Industrie de défense

"Lobby or not lobby"

...par l'Amiral François Jourdier - Le 08/12/2020

 Source : ASAF
INDUSTRIE DE DEFENSE. Lobby or not lobby: libre opinion de François JOURDIER

Lobby or not lobby ?

«  Un chameau est un cheval dessiné par une  commission d’experts » Francis Blanche.

 

Contrairement à ce qui s’est passé pour la plupart des autres domaines, la France a su conserver une industrie de Défense capable de fabriquer la plupart des armements et équipements modernes à un excellent niveau : c’est à l’évidence une condition nécessaire à notre indépendance et à notre souveraineté. DassaultAirbusThalesMBDANexter ou Naval Group, entreprises françaises ou multinationales sont capables de produire des matériels pouvant rivaliser avec les meilleurs au niveau mondial. Il serait souhaitable que se constitue un marché des matériels de Défense au niveau européen, l’Europe constitue en effet un marché d’une taille comparable aux marchés américain ou russe. Il n’en est malheureusement pas ainsi ; un programme comme l’avion de transport A400M en est un exemple.

Le projet sélectionné en 2000 par huit pays européens a cumulé de très nombreuses difficultés techniques qui ont induit des retards et des surcoûts importants. À ce jour, l’A400M n’a pas encore réellement percé à l’exportation. Les exigences des différentes parties en matière de performances et de répartition des parts de construction rendent complexe et onéreux le développement d’un projet multinational. En fait il ne s’est pas constitué une industrie européenne de Défense, sauf quelques exemples réussis comme MBDA dans le domaine des missiles tactiques. Le Rafale et l’Eurofighter se font concurrence ; il doit bien y avoir une douzaine de constructeurs de frégates et quatre constructeurs de sous-marins. Mais le principal obstacle à une industrie européenne est politique : de nombreux pays, membres de l’OTAN et qui y voient encore leur ultime protection, achètent systématiquement du matériel américain et l’on voit ainsi commander nombre de F35 malgré leur coût.

La France est encore le troisième exportateur mondial d’armements, loin derrière les États- Unis et la Russie. Mais l’industrie de Défense française, ne pouvant vivre sur son marché domestique, conçoit souvent ses matériels en fonction de la possibilité de les exporter.  

 

Le Rafale

La décision de construction du Rafale par le seul Dassault est née de l’abandon par la France du consortium européen chargé de développer un appareil capable d’équiper plusieurs armées de l’air européennes et qui deviendra le Typhoon. La raison de l’abandon du projet par la France était que cet avion était trop lourd pour les les porte-avions de l’époque. Il ne dut pas être difficile de convaincre Dassault, qui n’aime rien tant que développer seul un avion, de quitter le consortium et de développer le Rafale.

Le développement du Rafale coûta fort cher et greva longtemps le budget des Armées avant toutefois qu’on réussisse à en vendre 24 à l’Égypte, 24 au Qatar et 36 à l’Inde.
La France avait prévu d’en commander 286 dont 58 pour la Marine. La Grèce négocie l’achat de 18 Rafale dont 12 seront prélevés sur le parc de l’armée de l’Air française.

Il est certainement illusoire de chercher à savoir quel a été le coût réel unitaire du Rafale ; on le vend à l’export entre 220 et 260 M€ très certainement beaucoup moins que le prix de revient développement compris. La question que l’on peut se poser est : la France avait-elle besoin pour sa défense du Rafale ou cet avion a-t-il été développé pour soutenir l’industrie aéronautique française ?

Ce n’est pas que cette dernière hypothèse soit condamnable à condition qu’elle ne nuise pas aux besoins réels de la Défense, l’empêchant de se doter des matériels dont elle a réellement besoin. Le Rafale est à l’évidence un excellent avion mais quand a-t-il été utilisé comme chasseur ? Il a fait de l’assaut, de l’appui au sol, du bombardement et c’est un vecteur de l’arme nucléaire, Pour ce qui est des premières tâches ce qui importe c’est sa capacité d’emport et son aptitude à intervenir à basse altitude, pour l’arme nucléaire son rayon d’action. Un avion polyvalent qui fait tout est cher et est un compromis qui ne fait pas tout au mieux. Pour la dissuasion le Rafale a les jambes trop courtes et, étant donné son prix, on ne veut pas le risquer à basse altitude.

Remarquons que le Typhoon développé par le consortium Eurofighter n’est qu’un intercepteur et qu’il fut un gouffre financier comme ce semble le destin de la plupart des programmes en charge de groupes multinationaux.

 

Besoins réels

L’exemple du Rafale est révélateur mais il y a d’autres choix qu’il faudrait confronter aux menaces  réelles qui pèsent sur la France. Depuis plus de soixante dix ans les armées françaises ne participent plus qu’à des guerres asymétriques. La menace de l’invasion de l’Europe par l’Union Soviétique qui a longtemps orienté et dimensionné le choix des armements a disparu. Une invasion de la France par un déferlement de chars et avec des bombardements aériens n’est plus à l’ordre du jour et, l’Europe aurait le courage de s’émanciper et de s’entendre économiquement et politiquement  avec la Russie, elle n’existerait même plus. Il faut définir les menaces réelles que nous subissons et nous préparer à les combattre, d’autant que les forces de dissuasion nous protègent de la  menace  d’une guerre classique.

Il y a deux menaces évidentes qui doivent principalement guider nos choix d’armement : la menace terroriste islamique qui est à la fois intérieure et extérieure et les menaces qui pèsent sur le trafic maritime que la mondialisation a rendu vital. Relèvent de la lutte contre le terrorisme islamiste les guerres que nous menons ou avons menées en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et surtout actuellement au Sahel. La persistance  de conflits au Moyen et Proche-Orient et en Afrique subsaharienne est  prévisible ; on ne voit pas à court terme la disparition de la menace terroriste. Remarquons que pour ce genre de conflits le système des alliances est inopérant et que la France peut se trouver privée de tout soutien.

L’autre menace qui est à prendre en compte est celle d’une interruption, ici ou là, du trafic maritime dont dépendent nos approvisionnements notamment énergétiques et nos échanges avec le reste du monde, et la lutte contre la piraterie. Le maintien de la liberté de navigation en particulier dans les détroits est pour la France d’un intérêt vital. Bien sûr dans ce cas nous ne serions pas seuls et nous aurions seulement à participer à un conflit multinational.

À ces menaces il faut bien entendu ajouter nos tâches de temps de paix : déploiement militaire en France ou à l’étranger y compris pour le respect de nos engagements pour des accords de défense, police de l’espace aérien et contrôle de nos eaux territoriales et de nos zones économiques exclusives qui s’étendent sur onze millions de km², défense contre l’immigration en particulier par voie maritime. S’ajoutent aussi nos alliances avec les autres pays d’Europe qui nécessitent un partage des charges et une organisation intégrée.

Or que constatons-nous ? Au Sahel nous faisons la guerre avec des véhicules blindés de cinquante ans d’âge, nous manquons d’hélicoptères et une partie de ceux-ci ont un taux de disponibilité très bas ; nous avons dû acheter aux Américains, en urgence, les drones qui se révèlent indispensables ; nous faisons appel aux Ukrainiens pour les transports lourds et aux Anglais pour d’autres transport. Pour l’intervention au Sahel nous manquons donc de moyens indispensables et nous utilisons des équipements souvent hors d’âge et en nombre insuffisant.

Le retrait possible des forces américaines serait une catastrophe tant nous dépendons d‘eux : ils assurent une grande part des transports aériens stratégiques et tactiques, leurs drones et leurs avions spécialisés nous fournissent de précieux renseignements et ce sont eux qui assurent le ravitaillement en vol.

Pour ses tâches de temps de paix, la Marine utilise des patrouilleurs de haute mer souvent à bout de souffle et en nombre insuffisant, les sous-marins d’attaque tardent et nos bâtiments ravitailleurs sont en fin de vie et ne répondent plus aux normes de sécurité. L’armée de l’Air utilise encore des ravitailleurs vieux de cinquante ans.

Bien sûr il y a des programmes en cours, véhicules blindés Scorpion, développement de drones, mise en service de l’A400M et bientôt des SNA Barracuda, construction de quelques bâtiments de présence Outre-mer, mais tous aboutissent avec des retards considérables.

Certains programmes sont conduits dans des conditions qui profitent plus à l’industriel qu’aux Armées. Prenons comme exemple les frégates destinées à la Marine nationale : on commence par programmer 4 frégates Horizon de défense aérienne, on en construira 2. Par la suite on entreprend la construction de FREMM, plus légères et moins chères que les Horizon ; en liaison avec l’Italie, on prévoit d’en construire 17, on en construira 8. Pour compléter on développe des frégates dites intermédiaire (FTI) beaucoup moins puissantes, on en prévoit 5. Finalement on aura développé trois modèles de frégates pour le grand bénéfice du constructeur qui les propose à l’exportation. On aurait construit uniquement les 17 FREMM prévues initialement, cela aurait coûté moins cher et on aurait plus de bateaux plus performants.

Actuellement on commence à réfléchir sur un éventuel porte-avions pour remplacer le Charles de Gaulle. Seuls sont choisis le tonnage 70 000 tonnes et le chantier constructeur, les chantiers de l’Atlantique, seuls capables de construire un bâtiment de cette taille. Ce semble même le principal intérêt de cette construction, assurer le plan de charge du chantier. Par contre le choix de la propulsion nucléaire ou classique, n’est pas fait. Apparemment on s’oriente vers la propulsion nucléaire « pour le maintien de la compétence » même si le coût est plus élevé et le temps de construction rallongé. On choisit donc pour des raisons industrielles un nouveau porte-avions à éclipse. Deux porte-avions à propulsion classique seraient quand même plus satisfaisants comme ce fut le cas avec le Foch et le Clemenceau.

 

La dissuasion

Le seul domaine où il ne semble pas à y avoir de contraintes budgétaires est la dissuasion, dont les constantes modernisations relèvent beaucoup plus de la  politique industrielle que d’une nécessité militaire. Nous allons renouveler l’ensemble des moyens des deux composantes, sous-marins et avions, vecteurs, têtes nucléaires ; cela va coûter très cher, de l’ordre de six milliards d’euros par an pendant longtemps, et c’est certainement sous évalué. Y a-t-il urgence ? Sûrement pas, la dissuasion française est crédible et le restera encore de nombreuses années. On pourrait repousser et étaler cette complète reconstruction. On nous assène que nos forces ont la « stricte suffisance » sans jamais la justifier. A-t-on besoin des deux composantes ? Tout cela mériterait un débat qui n’a jamais lieu et semble plus correspondre au maintien du plan de charge industriel qu’à une réelle nécessité.

 

Protection et résilience

Il y  un domaine qui visiblement n’intéresse pas grand monde, c’est la protection des installations vitales pour assurer la résilience de la Défense : alors qu’on prend en compte la chute d’un avion de ligne, accidentelle ou volontaire, pour la conception des réacteurs nucléaires EPR, les SNLE stationnés à l’Île-Longue sont à l’abri dans des hangars qui les protègent juste des intempéries. Cette base n’est en rien protégée par la dissuasion comme on l’a longtemps affirmé. On n’engagera certainement pas la dissuasion pour une attaque qui serait probablement non-étatique. Les SNLE chinois sont eux abrités dans le roc de la base de Sanya. Il est vrai qu’assurer par du béton la protection de nos sous-marins est moins exaltant que de concevoir leurs remplaçants. Ce qui est vrai pour la base de l’Île-Longue l’est certainement pour d’autres installations vitales pour la Défense.

 

Coopération avec l’Allemagne

Ce qui a motivé cet article c’est la mise à l’étude avec l’Allemagne du Système de combat aérien du futur (SCAF) dont la France est le leader et du char de combat du futur sous la direction allemande. Autrement dit nous préparons la succession du Rafale et du Leclerc. Ces deux programmes sont apparus non, semble-t-il, à la demande du ministère des Armées en fonction d’un besoin face à une menace définie existante ou prévisible, mais comme un projet industriel destiné à la vente et à l’exportation en fonction des compétences des deux pays, c’est-à-dire en fonction de considérations économiques et commerciales non militaires. Car pour quel besoin prévisible la France aurait besoin dans le futur d’un nouveau char lourd ? Un tel engin difficilement transportable est adapté à la défense de nos frontières contre une invasion à travers l’Europe mais n’est guère utile pour les expéditions extérieures, forme que prend la guerre depuis des décennies.

De même il semble bien difficile de définir l’avion dont nous aurons besoin dans une dizaine d’années tant évoluent rapidement les moyens, apparition des drones,  d’appareils sans pilote…  De toutes les façons, ce dont nous sommes sûrs d’avoir besoin, ce sont de drones, d’hélicoptères de combat et de transport, d’avions capables de transports lourds et de systèmes de défense anti aériens. Nous aurons aussi besoin d’avions de pénétration et d’appui au sol. Évidemment, on peut redéfinir un  avion polyvalent plus ou moins  capable de tout mais hors de prix dont on ne pourra construire qu’un nombre limité avec l’espoir de l’exporter. Le coût du programme SCAF est estimé entre 50 et 80 milliards d’euros.

Ce qui apparaît surtout est que les négociations avec l’Allemagne ont porté non sur les projets eux-mêmes  mais sur une répartition équitable des tâches entre les industriels des deux pays, l’Allemagne exigeant que les deux projets avancent en même temps. Les considérations opérationnelles passent vraiment au deuxième plan.

 

Conclusion

Les grands projets, refonte totale des moyens de dissuasion, développement du nouveau char lourd et du système de combat aérien du futur, construction d’un nouveau porte-avions correspondent plus, à l’évidence, à la conservation de compétences et au maintien du plan de charge des industriels d’armement  qu’aux besoins réels des Armées pour conduire les actions actuelles et prévisibles. Ne sont pas exemptes non plus des espérances de vente à l’exportation. Du point de vue de la Défense, ces préoccupations ne sont pas négligeables mais ce qui lui importe est de disposer des armements et moyens qui lui sont nécessaires pour mener à bien les opérations et s’acquitter des missions  qui lui sont confiées.

Il serait nécessaire que se constitue une industrie de Défense européenne basée sur le regroupement des meilleures compétences ; le processus s’il existe est fort lent. Actuellement des considérations politiques, la concurrence de chacun pour récupérer la plus grande part, des exigences contradictoires font que tout projet multinational coûte très cher, rencontre des retards considérables et est souvent un compromis peu satisfaisant.

 

François JOURDIER

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