La « réclamation ».

...par le Gal. Bernard Messana - le 07/01/2018.

« Les vieux ne parlent plus, ou alors seulement, parfois, du bout des yeux… » chantait Jacques Brel ; mais sans doute n’avait-il pas connu ces « vieux » bien particuliers, les anciens militaires, dont la parole, longtemps retenue sous l’uniforme, et soudain libérée à la fin de leur service actif, pouvait alors résonner, « fort et clair ».

 

Ces vieux soldats, c’est tout au long de leur Service qu’ils s’étaient tus, car c’était la règle à laquelle ils avaient librement consenti. 
L’ordre n’avait pas à souffrir de commentaires ; il était exécuté, « sans hésitation ni murmure ». La « réclamation » était toutefois autorisée disait-on, mais après avoir obéi. Et puis, vers le milieu des années 60, peu avant Mai 68, des chefs éclairés avaient senti que « quelque chose » flottait dans l’air citoyen, une sorte d’esprit nouveau qui imprégnait aussi leur « grande Muette ». Ils avaient alors judicieusement enrichi l’ordre mécanique d’antan, le « qui ou quoi - où- par où- quand- comment » rigide, d’un « Pourquoi » qui leur semblait désormais d’une urgente nécessité. On obéissait d’autant mieux, avait-on réalisé, que l’ordre imposé avait d’abord été expliqué, et ressenti comme pertinent, nécessaire. 
Cette considération nouvelle accordée au subordonné désormais soupçonné d’intelligence, et susceptible ainsi de devenir « adhérent convaincu », facilitait d’ailleurs le commandement. Le subordonné appréciait un « Chef » qui se préoccupait d’être compris, il pouvait même en venir à lui « obéir d’amitié », et à faire preuve d’initiative. Avec la professionnalisation des Armées, cet état d’esprit participatif se fortifia encore, enrichi de cette conviction que la discipline librement consentie par l’engagé volontaire reposait avant tout sur la confiance entre chef et subordonné. Et le profond respect réciproque.

 

Si les Anciens s’expriment maintenant avec force, c’est qu’ils sentent que le Politique n’a pas encore bien compris cette évolution des Armées. Ou encore, l’ayant compris, qu’il ne veut pas en tenir compte. 
Lui surfe en effet sur les vagues de la révolution numérique,  dirait l’humoriste, mais « dans sa tête, il est encore en crinolines ». Le soldat, pour lui, reste encore cette sorte de serviteur dévoué et muet, un peu mécanique et très limité, - ces « grosses limites intellectuelles » que certains lettrés soupçonnent chez lui-. Diablement utile néanmoins, car, polyvalent, il ramasse la paille ou le mazout, patrouille, garde, fait la guerre et y meurt parfois, sépare les combattants, est même souvent pris pour un pigeon d’argile…- mais, et c’est l’essentiel, il obéit. Et puis il est économique, se contente de peu. Ingénieux il bricole des dispositifs qui pallient en partie son manque de moyens. Pénétré d’un rare esprit de sacrifice, y compris dans son quotidien, il accepte par exemple que la directive européenne sur les horaires de travail ne s’applique pas à lui, sans demander bien sûr en échange la moindre compensation. De façon générale d’ailleurs, il ne dit mot devant les longs, très longs retards mis pour transposer à son état les améliorations appliquées à la fonction publique. 


Qui donc devrait signaler tout cela au politique, l’alerter ? Et pourquoi le faire d’ailleurs, tant est profond, chez le politique, ce sentiment que les choses sont bien ainsi. 
Le Haut Conseil d’évaluation de la condition militaire (HCECM) s’y applique pourtant, une fois par an. Ses rapports très longs, précis, minutieux, et dépassionnés, s’alignent sur les étagères d’une bibliothèque poussiéreuse. Le politique à qui le rapport s’adresse n’en lit que la « page du chef »  aux termes si parfaitement pesés qu’elle en devient banale. Alors il passe à autre chose. Le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) lui aussi, dit les « choses », de façon plus ramassée, parfois rugueuse. Le Président de séance grommelle alors qu’il en prend note, et, à son côté, le contrôleur des Armées, l’œil agacé, lui chuchote « ON a déjà un rapport du HCECM ». Et puis en 2017, le Chef d’Etat Major des Armées a lui aussi voulu dire les « choses ». Traité de « poète revendicatif » par l’obséquieux porteur de la parole présidentielle, et se voyant réduit à une humiliante « soumission », il a choisi de se retirer. En laissant flotter haut et fort sa devise, la devise du Soldat, « Servir ».

 

Qui donc pourra parler au nom du Soldat ? Qui le fera entendre ?

         

Car ce soldat n’est plus l’ami Bidasse aujourd’hui disparu ! Son successeur, c’est ce « caporal stratégique », à l’esprit vif, à même de changer, par ses initiatives heureuses et inattendues, le déroulement des engagements. Il surfe lui aussi sur la vague du numérique, il SAIT donc les choses. S’évadant des  guérites obscures des remparts de la Cité où on le confinait, il se mêle même de PENSER !  
Comme tout citoyen normal, il pense par exemple qu’il est sage qu’un enseignant soit appelé à diriger un ministère de l’Education nationale, une sportive celui des Sports, un écologiste « engagé » celui de la transition écologique… Il se félicite qu’une agrégée de droit public soit gardienne des Sceaux. En fait il pense qu’il est bon qu’un Ministère au contenu très spécifique soit piloté par des gens du métier. Mais alors, s’interroge t’il, où sont les militaires au sein du ministère des Armées ? Pas de ministre, pas de secrétaire d’Etat, pas de responsables militaires de haut niveau, sauf, parfois, un contrôleur des armées, comme si le fait de s’être éloigné du commandement et de la troupe prédisposait à en assurer le magistère!  Qui entendra les requêtes du « caporal stratégique », qui saura ses aspirations, puisqu’il n’a pas le droit de les clamer haut et fort ; et quand celui qui pourrait être son « chef syndical », le CEMA, se mêle de le faire, on le vire !

 

C’est pourquoi les Anciens se sont remis à parler fort ! Au risque de « troubler » l’Active, feignent de s’inquiéter certains ? Certes pas ! Avec, au contraire la certitude de réjouir le Soldat entendant exposer, avec clarté, et fermeté, ce qu’il n’a pas le droit de dire. C’est ce que vient de faire justement le « plaidoyer pour les Soldats » du général (2s) Soyard, texte engagé et lucide qui circule dans la communauté militaire, et dont on parle de plus en plus  au dehors. Les Anciens en effet, replongés dans la vie civile, et contraints souvent de s’y réinvestir, sont loin d’avoir perdu pied dans le tourbillon de la société. Bien au contraire, après de longues années passées sous la devise « Servir », les voilà immergés dans la « vraie » vie civile, où « Se servir » fait loi. L’empressement frénétique à moraliser la vie politique au lendemain de la dernière élection présidentielle en témoigne par exemple cruellement. Un curieux parfum émanait des Chambres où trônaient nos élus. Il fallait d’urgence assainir.

 

C’est d’ailleurs peut-être en réaction à cette décomposition que le Président a exprimé le souhait de voir nos Armées jouer un « rôle d’exemple ». Peut-être aussi cette volonté n’est-elle née dans l’esprit du Président qu’après le détestable et navrant départ du général de Villiers, si lourd de dommages collatéraux. 
Conscient soudain que ces Armées dont il ignorait tout étaient un peu, au sein de notre société émiettée, une sorte d’incarnation  exemplaire de ces vertus qu’il appelait encore récemment de ses vœux, - cohésion, engagement, fraternité-, et qu’une révision intelligente et « profonde » de la « condition militaire » pourrait encore la renforcer. 
Conscient aussi après avoir, sur la dune ou dans la savane, découvert un soldat autre que celui de Courteline, qu’il fallait,  pour être leur « Chef », établir, ou plutôt rétablir la confiance ; et notamment écouter, expliquer, respecter, avant de « faire ». Car « plusieurs facteurs fragilisent la fidélisation au sein de la fonction militaire » a prévenu le HCECM… Et si, ce constat étant fait et refait depuis une décennie, -« deux lois de programmation militaire de survie » se sont succédées déclare même le CEMA -, on se mêlait enfin d’en traiter les facteurs ?

 

La liste en est longue, mais les responsables la connaissent. On sait parfaitement, en tout premier lieu, l’insuffisance criante des moyens face aux menaces, qui a justifié la mise au point du général de Villiers et explique son départ. Elle explique aussi, dans la bande sahélo-saharienne (BSS), « l’enlisement » qui menace. D’autres aspects du malaise sont moins connus ; celui, bien concret, de la dégradation accablante de l’environnement  du Soldat : en 10 ans, le montant des crédits destinés à l’entretien des infrastructures et aux conditions d’hébergement a été divisé par trois ! Et peut-on s’interdire d’évoquer encore Louvois,  lamentable et insupportable scandale du logiciel de paiement des soldes… Comment alors ne pas comprendre qu’à côté d’un HCECM et d’un CSFM qui « rendent compte » stoïquement, les Armées ont besoin de cellules qui agissent, réclament, exigent au besoin, et que les « associations nationales professionnelles de militaires » (ANPM) peuvent être cet instrument.

 

Le « caporal stratégique » est né, et le politique ne l’a pas encore véritablement compris. Alors les Anciens le proclament, ils chantent son avènement, et ils estiment avoir le devoir impérieux de s’occuper de l’état de la « crèche » censée l’abriter. Cette crèche, la maison du Soldat, reste bien aujourd’hui encore une pyramide, mais ses versants ont perdu de leur verticalité. Sa base s’est élargie, sa remarquable promotion interne, sa rare fonction intégratrice, sa juste dimension méritocratique, en font, malgré le manque de moyens et l’absence de considération, la citadelle puissante qui défend la Cité. Elle y a creusé ses fondations, ses associations d’Anciens sont autant de piliers qui l’enrochent dans ces valeurs indépassables que résume la devise Honneur et Patrie. Le Soldat ne se demande pas chaque matin ce qu’il pourrait faire pour son Pays. Il le sait, et il le fait. 

 

Alors bonne année, caporal stratégique ! Elle ne sera pas facile, mais « Tu peux le faire ! »…Sans doute pourrais-tu même, à l’occasion, rappeler au politique cette petite phrase de Machiavel qu’il saura comprendre : 
« Tous les arts que l’on ordonne dans une cité pour le bien commun des hommes, toutes les institutions qu’on y fonde pour faire régner la crainte de Dieu et des lois, ne serviraient de rien si l’on ne créait aussi des armes  pour les défendre, lesquelles, si elles sont bien réglées, puissent sauver ces institutions, même plus ou moins déréglées ».

 

                                                                                                    Bernard MESSANA 
(2/1/2018)

 

Source : http://www.asafrance.fr/item/la-reclamation-libre-opinion-de-bernard-messana.html

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