Les légions dangereuses

...par le Col. Michel Goya - le 12/02/2018.


La politique d’Israël vis-à-vis du conflit syrien est d'une grande cohérence car elle est ambiguë. On ne peut guère soupçonner l’Etat hébreu d’amitié particulière pour le régime de Damas et on imagine mal des députés de la Knesset venir se compromettre avec Bachar al-Assad. Pour autant, la situation politique en Syrie d’avant 2011 avait au moins le mérite de la clarté et la ligne de cessez-le-feu le long du plateau du Golan était la limite d’Israël la plus calme. Le déclenchement de l’insurrection a troublé ce paysage. On y passait en effet de la certitude de la malfaisance à un spectre très large où la probabilité d’un autre mal, des Frères musulmans au pouvoir jusqu’à l’implantation dans le pays d’organisations jihadistes, paraissait plus forte que celle d’une démocratie apaisée et favorable. Dans le même temps, il est rapidement apparu que la victoire d’Assad passait par l’intervention et la présence d’autres ennemis, jugés, à tort ou à raison, peut-être encore plus dangereux pour Israël : l’Iran et son allié le Hezbollah.

Entre toutes ces évolutions plutôt déplaisantes et loin des engagements verbaux sans volonté d’agir des Occidentaux (sinon par des intermédiaires plus faibles que fiables), Israël est resté dans l’expectative mais prêt à frapper.  Pour paraphraser Péguy, peu importait à Israël que l’on sache que ses mains étaient pures, pourvu que l’on sache qu’il avait des mains. Plus précisément, Tel Aviv a rapidement fait comprendre par déclarations, messages discrets ou par des actes qu’il ne tolérerait pas la mise en place en Syrie d’une force à la fois ouvertement hostile et susceptible de frapper son propre territoire.

Dans l’état actuel des structures militaires de la région, une force capable de faire mal à Israël, c’est surtout une organisation capable de frapper les ports ou l’intérieur du pays avec des projectiles, roquettes, missiles voire des drones, suffisamment nombreux, précis et puissants pour franchir le réseau de défense antiaérien « multicouches » le plus dense du monde. C’est aussi éventuellement, et dans une moindre mesure, la possibilité d’effectuer des raids au sol par une infanterie suffisamment furtive et légère pour franchir les barrières de défense. Tout le reste, comme les colonnes blindées du Hezbollah qui paradaient à al-Qousayr en novembre dernier, est trop lourd, trop visible, pour échapper à la puissance de renseignement, de feu, éventuellement de choc, de Tsahal, du moins tant qu’il dispose de la suprématie aérienne.

Dans la vision israélienne, hostile signifie clairement la « coalition iranienne » en Syrie avec l’organisation Qods des Gardiens de la Révolution islamique (GRI), les milices chiites étrangères, surtout afghanes et irakiennes, et en premier lieu le Hezbollah, présent depuis cinq ans en Syrie avec 5 à 8 000 hommes. Fer de lance de presque toutes les opérations du camp loyaliste, l’infanterie du Hezbollah est sans doute la meilleure du monde arabe. Surtout, l’organisation dispose d’une force de frappes à distance de six à dix fois plus volumineuse que lors de la guerre de 2006 et avec des engins plus sophistiqués qu’à l’époque. Cette force peut déjà frapper depuis le Liban mais avec le risque, comme en 2006, que les actions israéliennes en retour non seulement fassent du mal à l’organisation mais touchent aussi collatéralement la population libanaise. La dissuasion réciproque, avec ses dégâts mutuels assurés, fonctionne donc bien le long de la frontière libanaise même s’il s’agit d’une dissuasion instable. Une force de frappes de même type placée en Syrie n’engendrerait pas les mêmes risques car les réponses israéliennes ne toucheraient éventuellement « que » la population syrienne, malheureuse peut-être mais étrangère. Autrement dit, pour les GRI ou le Hezbollah il sera plus facile d’utiliser de telles armes depuis la Syrie que depuis le Liban. On peut même imaginer l’emploi d’une « organisation masque » qui agisse à la place du Hezbollah afin de déconnecter encore plus le Liban de cette affaire. D’un point de vue opérationnel, les lanceurs à plus longue portée peuvent être utilisés depuis de nombreux emplacements en Syrie, la montagne Qalamoun par exemple. Les projectiles à courte et moyenne portée, de loin les plus nombreux, nécessitent en revanche d’être tirés près du territoire israélien. C’est là que la zone limitrophe du plateau du Golan prend une importance stratégique particulière.

Pour empêcher la mise en place de cette force hostile, plusieurs modes d’action étaient possibles. Il a été décidé de n’agir, au moins dans un premier temps, que dans une « boite stratégique » réduite selon la méthode que l’on peut qualifier du « rhéostat ». Des lignes rouges précises sont établies- franchissement de la frontière et de l’espace aérien israéliens, construction de bases ou d’ateliers de construction, mise en place d’armes sophistiquées, ravitaillement du Hezbollah, présence près du Golan-dont le franchissement (décelé) suscite immédiatement un raid de destruction. Profitant de l’incapacité des forces locales à les empêcher, plus d’une centaine de raids ont été ainsi lancés depuis l’arrivée de la « coalition chiite » fin 2012. Dans cette petite guerre, les paramètres de la boite stratégique, espace, publicité et niveau d'emploi de la force, sont restés minimaux. Ils ont été respectés également par l'ennemi sauf en janvier 2015 avec l’attaque d'une patrouille israélienne le long de la frontière libanaise en riposte à une frappe aérienne contre une « présence décelée » du Hezbollah  près de Qouneitra, sur le Golan.  

Cette stratégie d’endiguement a plutôt bien fonctionné pendant plusieurs années. Il est vrai aussi que la « coalition iranienne » était surtout occupée à combattre une rébellion sunnite qui avait tendance à prendre le dessus en particulier en 2015. D’un point du vue israélien, s’il était impossible de prédire ce que donnerait une victoire rebelle, on pouvait au moins en espérer le départ des Iraniens et du Hezbollah.

L’intervention russe en septembre 2015 a changé la donne. Dans l’immédiat, le corps expéditionnaire russe disposait des moyens d’entraver la liberté d’action de l’aviation israélienne. La Russie, qui a établi des contacts permanents avec Israël, a cependant décidé de ne pas le faire et de fermer les yeux sur les raids israéliens. Elle s’est placé ainsi en porte-à-faux par rapport à ses alliés mais a conservé un instrument de pression sur tous les acteurs. Israël a pu ainsi maintenir sa campagne aérienne fragmentaire et à bas bruit. A plus long terme cependant, l’intervention russe a aussi renversé la tendance stratégique. Le camp loyaliste, qui reculait en 2015, a repris le dessus. Cela a permis aux « Iraniens » de s’étendre sur le territoire et dans un premier temps d’aborder les frontières jordanienne et irakienne et donc possiblement de former un corridor d’approvisionnement depuis l’Iran. En 2017, la nouvelle politique américaine, hostile à l’Iran et ses alliés, aurait pu changer à nouveau la donne dans le sens cette fois des intérêts israéliens. Ce ne fut que partiellement le cas. En soutenant les Forces démocratiques syriennes, force commune arabe et kurde, il a été possible de contrôler une grande partie de l’Euphrate et de l’Est syrien et d’entraver la constitution du corridor iranien. D’un autre côté, les Américains ont cessé d’aider le Front Sud, la coalition rebelle qui tient la majeure partie de la zone contiguë au plateau du Golan.

Le plateau était au départ lui-même une zone tampon. Depuis l’accord 1974, il s’y est ajouté une ligne de séparation surveillée par une force des Nations-Unis et large de quelques kilomètres. Avec la guerre, cette nouvelle zone tampon est devenue un refuge des milliers de civils en fuite. Au nord de cette ligne la région druze de Khader est loyale à Assad à l’exception de la petite poche de Beit Jinn tenue par la coalition jihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS), au sud le groupe Jaysh Khalid ibn al-Walid affilié à l’Etat islamique tient une petite zone de 200 km2 entre le Golan et la frontière jordanienne. Entre les deux, et à l'exception la route entre Damas et Deraa, la région est tenue par le Front Sud. A l’exclusion des deux petites poches jihadistes, toute la région a été inclue dans la liste des zones dites « de désescalade », c’est-à-dire gelée et entourée d’une ligne de surveillance. La situation y est donc suspendue.

Depuis la fin de 2017, la stratégie de l’endiguement est mise sous tension par la liberté d’action et la confiance nouvelle du régime d’Assad et de l’Iran. Le 9 février dernier, les GRI ont franchi ouvertement une ligne rouge avec l’envoi d’un drone au-dessus du Golan, prélude peut-être à une embuscade anti-aérienne. Dans l’action de riposte qui a suivi et pour la première fois depuis 1982, un appareil israélien a été détruit par la défense anti-aérienne syrienne, événement suffisamment rare pour être présentée comme une victoire. Israël a été obligé de compenser en organisant avec succès un important raid de représailles qui, en détruisant une part importante du système anti-aérien syrien, sortait de la boite stratégique par son ampleur inédite et sa publicité. 

Les deux adversaires peuvent décider désormais de revenir prudemment à la situation antérieure de guerre larvée. Ils peuvent décider aussi, et il suffit qu’un seul le fasse, d’élargir la boite en se lançant dans une guerre d’usure, à la manière de l’affrontement israélo-égyptien de 1967 à 1970. Cette guerre d’usure peut aussi rester limitée au territoire syrien ou s’étendre au moins au Liban, rester au stade d’attaques ponctuelles ou déboucher sur une double campagne de bombardements. Tout est possible mais rien n'est probable, car il existe malgré tout deux éléments modérateurs : le premier est que justement par dissuasion mutuelle personne ne veut d’affrontement généralisé, le second est la Russie qui dispose de la capacité de changer la situation, en décidant de ne plus fermer les yeux par exemple sur les raids israéliens. Pour des raisons opérationnelles autant que diplomatique, Israël a tout intérêt à ce que la Russie reste dans son rôle de médiateur.

A terme, se posera aussi la question de la zone limitrophe du Golan. La reprise de contrôle de la région par le régime de Damas n’est pas encore d’actualité mais elle peut le devenir rapidement et il sera difficile de l’empêcher. Cette opération de reconquête peut prendre plusieurs configurations, suivant la présence ou non, du corps expéditionnaire russe, des GRI ou du Hezbollah eux-mêmes plus ou moins dissimulés. S’y opposer directement par une campagne aérienne serait, une nouvelle fois, élargir le conflit avec tous les risques inhérents. Une autre solution, non exclusive, consisterait à renforcer le Front Sud et d’en faire une force de procuration israélienne à la manière de l’ancienne Armée du Liban sud. Ce renforcement peut se faire directement, par le biais notamment de l’« unité de liaison syrienne », une structure israélienne agissant officiellement pour fournir de l’aide humanitaire le long de la zone de séparation ou avec l’aide des pays arabes, désormais alliés discrets d’Israël. Cette force pourrait soit résister au régime, avec un appui plus ou moins fort de Tsahal, soit négocier avec lui la sous-traitance de la sécurité dans la région en échange de la reconnaissance de son autorité. Là encore la médiation russe sera sans doute indispensable.

Dans cette nouvelle phase du conflit syrien, les incertitudes sont nombreuses et elles ne concernent pas seulement Israël. Jusqu’à présent, tous les acteurs, également rationnels, ont contenu leur affrontement dans un cadre « sous le seuil » d’un affrontement généralisé. Il est très probable qu’il en sera encore ainsi pendant longtemps au moins jusqu’à une nouvelle rupture stratégique, que personne ne peut prévoir actuellement.

 

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.fr/2018/02/les-legions-dangereuses.html

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