SÉCURITÉ : « Les Européens doivent assumer leur sécurité »

...par Louis Gautier - Le 29/02/2020.

SECURITE : « Les Européens doivent assumer leur sécurité »

Le directeur de la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » à la Sorbonne revient sur le délitement des relations transatlantiques depuis vingt ans.

L’ancien secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) a créé, en 2013, la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » à la Sorbonne. Ce cycle de conférences a pour objectif de donner une vitrine aux enseignements stratégiques en France, qui sont le parent pauvre de l’université, et de les confronter aux différentes écoles de pensée internationales. La septième édition de la chaire est consacrée, cette année, aux États-Unis.

 

LE FIGARO. - Donald Trump est-il l’unique responsable de la dégradation des relations transatlantiques ?

Louis GAUTIER. - Tous ceux qui avaient pensé que cette période ne serait qu’un mauvais moment à passer, que les coups subis par la relation transatlantique pourraient s’effacer, comprennent que ce ne sera pas forcément le cas. La réélection de Donald Trump est une hypothèse à laquelle il faut désormais s’habituer. À quel point les relations transatlantiques seront-elles affectées par une seconde Administration Trump ? Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, les mauvaises nouvelles se sont accumulées : retrait de l’accord sur le nucléaire iranien, remise en cause de la garantie de l’Otan… Au-delà des coups de canif dans le contrat de mariage - sur l’Otan, le traité de désarmement FNI, l’accord nucléaire avec l’Iran, les annonces abruptes sur la Syrie ou le Sahel - certains sujets dépassent Donald Trump. D’abord, les intérêts stratégiques américains ont basculé vers l’Asie. Ensuite, depuis Clinton et Obama, les Américains demandent aux Européens d’assumer leur sécurité dans leur ­arrière-cour.

 

Dans quel état est l’Otan ?

L’Alliance atlantique a fêté ses 70 ans. Comme pour des noces de platine, on se réjouit de la durée de l’Union mais l’on s’inquiète aussi de sa fin possible, vu l’âge avancé des conjoints. Il est rare qu’une alliance militaire dure aussi longtemps. Avec le temps, les divergences l’emportent peu à peu sur ce qui réunissait les partenaires, et l’Alliance se fragi­lise. Malgré les propos de Donald Trump en 2017 sur le caractère « obsolète » de l’Otan, je pense qu’en cas d’agression caractérisée contre le territoire européen, la garantie de l’Alliance fonctionnera automatiquement. Il n’empêche qu’il faut reconsidérer le pacte d’alliance et pour cela revoir le partage des tâches et des charges. Les Européens doivent davantage contribuer à leur propre sécurité collective, défendre mieux leurs intérêts de souveraineté. Ces questions sont devant nous.

 

Et s’il n’est pas réélu, à quoi ressembleront les relations transatlantiques ?

Son successeur s’engagera sans doute dans une «relation réparatrice» avec l’Europe, car la politique de ­Donald Trump n’affaiblit pas seulement l’Europe, mais tous les Occidentaux. « L’Amérique d’abord » est une formule dont on voit bien le « court termisme » : on partage toujours avec les États-Unis des valeurs et des intérêts économiques. Mais il ne faudrait pas que ce revirement empêche les Européens de sortir de leur cocooning et de prendre en main leurs intérêts de sécurité. Ce sera une accalmie, mais les fondamentaux ne seront pas remis en cause. Les Européens doivent trouver leurs propres solutions. Le ­risque, c’est qu’ils ne se posent pas les bonnes questions.

La place prise par les nouvelles puissances, qui comble le vide laissé par le retrait américain, est-elle réversible ?

L’unilatéralisme de Donald Trump n’est pas un isolationnisme, mais il sape l’organisation du système international en déstabilisant les institutions démocratiques. Son pari sur la faiblesse des Européens est mortifère pour tout le monde, y compris pour les États-Unis, car on ne peut pas à la fois attaquer l’Europe et se désoler qu’elle soit fragile. Certaines décisions sont sans doute réversibles : il devrait être possible de relancer les négociations avec l’Iran, avec la Russie et avec la Chine. En revanche, la perte d’influence des États-Unis, l’érosion de leur autorité là où ils ont négligé leurs alliés et trahi leur parole, est diffi­cile à récupérer. Cela ne veut pas dire que ceux qui ont pris la place des États-Unis seront forcément en capacité de la garder dans la durée. Les Russes ont très habilement exploité le repli américain. Ils ont repris leur place sur la scène internationale. Mais ils manquent de moyens financiers. À part consolider l’autorité politique et militaire de la Russie, quels sont les avantages de l’intervention au Moyen-Orient ? Le modèle proposé par la Russie est-il viable ? Que peut apporter le soutien à Bachar el-Assad, sinon le chaos ?

 

Quels sont les risques, pour l’Europe, de la « désoccidentalisation » du monde, qui fut le thème général de la récente conférence de Munich ?

Cette formule est pour le moins malheureuse tant elle charrie de préjugés. La « désoccidentalisation » du monde est une évolution inéluctable ; elle n’est un risque que pour des démocraties fragilisées et désunies. Avec la Grande-Bretagne, qui prend le large, l’UE rétrécit et se « continentalise ». Comment, après le retrait britannique, l’UE évite-t-elle le repli et parvient-elle à rester aussi ouverte sur le monde ? Les Européens pourraient se retrouver - sans en avoir les moyens - chargés de l’équilibre, de la sécurité et de la stabilité du continent. Ils seront confrontés à la gestion difficile de la périphérie de l’UE et aux tête-à-tête avec la Russie et la Turquie. Jusque-là, les grandes crises étaient traitées par quelques États, sous couvert de la protection américaine et de la supériorité militaire occidentale. Seule, l’Europe est capable de mener des actions extérieures comme le maintien de la paix, la lutte contre le terrorisme ou l’aide humanitaire. Mais elle n’est pas suffisamment aguerrie pour aller au-delà. Elle devra désormais faire l’expérience du mauvais temps sans l’assurance d’une protection américaine. Les défis de sécurité exigent une unité politique très forte de l’Europe, mais elle n’existe pas car tous les pays sont absorbés par leurs agendas nationaux.

 

Quelles sont les conséquences du retrait américain pour l’Europe ?

Le défi immédiat, c’est la capacité de l’UE à gérer des crises sur le sol européen. On en est encore loin. La crise du coronavirus en est un exemple : il n’y a pas eu de réactions harmonisées, coordonnées entre les États européens. De manière générale, les enjeux de sécurité, qu’il s’agisse de la cybercriminalité ou des crises migratoires, ne sont pas pris en compte au niveau européen. L’Union n’a tiré aucune leçon des crises précédentes. Il n’y a pas de pilote dans l’avion à Bruxelles car les décisions sont éclatées entre le Conseil et la Commission. Il faudrait pourtant européaniser et coordonner les politiques nationales. Car les brèches ouvertes dans un État sont des voix de passage vers les autres. Autre défi : les impératifs liés aux questions technologiques. On parle de la 5G et de Huawei depuis des années, mais l’Europe a été incapable d’anticiper. Il ne faut pas rater la prochaine marche, car les enjeux de souveraineté seront décisifs.

 

Propos de Louis GAUTIER
Recueillis par
 Lasserre
Le Figaro

Source : https://www.asafrance.fr/item/securite-les-europeens-doivent-assumer-leur-securite.html

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