« Le réel, c’est quand on se cogne », nous rappelle fort justement Jacques Lacan.
Et, c’est bien ce qui advient à nos dirigeants successifs – François Hollande, puis Emmanuel Macron – confrontés à ce qui tourne désormais au casse-tête africain. Les cercueils de militaires
français tués au combat au Mali se succèdent à un rythme soutenu dans la Cour des Invalides pour un dernier hommage de la Nation. Les derniers étaient au nombre de treize. Que de morts pour
rien !1 Pathétique… Quelques jours plus tard, ce sont plus de soixante-dix militaires nigériens qui sont abattus à In-Ates, attaque la plus
meurtrière de l’Histoire du Niger revendiquée par l’EI. Trois jours de deuil national sont décrétés dans le pays. Les présidents Kaboré, Issoufou, Keïta et Déby Itnose sont
inclinés le 15 décembre 2019 à Niamey sur les tombes des 71 soldats morts dans l’attaque d’In-Ates, en prélude un sommet extraordinaire du G5 Sahel auquel a également participé M. Ould
Ghazouani. Ces derniers et tragiques développements de l’opération « Barkhane » interpellent au moins à deux titres : les aléas d’un cavalier seul et le
mépris du réel de la part de nos dirigeants.
FAIRE CAVALIER SEUL : UN PARI RISQUÉ
Au fil du temps, le fardeau de l’opération française dans le Sahel est de plus en plus insupportable. Et cela d’autant plus que l’action de la France se résume
en une diplomatie du chien crevé au fil de l’eau.
Un fardeau insupportable
Emmanuel Macron, qui avait caressé un temps, le projet de réunir les cinq chefs d’État du G5 Sahel, à Pau pour poser les questions qui fâchent, est conduit à
reporter son projet au mois de janvier 20202. Les évènements en ont décidé autrement 3. Faute de disposer de moyens suffisants pour contrôler un territoire plus vaste que la France, Emmanuel Macron en appelle à ses partenaires européens afin
qu’ils donnent un coup de main allant au-delà de l’opération de formation EUTM. Il saisit l’occasion du dernier sommet de l’OTAN à Londres pour secouer le cocotier 4. Du côté de la MINUSMA, c’est l’électroencéphalogramme plat et il n’y a rien à espérer tant elle est limitée dans ses conditions d’emploi en dépit d’un
important budget. Le G5 Sahel relève de la diplomatie du gadget inefficace, de la diplomatie des apparences. Mais rien n’y fait ! La France se trouve seule, bien seule pour conduire son
noble combat contre des islamistes – de plus en plus nombreux et aguerris dans le Sahel – qui se transforme en Afghanistan pour elle 5. Au fil des années, l’opération « Barkhane » se transforme en véritable calvaire pour nos femmes et hommes, cibles privilégiées pour les
« terroristes » de tout poil. Comment se transformer en gendarme d’une zone aussi vaste que l’Europe avec 4 000 hommes, si expérimentés, si motivés soient-ils ?
Rappelons que cette opération d’une ampleur inédite a succédé à une autre plus limitée dans le temps et dans l’espace, « Serval » dont l’objet était, en 2013, de prévenir un
renversement du régime malien par des hordes de terroristes descendant vers Bamako 6.
Une diplomatie du chien crevé au fil de l’eau
Comme souvent dans notre République monarchique, le prince décide seul, sous la pression de l’émotion, d’une opération militaire sur un théâtre extérieur sans
se livrer à une étude sérieuse du problème : objectifs précis, moyens, soutiens, porte de sortie… ? C’est ce que l’on appelle pratiquer la politique du somnambule. Nos dirigeants
semblent déboussolés, pris de court par une évolution catastrophique de la situation sur le terrain qui était des plus prévisibles. À l’heure où s’imposerait une réflexion à froid et de
grande ampleur sur notre présence dans la zone, dans les milieux bien informés, on évoque un « moment d’inflexion majeur, un moment
charnière »7. Ce qui signifie un cautère sur une jambe de bois. On nous sert les mêmes raisonnements éculés (avec le temps et la patience, les choses vont
évoluer dans la bonne direction) qui ont amplement démontré leur « pertinence » sur d’autres théâtres d’opération, comme l’Afghanistan 8. Ne parlons pas du risque que courent certains militaires français d’épouser la cause de l’adversaire9. L’expérience
démontre amplement qu’il est dangereux de faire l’impasse sur le réel dans des situations aussi paroxystiques.
FAIRE FI DU RÉEL : LA TÊTE CONTRE LES MURS
Nous interroger calmement sur les raisons de notre étrange défaite dans le Sahel doit nous conduire à nous interroger sur les raisons de l’effondrement des
États sahéliens. Elle implique une incontournable réaction salutaire qui tienne compte du discrédit africain de la présence militaire française sur le terrain.
Une crise plurifactorielle
Les causes de la dégradation de la situation dans les pays du Sahel sont connues, documentées par les experts de la chose politique et de l’Afrique depuis bien
longtemps. Nous sommes en présence d’États qui risquent de se transformer rapidement en États faillis. À titre d’exemple, le Quai d’Orsay vient d’interdire aux ressortissants français de se
rendre au Burkina Faso. Mauvaise gouvernance ; corruption ; népotisme ; clientélisme ; paupérisation croissante ; problèmes économiques, financiers, sociaux,
juridiques, religieux, ethniques, culturels, sanitaires insolubles à court terme ; armées inconsistantes, inapplicabilité de l’accord de paix d’Alger de 2015, insignifiance des solutions
proposées au récent Forum de la paix de Dakar … constituent les principaux ingrédients du cocktail explosif qui minent durablement la région du Sahel.
Force est de constater que, si une réponse sécuritaire peut être nécessaire pour endiguer un effondrement momentané de ces États, elle ne saurait être suffisante pour régler durablement ces problèmes structurels bien connus en Afrique, plus d’un demi-siècle après la vague d’indépendance des
années 1960. Cela se saurait en dépit de milliards engloutis en pure perte par la communauté internationale pour aider les pays en développement à s’en sortir. Or, rares sont ceux qui, aussi
bien en Afrique qu’ailleurs, veulent prendre le problème à bras-le-corps pour dégager quelques axes de solutions efficaces pour redonner de l’espoir à une jeunesse africaine qui n’a qu’un
choix, partir ou rejoindre les rangs des trafiquants et autres islamistes pour survivre.
Que voulons-nous ou pouvons-nous faire pour tenter d’enrayer la spirale infernale autrement que par le recours aux armes ?
Une réponse uniquement sécuritaire
Les causes de notre enlisement dans le Sahel – n’hésitons pas à employer les mots qui fâchent – sont connues, documentées par les experts de la chose militaire
et de l’Afrique depuis bien longtemps. Comme le souligne régulièrement, l’ex-CEMA, Pierre de Villiers, si nous savons gagner la guerre, nous ne savons pas gagner la paix. Pourquoi ? Nous
sommes victimes du syndrome de la médiatisation des conflits : l’urgence remplace les priorités, le temps s’écrase pendant que l’espace s’élargit ; le comment (la tactique)
l’emporte sur le pourquoi (la stratégie) … La combinaison de toutes ces dérives explique en partie nos déconvenues dans le Sahel. En des termes diplomatiques, le CEMA, le général François
Lecointre souligne justement : « Je crois que nous n’atteindrons jamais une victoire définitive. Contrairement aux grands conflits du XXe siècle, jamais les armées françaises ne
défileront en vainqueur sous l’Arc de Triomphe ». Les faits sont têtus. Sans aller jusque-là, la victoire risque d’avoir le goût amer d’une débandade inéluctable dans le cas d’une
guerre asymétrique. L’absence de clarté dans nos objectifs de crise et de sortie de crise dans le temps long est flagrante. Il ne suffit pas de se gargariser en
martelant que le pire a été évité. Le pire est peut-être à venir. Mais, nous ne pourrons nous contenter encore longtemps de faire abstraction des brutales évidences du réel.
Une incontournable réaction salutaire
Mais, nos élites s’obstinent à ne pas vouloir porter le bon diagnostic sur le mal qui ronge « Barkhane ».
La situation est tout à fait hors de contrôle : « Les inquiétudes étaient déjà vives, mais l’attaque d’Inates au
Niger le 10 décembre les ont brusquement confirmées : le Sahel plonge inexorablement dans un chaos orchestré par les groupes jihadistes, face auquel ni les Etats locaux ni
l’intervention française ne trouvent de réponse à la hauteur des enjeux… Ça va très mal et cela va continuer d’empirer », craint Michael Shurkin, politologue à l’institut
de recherche RAND, résumant une pensée largement partagée dans la communauté des experts de la zone… « Il n’est pas possible de régler la situation en tuant tout le monde. La
situation est hors de contrôle », estime un responsable du département américain de la Défense sous couvert de l’an anonymat. « Les Etats sont désorganisés, je pense qu’ils
sont justes dépassés.Le G5-Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad et Mauritanie), dont les membres sont censés s’unir face à un ennemi chaque semaine plus menaçant, demeure
selon lui une idée plus qu’une force. Avec plus de soutien international, ils pourraient devenir un acteur mais aucun signal n’indique que ce soit en train de se produire » 10.
Formons le vœu que la visite d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire à la veille de Noël lui ouvrira les yeux sur cette situation inextricable !11 Il en sortirait grandi pour l’Histoire et pour la France tant un geste fort s’impose. Fini le temps des belles paroles, des discours creux qui font la
une des gazettes mais qui ne résolvent rien.
Un discrédit africain croissant de la présence française sur le terrain
De plus, et pour compliquer le tableau, que les troupes françaises héroïques sont de plus en plus considérées – qu’on le veuille ou non – comme de vulgaires
armées d’occupation venues défendre les intérêts économiques de l’Hexagone (lesquelles ?) et non défendre la sécurité des États du Sahel (ce qui est un comble !) alors que nos
courageux principaux alliés sont aux abonnés absents. On croit rêver à entendre de telles sornettes de la part de dirigeants qui accueillaient, il y a peu encore, les armées françaises en
libératrices. On croit également rêver à entendre d’autres sornettes dans la bouche de notre inculte ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves le Chouchen : « Au
Sahel, il faut lever les malentendus et se remobiliser »12. Parfait exemple de la diplomatie de
l’improvisation 13 ou l’art de repousser à demain ce que l’on ne peut ou veut
faire aujourd’hui. Il est plus que temps de nous extraire du piège de l’immobilisme qui est la plaie de la société française dans le contexte de « guerres
ingagnables »14.
« Le macronisme est une politique de l’insensible » juge la philosophe, Myriam Revault d’Allonnes15. Ce à quoi nous
pourrions ajouter, au moment où nous entrons dans l’acte II du quinquennat, que nous sommes face à une politique qui manque du plus élémentaire bon sens tant sur
la scène intérieure que sur la scène internationale. Que signifie un « réveil des consciences », un « passage à un étage politique dans la résolution de la
crise » qu’Emmanuel Macon appelle de ses vœux de la part des membres du G5 Sahel pour en finir avec cette guerre sans fin16 ? Ceci
relève de l’évidence, à crise globale, réponse globale. Mais, nous n’en sommes pas encore là. Alors que la stratégie militaire est dans l’impasse (plus de 40 militaires français tués contre
90 en Afghanistan), Emmanuel Macron aurait sollicité de nouvelles options pour sortir de ce bourbier17 tant au
Quai d’Orsay qu’au ministère des Armées tant il est évident qu’il « n’y aura pas de solution militaire au Sahel » (ce que déclarait
naguère devant les commissions de la Défense de l’Assemblée nationale et du Sénat, le général François Lecointre)18. À quelle
échéance ? Avec une liberté de parole totale ? Toutes ces questions restent encore sans réponse. Un retrait en bon ordre ne vaut-il pas mieux qu’une débandade honteuse ?
Aujourd’hui, la seule question qui vaille de poser est la suivante, au Sahel, périr ou partir ?
À MÉDITER : «Le discours politique est conçu de manière à faire apparaître les mensonges véridiques et le
meurtre respectable» (George Orwell).
Guillaume Berlat 23 décembre 2019 1Guillaume Berlat, un(e) mort de trop, un(e) mort pour rien,www.prochetmoyen-orient.ch , 11 novembre
2019. 2Claude Angeli, Macron veut mettre au pas les chefs du Sahel, Le Canard enchaîné, 11
décembre 2019, p. 3. 3Isabelle Lasserre, Après l’attaque au Niger, l’Élysée annule le sommet du G5 Sahel à
Pau, Le Figaro, 13 décembre 2019, p. 9. 4Jean-Michel Demetz, Quand de Gaulle quitte l’OTAN, Valeurs actuelles, 19 décembre
2019, pp. 70-71-72. 5Renaud Girard, Le Sahel, un Afghanistan français ?, Le Figaro, 10
décembre 2019, p. 17. 6Christian Makarian, Mali : l’intérêt du monde, le sacrifice de la France,
L’Express, 4 décembre 2019, p. 18. 7Nicolas Barotte, Sahel : « Barkhane » à l’heure de réflexion, Le
Figaro, 16 décembre 2019, p. 8. 8Jean Daspry, La victoire en perdant, www.prochetmoyen-orient.ch , 16 décembre
2019. 9Jean Chichizola, Légionnaires, commandos, parachutistes, ces militaires français
devenus djihadistes, Le Figaro, 18 décembre 2019, p. 14. 10Sahel : la situation est « hors de contrôle », selon des experts à
Washington, httpss://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/burkina-faso/sahel-la-situation-est-hors-de-controle-selon-des-experts-a-washington_3742919.html 11Cyril Bensimon/Olivier Faye, La sécurité du Sahel, toile de fond de la visite de
Macron à Abidjan, Le Monde, 21 décembre 2019, p. 5. 12Cyril Bensimon/Christophe Châtelot/Piotr Smolar (propos recueillis par), Jean-Yves Le
Drian : « Au Sahel, il faut lever les malentendus et se remobiliser ». Pour le chef de la diplomatie, le combat antidjihadiste sera « très long », Le
Monde, 12 décembre 2019. 13Jean Daspry, Des limites de la diplomatie de l’improvisation, www.prochetmoyen-orient.ch , 16 décembre
2019. 14Sylvie Kauffmann, Le syndrome des guerres ingagnables, Le Monde, 19 décembre
2019, p. 29. 15Nicolas Truong (propos recueillis par), Myriam Revault d’Allonnes : « Le
macronisme est une politique de l’insensible », Le Monde, 17 décembre 2019, p. 32. 16Romain Rosso, Sahel. La guerre sans fin, L’Express, 4 décembre 2019, pp. 56 à
60. 17Alain Gentil, Sahel : soubassement d’un désastre, Politique étrangère,
automne 2019, pp. 89 à 98. 18Claude Angeli, L’alliance des tueurs en série au Sahel, Le Canard enchainé, 18
décembre 2019, p. 3.