de la discipline militaire et le maintien rigoureux de l'ordre public. Soulignons que ce message avait pour conclusion : « je couvre entièrement ces mesures. » Le 6 septembre enfin paraissait un décret autorisant les Conseils de guerre spéciaux qui avaient autorité pour juger en flagrant délit et exécuter dans les 24 heures.

Il faut donc noter, à ce stade, que les mesures de discipline les plus sévères, certes édictées à la demande de Joffre, émanaient toujours du pouvoir politique ! Elles ouvraient bien évidemment la porte aux exécutions sommaires, et il y en a eu, sans qu’il soit possible de les comptabiliser, faute de documents officiels. Elles se sont produites jusqu’aux derniers mois de l'année 1914. En outre, l’apparition, à cette époque, de mutilations volontaires, pour tenter d’échapper aux combats a renforcé la volonté de sévir pour y mettre un terme. C’est ainsi que des fusillés l’ont été en 14 et début 15 pour cette raison-là, mutilation volontaire confirmée chaque fois par une expertise médicale.

Cependant, dès la fin 1914, les juges hésitent de plus en plus à envoyer les inculpés devant le peloton d’exécution en raison du côté absolu du jugement qui ne laissait le choix qu'entre l'exécution et l'acquittement. Ainsi, alors qu’en 1914, il y avait en moyenne quarante exécutions par mois, ce rythme tombe de moitié en 1915, année du « grignotage », malgré le même système répressif légal toujours en vigueur.

L’attitude des juges évolue en se traduisant pour la grande majorité des inculpés d’abord par des peines de prison ou de travaux publics à exécuter en Algérie, avec l’inconvénient de les mettre à l'abri du champ de bataille. D’où la solution de maintenir les condamnés au front et de leur faire exécuter leur peine à la fin de la guerre.

 

La loi du 27 avril 1916

 

Cette loi marque un tournant en ce sens qu’elle supprime les Conseils de guerre spéciaux, qu’elle admet les circonstances atténuantes, qu’elle permet de se pourvoir en cassation et qu’elle rétablit le recours à la grâce présidentielle. Celle-ci est alors de plus en plus accordée : en juillet 1916, 15 grâces pour 33 condamnés à mort, le mois suivant 33 pour 54. Si, en septembre, il n’y en a que 8 accordées sur 47 condamnations, 27 jugements sont cassés en conseil de révision, ce qui évite le poteau d'exécution à un total de 35 soldats.

Cet assouplissement se traduit dans les faits. À partir de fin avril 1916, date de promulgation de cette loi, on ne compte plus que 30 % des fusillés de toute la guerre sur 60 % de sa durée. Cette tendance à la baisse se poursuit en 1917, qui est pourtant l’année des « mutineries » consécutives à l’échec de l’offensive du Chemin des Dames. On ne comptabilise que 25 fusillés pour faits de révolte collective.

Le contrôle aux armées de commissions parlementaires, mesure votée le 22 juin 1916, donne un poids supplémentaire à la loi du 27 avril. Incontestable gage de transparence, ces commissions informent ainsi le Parlement sur le fonctionnement des conseils de guerre.

Toutefois, une tendance à la désertion apparaît, à partir de 1916. Justiciable de la peine de mort si elle se produit en présence de l’ennemi, elle donne lieu à des jugements par contumace, dont le nombre va croissant avec le temps : 27 en 1914, 72 en 1915, 287 en 1916. En outre, la justice militaire ne dissuadant plus, on rétablit, à partir de l'été 1916, les procédés disciplinaires traditionnels, comme les « sections de discipline ».

 

Evolution des attitudes

 

Au fil du conflit, la menace du peloton d’exécution, et l’opprobre qui en résulterait sur les familles ont de moins en moins prise sur les soldats. Le général Bach rappelle à ce sujet l’exhortation lancée par Pétain en mai 1916, en pleine bataille de Verdun, « Courage, on les aura ! », qui a eut un effet infiniment plus stimulant sur le moral de la troupe.

D’autres mesures se montrent également aussi efficaces. La reprise en main qui suit les « mutineries » se traduit par un effort de présentation des enjeux de la guerre, par une amélioration de la nourriture, par l’instauration de périodes de repos et de permissions régulières, autant que le poilu ne cessait de réclamer depuis longtemps. Certes, le commandement s’enquiert simultanément de détecter et d’isoler d'éventuels meneurs. Ainsi, en 1918, au moment où la guerre de mouvement reprend, la justice militaire se montre très mesurée comme en témoigne les seuls neuf fusillés de cette année.

 

Un bilan

 

Hors civils espions, soldats allemands et exécutions de l'armée d'Orient, le bilan est le suivant : 1914 (quatre mois) : 159, 1915 : 272, 1916 : 122, 1917 : 78 1918 (dix mois) : 9. Si l’on s’intéresse aux armées étrangères, on notera que c’est l’armée italienne qui a le plus fusillé, plus de 1 000 exécutions (sommaires ou après procès) de juillet 1915 à novembre 1918, c'est-à-dire sur une période moins longue que n’a duré le conflit pour la France et sur un effectif moins élevé. Celle qui a le moins fusillé est l’armée allemande.

Faut-il « réhabiliter » les fusillés de la Grande Guerre et même leur demander « pardon », comme certains le réclament ? Ce serait alors faire bon marché de ceux qui ont tenu bon et qui ont fait leur devoir, ils sont l’écrasante majorité. Cela reviendrait même à insulter leur mémoire.

Depuis que le ministère de la Défense a mis en ligne la base des fusillés de la Grande Guerre, il est possible d’entrer dans le détail des dossiers de chacun d’eux. C’est ainsi que l’on constate que 17 % d’entre eux au moins avaient fait l’objet de condamnations, multiples ou non, avant le conflit. On constate aussi que le quart de ces fusillés, parfois les mêmes, a fait l’objet, pendant le conflit, de récidives ou de motifs multiples ayant conduit à leur exécution. De là à prétendre que la justice militaire a eu la main lourde… c’est aller un peu vite.

D’ailleurs, depuis cette mise en ligne, les demandes de mention "Mort pour la France, ou de réhabilitations,  ont considérablement diminuées, les dossiers, désormais consultables, étant suffisamment éloquents dans nombre de cas.

Qu’il y ait eu des erreurs judiciaires, c’est inévitable. Dès 1917 cependant, le commandement français s’est attaché à réexaminer des jugements qui avaient été considérés comme hâtifs au moment des évènements. C’est ainsi que, au cas par cas, certains fusillés « pour l’exemple » comme les six de Vingré réhabilités en 1921, donc très peu de temps après la fin du conflit, sont considérés, après révision, comme « morts pour la France ».


Henri ORTHOLAN 
Colonel (ER)
Docteur en histoire

Source : http://www.asafrance.fr/item/les-fusilles-francais.html

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