RECONSTRUIRE LA "DOT"

...par le Gal. Vincent Desportes - Le 22/02/2021.

 

RECONSTRUIRE
LA DÉFENSE DU TERRITOIRE

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Général (2s) Vincent Desportes (*)
Ancien directeur de l’Ecole de Guerre

Source : Esprit Surcouf

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Il y a quelques semaines, le général Desportes nous alertait sur le risque croissant d’un conflit de haute intensité (voir le numéro 150 d’ESPRITSURCOUF). Poursuivant son analyse, il en vient à souhaiter la résurrection d’un ancien concept, qu’on appelait autrefois la D.O.T., la Défense Opérationnelle du Territoire.
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Nos belles armées ont d’immenses qualités, dont celle de l’excellence. Elles ont quelques défauts, le moindre n’étant pas leur manque d’épaisseur, donc leur manque de résilience et de capacité à durer dès lors que les opérations changeraient de nature, de volume et de rythme.

Mais elles ont un autre défaut, beaucoup plus grave. Le système de forces est organisé sur un modèle dépassé, dont l’économie générale n’a pas varié depuis un quart de siècle. L’environnement, lui, a changé, profondément. Les risques ont grandi et muté, drastiquement. Pourtant, le modèle d’armée est resté identique, ne subissant que de marginales évolutions, techniques et non stratégiques.

Nos forces armées doivent changer rapidement d’échelle, à l’instar des menaces, mais également intégrer, non par défaut mais par volonté, la menace directe sur le territoire national, avérée et permanente aujourd’hui, menace qui d’ailleurs s’amplifierait dramatiquement en cas de conflit de haute intensité.

Il faut donc revaloriser l’idée de défense opérationnelle du territoire. Elle est devenue aujourd’hui un concept creux, sans substance, puisque dépouillé de moyens d’action sérieux. La puissance de nos armées doit au contraire reposer sur une base arrière solide, dotée de forces d’active dédiées à sa protection.


DES MODÈLES DÉPASSÉS

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Quel est le problème des armées françaises, qui est en fait celui de la France ? C’est que leur modèle, inchangé depuis la professionnalisation il y a vingt-cinq ans, est fondé sur un monde qui a aujourd’hui disparu.

Le modèle de la Guerre froide, c’était trois éléments. Un : l’outil central de la dissuasion nucléaire dans ses différentes composantes avec leurs vastes soutiens. Deux : quelques moyens destinés aux opérations extérieures liées, soit à nos responsabilités africaines ou moyen-orientales, soit aux manœuvres de contournement périphériques soviétiques. Trois : un corps de bataille capable d’arrêter (très hypothétiquement) un flux blindé soviétique qui aurait percé les forces alliées dans la « bataille de l’avant », ou bien destiné à être détruit de manière à justifier aux yeux du monde et des générations futures le déclenchement de l’Apocalypse. On conserva quelque temps des forces dites de Défense opérationnelle du territoire, qui avaient toute leur nécessité mais qui, pour préserver l’essentiel supposé et moderniser les parcs et les flottes, furent bientôt offertes en sacrifice aux comptables de Bercy.
Retournement complet de situation à la chute du mur de Berlin. D’une part l’ennemi n’est plus à « une étape du tour de France », selon l’expression du général De Gaulle. D’autre part, le constat est fait que les armées françaises se battront désormais à l’extérieur du territoire national pour des enjeux qu’il sera difficile de présenter comme vitaux aux citoyens-électeurs. Les présidents Mitterrand (à l’occasion de la Guerre du Golfe) et Chirac prennent acte du fait que le modèle de la conscription est momentanément condamné, d’autant qu’aucune menace ne vise plus directement le territoire national et sa population. En 1996, décision est prise, à juste titre dans les circonstances du moment, de professionnaliser l’armée. Et d’en réduire drastiquement le format. D’abord parce que les temps sont aux illusoires « dividendes de la paix ».  Ensuite parce qu’une armée professionnelle coûte beaucoup plus cher qu’une armée de conscription. Enfin pour préserver les moyens de tenir notre rang, en particulier vis-à-vis de notre grand protecteur d’outre atlantique, dans la course ruineuse à l’hyper-technologie.

Une armée professionnelle, mais à effectifs limités. Photo DR

Année après année nos forces perdent de l’épaisseur, avec deux décrochages terribles sous les présidences Sarkozy et Hollande. Qui pourrait s’y opposer ? Il est impossible de prouver que leur volume est insuffisant pour les opérations somme toute modestes dans lesquelles elles sont engagées. Le modèle est donc celui d’une dissuasion nucléaire réduite mais maintenue, ce qui est parfaitement raisonnable, et d’un corps expéditionnaire à trois composantes – terre, air, mer – apte à mener à bien des engagements interarmées mineurs, mais incapable de conduire des opérations d’ampleur et même de protéger l’intégralité de l’espace national, qu’il soit terrestre ou maritime.


UN PROBLÈME DE VOLUME

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Le modèle qui vient d’être décrit n’a pas changé mais, pour leur part, les circonstances ont profondément évolué.

Il existe d’abord un problème de volume. Nous l’avons dit, nos forces conventionnelles ont d’ores et déjà un format inadapté à la montée des menaces et à la guerre qui vient. Les volumes qui peuvent être engagés à l’instant « T » sont certes à peu près appropriés à nos opérations courantes. Mais ils ne le sont pas du tout à celles que nous pourrions avoir à conduire dans un avenir, peut-être plus proche qu’on ne le pense. Elles manquent d’épaisseur pour être capables de faire face et de durer, d’encaisser le premier choc puis de rebondir afin d’assurer leur mission première de protection de la France et des Français.

Elles ne sont plus « résilientes » parce que la résilience suppose de l’épaisseur et qu’elles n’en ont pas ; or, la résilience est la vertu capitale des armées qui doivent continuer à opérer dans les pires conditions, lorsqu’autour d’elles plus rien ne fonctionne. Les armées doivent être dissuasives – cela dépasse de très loin la force nucléaire qui n’est qu’une composante du système de dissuasion globale – pour prévenir le danger mais être également capables de s’engager en force dans un conflit de haute intensité. Nous en sommes tellement loin que de simples adaptations incrémentales seraient irréalistes : il faut désormais changer d’échelle.

On peut jurer comme le ministre de la guerre de Napoléon III à la veille de l’infamante défaite de 1870 : « Nous sommes prêts et archi-prêts. La guerre dût-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats ». Ou encore affirmer haut et fort à l’instar du Président du Conseil Paul Reynaud en septembre 1939 (au moment où la France, malgré son armée inadaptée à la confrontation imminente, vient de déclarer la guerre à l’Allemagne) : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Ces déclarations tonitruantes ne remplacent ni la clairvoyance ni les efforts ; La France, inclinant aisément à la posture de l’autruche en ce qui concerne ses politiques militaires, doit s’en rappeler. Maintenant !


UN PROBLÈME DE MODÈLE

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Il y a ensuite ce problème de modèle. Les armées actuelles ont été construites à partir de 1996 sur la présupposition qu’il n’y avait pas, et qu’il n’y aurait pas, de menaces internes, et qu’elles n’auraient donc pas à s’engager sur le territoire national. Sauf à la marge. Dans ce cas, la ponction minime pratiquée sur les forces expéditionnaires n’en affecterait ni les capacités opérationnelles, ni l’entraînement. Ce postulat est faux désormais.

L’opération sentinelle, en France, mobilise quelques 10 000 hommes. Photo MinArm

D’abord parce que la menace terroriste, loin de s’estomper, a changé de nature. Elle s’est déployée sur l’intégralité du territoire national et pérennisée sous la forme de frappes individuelles imprévisibles. Cette situation conduit aujourd’hui les armées à immobiliser soit directement sur le terrain, soit en réserve immédiate ou stratégique, dix mille hommes environ. Ce prélèvement, bien qu’utile et légitime, diminue d’autant la capacité d’intervention externe. Mais surtout, en ce temps d’opérations extérieures permanentes, altère profondément la capacité à maintenir l’entraînement au niveau qu’exigent les opérations du moment, sans parler de celles, beaucoup plus violentes et massives, qui sont à venir.

Ensuite, on ne peut imaginer un conflit de haute intensité qui se contenterait d’être un affrontement de laboratoire, hors sol, entre deux forces de haute technologie, un moderne « combat des Trente ». Immédiatement, l’ensemble du territoire national serait affecté. Il deviendrait la proie d’attaques ponctuelles dans la profondeur et le terrain de crises humanitaires volontairement déclenchées par la cyber-altération des réseaux, voire la cible d’éventuelles agressions d’une « 5ème colonne » dont on aurait tort d’affirmer l’impossible émergence.


UN PROBLÈME DE FORCES

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Le gouvernement devrait assurer la défense aérienne et la défense maritime, mais également déployer sur de vastes zones des volumes de forces importants pour assurer l’ordre sur le territoire et la survie des populations, la sauvegarde des organes essentiels à la défense de la nation, le maintien de sa liberté et la continuité de son action.

Où trouverait-il ces volumes de forces ? Ils n’existent pas ! Deux solutions s’offriraient alors à lui. Ou bien effectuer des prélèvements importants sur le corps expéditionnaire et de ce fait, le rendre inapte à sa mission première alors qu’il n’est pas préparé pour une bataille de haute intensité (les armées de terre, de l’air et la marine ont commencé à « durcir » leurs entrainements). Ou bien « laisser tomber l’arrière », ce qui se traduirait à court terme par l’effondrement de l’avant. Pour sortir de ce dilemme, il faut adapter le modèle.

Dans une logique purement comptable, nous avions, pendant la Guerre froide, préféré faire l’impasse sur les forces du territoire en niant une menace pourtant avérée, celle des Spetsnaz, ces forces spéciales russes entraînées en nombre et que la doctrine soviétique prévoyait de déployer chez l’ennemi dès le début d’un conflit pour y assassiner les responsables et y semer le chaos et la panique. Notons au passage que ces forces d’élite existent toujours et qu’elles ont récemment fait merveille tant en Géorgie, en Crimée, en Ukraine qu’au Moyen-Orient.

Peut-on reconduire aujourd’hui la même tromperie ? Porter nos maigres forces au niveau qui leur permettrait de conduire efficacement leurs combats de haute intensité, sans se préoccuper du problème de l’arrière ? Autant imaginer qu’un boxeur peut se passer de ses jambes !


Nos forces doivent donc être rapidement restructurées autour de trois composantes : nucléaire, expéditionnaire « de haute intensité » avec leurs trois dimensions terre, air, mer, et défense opérationnelle du territoire. Seul ce système ternaire, coordonné avec les remarquables capacités complémentaires de la gendarmerie dans le domaine de la défense intérieure, est adapté à la réalité des menaces, donc à la dissuasion globale, à la résilience et à l’action. C’est possible, pour un coût minimal. Voici comment.


QUELLES FORCES, QUEL VOLUME, QUEL ÉQUIPEMENT ?

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Photo JPF

L’effet à obtenir est de déployer sur très court préavis des troupes suffisantes, organisées, sur un terrain reconnu afin de pouvoir quadriller, circonscrire, contrôler, éventuellement réduire, ou bien tenir jusqu’à l’arrivée de forces plus puissantes. Il faut donc des forces territoriales, connaissant parfaitement leur terrain (campagne et agglomérations), rustiques et robustes, autonomes, équipées d’un matériel performant mais sans sophistication inutile.

Le couple cavalerie légère/infanterie motorisée, accompagné de ses appuis organiques (artillerie, génie, transmission) est adapté à ces missions. Ces forces pourraient être regroupées soit en régiments interarmes, soit en régiments d’armes embrigadés, dotés de matériels performants mais rustiques, véhicules 4×4, mortiers, camionnettes et automitrailleuses en particulier. Il serait dans un premier temps raisonnable de disposer dès que possible du volume d’une demi-brigade à deux régiments et leurs appuis pour chacune des sept zones de défense et de sécurité. Elles seraient placées sous le commandement des officiers généraux de zone de défense et de sécurité (OGZDS) pour la conduite de la défense d’ensemble, les cinq zones ultramarines faisant l’objet d’adaptations locales. La force ainsi constituée serait, dans un premier temps, de l’ordre de la vingtaine de milliers d’hommes.

Le CENZUB (centre d’entrainement en zone urbaine) dans les camps de Champagne. On y a construit de toutes pièces un gros bourg avec immeubles pour entrainer l’armée de terre aux combats en ville. Photo JPF

D’OÙ PROVIENDRAIENT CES FORCES ?

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La solution la moins onéreuse serait, comme d’habitude en France, de faire appel à des réservistes locaux convoqués régulièrement pour entraînement. C’est parfaitement illusoire. Tous ceux qui ont vécu la chimère des régiments dérivés connaissent ce qu’ils coutaient en temps et en substance aux régiments dérivants. Ils savent que leur valeur opérationnelle était extrêmement faible, voire nulle, qu’ils étaient équipés de matériels le plus souvent parfaitement vétustes et que leurs tableaux d’effectifs étaient aussi indigents que leur entrainement. Par ailleurs, si haute intensité il y a, elle sera par nature brutale, foudroyante, ce qui est incompatible avec les délais de montée en puissance des régiments de réserve.

Méfions-nous, donc : la France a déjà trop souffert de sa croyance dans les réserves. En 1940, c’était « nous tiendrons ; en cas de percée allemande, il y aura une deuxième Marne ; nous nous rétablirons ; à l’abri de nos casemates, nous monterons en puissance avec nos réserves pendant un à deux ans avant de refaire du Foch jusqu’à la victoire ». Terrible illusion : le 24 mai 1940 à l’aube les chars allemands étaient devant Dunkerque, le 14 juin le gouvernement français était à Bordeaux, le 16 juin Philippe Pétain devenait président du Conseil. On connait la suite. Évacuons l’hypothèse.

 Ces forces de défense opérationnelles du territoire doivent être opérationnelles d’emblée, ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent être professionnelles. La France compte en général sur sa chance mais c’est un pari risqué. « Ce n’est pas moi qui ai gagné la bataille de la Marne, c’est Von Kluck qui l’a perdue » avouait le Maréchal Joffre. Il serait criminel de jouer à chaque fois le destin de la France sur la désobéissance d’un général ennemi …

On ne peut guère douter aujourd’hui que le rétablissement d’un service militaire volontaire, même limité à une quinzaine de milliers de recrues sélectionnées par an, trouverait un écho favorable à la fois dans le corps électoral et chez la jeunesse qui viendrait sûrement en nombre sous les drapeaux. L’exemple de la Suède est parlant. Prenant acte de la montée des menaces, la monarchie a non seulement décidé de gonfler ses dépenses de défense de 85% en 10 ans (2014-2025) mais elle a rétabli le service militaire en 2017. Celui-ci n’a rien d’obligatoire, mais fournit sans difficulté le complément de forces dont la Suède a besoin. Le coût est faible : chaque recrue reçoit 500 euros par mois plus une prime de 5000 euros à la fin du contrat.

Pour la défense du territoire, une force non professionnelle, mais disponible d’emblée, entrainée et aguerrie. Photo MinArm.

Sur les volumes évalués supra, cela ferait moins de 200 millions d’euros par an, auquel il convient d’ajouter le coût de l’encadrement d’active, celui de la vie courante, de l’entraînement et de l’équipement (dont une bonne part peut initialement venir des parcs stockés). Coût global : après un faible investissement initial, probablement entre 0,6 à 0,8 milliards d’euros par an, un coût modéré comparé au risque mortel de l’impasse sur cette assurance « défense dans la profondeur ». Les préposés aux finances n’auront aucune difficulté à préciser ces chiffres.

CE QUI COMPTE, C’EST LE SYSTÈME

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Le modèle proposé n’est pas glamour, il est juste nécessaire. Il ne permet pas de concevoir et construire de superbes programmes d’armement de haute technologie. Il permet juste que ceux que nous possédons soient utiles, que nos superbes forces expéditionnaires puissent conduire leur mission sans qu’à la moindre alerte on prélève sur leur chair les besoins nécessaires sur le territoire, qu’elles puissent gagner la nouvelle « bataille de l’avant » sans que celle de l’arrière soit automatiquement perdue.

Il ne s’agit pas non plus d’une armée « à deux vitesses ». Le slogan en sera vite brandi bien sûr. De même que l’argument du coût qui détournerait dangereusement, au profit d’un combat sale et rustique, des budgets indispensables pour rester dans la course, de plus en plus onéreuse, aux technologies dernier cri.

Ce qui compte, ce ne sont pas les éléments, c’est le système. A quoi serviraient une marine remarquable, mais condamnée à trouver sa fin à Mers el Kébir ou à Toulon, une force aérienne de tout premier plan, mais obligée de se réfugier sur des plateformes ultramarines, une armée de terre fantastique mais sans arrière pour s’y régénérer ?

Notre superbe armée, capable chaque jour du meilleur, doit changer d’échelle : c’est le premier pas. Le second est d’adopter un nouveau modèle adapté à la réalité de la menace et d’assurer, par des forces d’active, conséquentes et robustes, la défense dans la profondeur. Sortons la tête du sable avant que la vague ne déferle !

 

Lire : "OPERATION Ronces 1 & 2" et le "Le Septième scénario" (JMR)

 

Cet article vient d’être publié dans le numéro 837- février 2021 de la Revue Défense nationale.
La RDN est répertoriée dans la rubrique Revues et Lettres de la « Communauté Géopolitique, Économie, Défense et Sécurité » d’ESPRITSURCOUF
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(*) Vincent Desportes
Après une carrière opérationnelle qui l’a conduit à exercer des commandements multiples, Vincent Desportes s’est orienté vers la formation supérieure, la réflexion stratégique et l’international. Dans ce cadre, il a notamment exercé aux Etats-Unis entre 1998 et 2003. Après deux années au sein même de l’US Army (il est diplômé du War College), il a été attaché militaire à l’ambassade de France à Washington. De retour en France, il a été nommé Conseiller défense du Secrétaire général de la défense nationale avant de prendre la direction du Centre de doctrine d’emploi des forces; pendant trois ans. Il y a été responsable de l’élaboration des stratégies et du retour d’expérience de l’armée de terre. De 2008 à 2010, il a dirigé l’École de Guerre. Ingénieur, docteur en histoire, diplômé d’études supérieures en administration d’entreprise et en sociologie,  Grand Prix 2016 de l’Académie française, Vincent Desportes a publié de nombreux ouvrages de stratégie et de praxéologie. Directeur de la collection « La pensée stratégique » chez Nuvis, professeur des universités associé à Sciences Po Paris, il enseigne la stratégie dans plusieurs grandes écoles, dont HEC.
 Dernier ouvrage « ENTRER EN STRATÉGIE », Laffont, Paris, Janvier 2019 présenté dans la rubrique LIVRES du numéro 127 du 16 décembre 2019  


La conscription en Europe

...par Johann Airieau - Le 25/05/2021.

 

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L’article du général Desportes, 
« Reconstruire la défense du territoire » (ESPRITSURCOUF n°158 du 28 février), a remis en lumière la conscription. Comme la France, de nombreux pays européens ont « oublié » le service militaire. L’auteur constate que la dégradation des relations internationales provoque un retour de balancier. L’appel aux citoyens pour défendre leur pays semble revenir dans l’actualité
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Selon le département de sciences politique de l’université de Lund (Ingesson 2017), la conscription est l’enrôlement forcé de civils dans le but de réaliser un service militaire.  Traditionnellement, elle marque l’appartenance d’individus à une communauté nationale. Les citoyens ont alors le privilège de défendre leur patrie. La conscription n’a souvent visé que les hommes, excluant ainsi la moitié des citoyens d’une classe d’âge.

Moyen populaire de levée d’armées dans l’Antiquité, ce système est réapparu dans l’histoire récente en 1793 en France, à l’heure de la « Patrie en danger ». Menacée dans son existence, la France révolutionnaire a procédé à une levée en masse,  non sans susciter des heurts dans l’ouest du territoire, afin de rassembler des troupes pour repousser la Première Coalition.

ÉVOLUTIONS

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La plupart des pays européens ont introduit un moyen de conscription au cours du XIXe siècle. En se développant, cet outil militaire a changé les échelles des conflits aux XIXe et XXe siècles. Cependant, depuis la fin de la Guerre Froide, les puissances européennes semblent s’en désintéresser. La chute de l’Union soviétique et la dissolution du Pacte de Varsovie ont fait disparaître la menace du grand conflit qui pesait sur les pays d’Europe.

Image d’un autre temps. Les jeunes gens reconnus aptes par le conseil de révision sont désormais des conscrits. Photo DR

L’évolution de la guerre a également changé la donne : il est loin le temps de l’infanterie de ligne. Désormais la guerre est nucléaire et tournée vers les nouvelles technologies. Le soldat ne doit plus seulement être discipliné, mais savoir manier des armements de plus en plus sophistiqués et faire appel à des savoir-faire de plus en plus complexes sur le champ de bataille. La concurrence devient ardue pour les unités de conscrits avec la professionnalisation toujours plus poussée dans la plupart des armées en Europe.

Bien souvent, on rechigne à envoyer des appelés lors d’opérations extérieures (OPEX). Ce sont alors des soldats professionnels qui se chargent de ces missions « dangereuses », hors du territoire national. C’est aussi dans une logique d’économie des moyens de défense, permise par Washington à travers l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), que plusieurs pays européens ont suspendu ou limité leur conscription.

ENTRE MOTIVATIONS ET RÉTICENCES

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Il existe, d’après le site du Bureau Européen de l’Objection de Conscience, 15 pays en Europe qui pratiquent la conscription. Du sud au nord en tournant par l’est : la Grèce, Chypre, la Moldavie, l’Ukraine, la Biélorussie, la Russie, la Finlande, la Norvège, la Suède, le Danemark, la Lituanie, l’Estonie, l’Autriche, la Suisse et la France.


Cette dernière a suspendu (et non pas aboli) la conscription en 1997. Mais depuis deux ans, on a commencé à y rétablir un service national, baptisé service national universel (SNU). Le projet est actuellement en sommeil, en raison de la pandémie.

On constate que la plupart des pays pratiquant la conscription se trouvent en Europe de l’est et du nord. Cela tient évidemment, non seulement aux traditions militaires et populaires de ces pays, mais aussi à l’attitude de la Russie, qui ne leur donne pas l’occasion de baisser la garde. Le nombre de troupes régulières russes est sujet à débat. Les forces armées russes pouvaient compter entre 850 000 et 1 013 000 soldats suivant les estimations en 2017. La catégorie la plus représentée serait celle des engagés contractuels, formant avec les conscrits le gros des forces militaires.

Il y a un lien apparent entre tensions géopolitiques et présence ou non d’un système de service militaire. C’est donc le cas avec la Russie en Europe de l’Est et c’est le cas avec la Turquie, face à la Grèce et à Chypre : la conscription est appliquée dans les pays de ces zones.

LA SUISSE, SOCIÉTÉ MILITARISÉE

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Cas emblématique, la Suisse maintient contre vents et marée son système de service militaire. Le point de vue helvétique est bien particulier : État neutre, les armées, organisées sous forme de milices, sont garantes de cette neutralité et de la défense du territoire. Ce type d’organisation est un élément capital dans la culture suisse : Différents systèmes de milices (politiques, pompiers, militaires, associatifs…) coexistent dans la société.

L’armée suisse en rase campagne. On voit que le masque fait partie du paquetage. Photo Pixabay

L’armée est une institution centrale dans la vie des Suisses, les conscrits, citoyens masculins aptes, mènent ainsi de front leur vie civile et leur carrière militaire jusqu’à l’âge limite de service (qui varie selon les grades). L’armée suisse comptait plus de 140,000 soldats en 2020, 9 000 seulement étaient des militaires professionnels « à temps plein ». Le service est également ouvert aux Suissesses sur la base du volontariat.

Ce système ne souffre que de peu de contestations. D’après un sondage de 2013, plus de 70% des Suisses ont refusé d’abolir la conscription, malgré un environnement privilégié, car sans adversaire. Les traditions nationales pèsent donc de tout leur poids dans ce pays où le service militaire fait partie de la vie de tous les jours et touche presque tous les hommes. L’abolir serait une petite révolution. Cependant, une certaine inertie est caractéristique de cette institution, notamment en ce qui concerne l’égalité des sexes devant la conscription, ce qui constituera sans doute l’objet de futures réformes.

EUROPE DU NORD, UNE « DÉFENSE TOTALE »

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En 2021, le Danemark, la Norvège, la Suède et la Finlande ont recours à la conscription. Ces pays perfectionnent également un système de « défense totale », alliant monde civil et militaire pour défendre leur territoire et développer la résilience de leur société. La Norvège et la Finlande ont une frontière terrestre avec la Russie, la Suède est en concurrence avec ce même pays en mer Baltique. Le comportement russe depuis 2014 et la crise en Crimée contribue à créer des tensions dans cette région et à en inquiéter les pays.


La Norvège utilise la conscription comme ciment national, garante de la défense du territoire. L’utilisation de conscrits vise à faire de la défense territoriale, et non à combattre à l’étranger. Le pays perpétue cet outil en le modernisant par l’intégration des femmes. Il s’agit du premier pays au monde à prendre cette décision, qui. montre l’importance de la conscription dans la vie civique en Norvège et la pérennité d’une institution alors même que d’autres alternatives existent.

La Suède a une longue tradition historique d’utilisation de conscrits. Nation neutre du début du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 2000, elle a aboli la conscription en 2010 pour avoir une armée entièrement professionnelle. Elle a fait machine arrière en 2017 au vu des tensions avec la Russie. La conscription a donc été réactivée pour les hommes et les femmes dans une logique de dissuasion et de résilience, la Suède utilisant la doctrine de « défense totale ». La coopération avec l’OTAN a également été renforcée grâce à des exercices militaires. Ce lien est vital pour la Suède, étant donné le fait qu’elle n’est pas membre de l’alliance.
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Une section d’infanterie suédoise embarque à bord d’un Black-Hawk. La Suède a rétabli la conscription en 2017. Photo André Bour

La situation de la Finlande est extrêmement précaire vis-à-vis de la Russie en raison d’une frontière terrestre partagée sur plus de 1000 kilomètres. La Finlande utilise un système de conscription pour compléter ses effectifs militaires et protéger son territoire. La conscription touche la plupart des hommes d’une classe d’âge. Elle diffère en durée en fonction du grade et de la spécialité. Après leur service, les conscrits sont intégrés aux forces de réserves qui permettent de renforcer les forces d’active, mais également d’avoir une société civile mieux préparée en cas de conflit.

De ces trois pays du Nord, seule la Suède, qui n’a pas de frontière terrestre avec la Russie, a aboli temporairement sa conscription. Il est clair qu’en plus des traditions nationales, c’est la politique étrangère russe qui pousse ses voisins à maintenir un système de conscription à des fins défensives.

Le même cas de figure s’applique aux Pays baltes. Anciennes républiques de l’Union soviétique, ces pays sont aujourd’hui membres de l’OTAN et sur la défensive. L’Estonie a maintenu un système de conscription de façon continue, la Lituanie a rétabli la sienne en 2015 après l’avoir abolie en 2009.

La Lettonie est différente. Il s’agit du seul pays balte à ne pas pratiquer la conscription. Cependant, il se prépare, comme les pays nordiques, par une stratégie de « défense totale » alliant toute la société. Cela se rapproche d’un « service » civique, notamment par la dimension d’investissement des citoyens : les Lettons suivent ainsi des enseignements particuliers à l’école, et sont encouragés à s’impliquer dans la défense du pays pour augmenter sa résilience.

RETOUR EN ARRIÈRE, OU RENOUVEAU

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Le cas le plus intéressant en Europe de l’Est est l’Ukraine. Ce pays avait également aboli sa conscription, en 2012. Elle a été rétablie en 2014 à cause du conflit à l’est de son territoire et la tension qui perdure avec Moscou. Cet exemple est le plus révélateur quant au rôle dissuasif qu’ont toujours les conscrits.

En Europe du Sud, les tensions territoriales entre la Grèce et la Turquie se sont accentuées en 2020. La Turquie revendique des eaux territoriales grecques, ce qui a provoqué une escalade entre les deux pays. C’est dans ce contexte que la Grèce évolue : elle se réarme et étend son service militaire de 9 à 12 mois. Cette situation est à placer dans un long historique de tensions entre ces deux pays. La situation est néanmoins particulièrement épineuse, la Grèce et la Turquie étant membre de l’OTAN, leur antagonisme peut affaiblir la crédibilité de l’alliance atlantique.

La conscription se maintient donc et renait en Europe, alors même que la tendance est à l’armée de métier et à la spécialisation. Les traditions nationales, les crises et la présence d’un voisin qui ne respecte plus les conventions internationales poussent un pays à rappeler ses conscrits. La conscription n’est donc pas enterrée, comme certains aimeraient à le penser. Elle a encore sa place au XXIe siècle, avec des doctrines complémentaires, telle la « défense totale ».

Cependant, de nombreux défis restent à surmonter quant aux services militaires, comme l’intégration des jeunes femmes. Quoi qu’il en soit, le contexte international pourrait forcer certains États européens à faire machine arrière et à réinventer la conscription. Cela pourrait changer la vision du contrat social et proposer une nouvelle alternative crédible à la vision de la citoyenneté au XXIe siècle.

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Johann Airieau (*)
Journaliste-stagiaire chez ESPRITSURCOUF

 

(*) Johann AIRIEAU est diplômé d’une licence d’histoire de l’Université Lumière Lyon 2, dont une année a été réalisée à l’Université de Virginie. Il est actuellement étudiant en master de relations internationales aux Hautes Etudes Internationales et Politiques et réserviste dans l’Armée de Terre. Il est stagiaire chez ESPRITSURCOUF. Passionné par l’histoire militaire et les sujets de défense, il travaille sur un mémoire portant sur le service national contemporain en France et en Suède. L’objectif de sa recherche est de mettre en lumière les menaces auxquelles sont exposés ces deux pays européens, nécessitant pour les combattre l’établissement d’un SNU en France et le rétablissement du service militaire en Suède.

 

NB :

La conscription, concept de la "Nation en arme", est un pilier essentiel de la dissuasion.

En revanche, la dissuasion nucléaire n'est efficace qu'en fonction de la force de caractère et de la crédibilité internationale d'un seul homme : La Président de la République.

JMR

L’Armée de Terre envisage la création d’unités « territoriales » de réservistes opérationnels

par Laurent Lagneau · 6 mai 2023

Comme annoncé l’an passé par le président Macron, le projet de programmation militaire [LPM] 2024-30 prévoit de doubler le nombre de réservistes au sein des armées, avec l’idée de les considérer comme des militaires à part entière.

« La mise en œuvre des pivots stratégiques et la déclinaison des nouvelles priorités conduisent à atteindre la cible en effectifs du ministère en 2030 à 290’000 militaires [dont 210’000 militaires d’active et 80 000 réservistes opérationnels] et 65’000 civils. A l’horizon 2035, le renforcement du modèle RH des armées se poursuivra pour atteindre le ratio d’un réserviste opérationnel pour deux militaires d’active », est-il en effet avancé dans le texte.

« Je considère que les forces de réserve sont dans le format [des armées] et je pense que notre victoire sera d’ailleurs le jour où l’on dira : « il y a 300’000 militaires dans ce pays, dont 100’000 réservistes' », a ainsi affirmé Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, lors de son dernier passage devant la commission sénatoriales des Affaires étrangères et de la Défense, le 3 mai.

Évidemment, cette ambition au sujet des réserves va poser plusieurs défis, à commencer par celui du recrutement. Ensuite, il faudra former et, surtout, équiper les nouveaux réservistes… Enfin, les soutiens devront également évoluer étant donné que le Service de santé des Armées [SSA], pour ne citer que lui, aura une charge de travail supplémentaire, ne serait-ce que pour faire passer les visites d’aptitude médicale.

Pour rappel, la réserve opérationnelle est organisée selon deux niveaux : le RO1, qui réunit les volonaires ayant signé un engagement à servir dans la réserve, et le RO2, qui concerne les anciens militaires soumis à une obligation de disponibilité de cinq ans après avoir quitté l’uniforme. Seul le premier niveau sera renforcé dans le cadre de la LPM 2024-30.

Ainsi, l’armée de Terre verra le nombre de ses réservistes « RO1 » passer de 24’000 à 50’000… alors que, dans le même temps, elle ne recrutera « que » 700 engagés de plus [sur les 6000 postes devant être ouverts sur la période 2024-30]. Et, pour son chef d’état-major [CEMAT], le général Pierre Schill, cela suppose de « changer de paradigme ».

Pour le CEMAT, qui s’en est expliqué lors d’une récente audition à l’Assemblée nationale [le compte-rendu vient d’être publié, ndlr], il sera ainsi question de différencier les réservistes opérationnels selon deux catégories.

« La première viendra en appui de la force opérationnelle terrestre [FOT]. Elle sera composée de compléments individuels ou de véritables unités adossées à des régiments », a avancé le général Schill. « Son objectif sera de faire le même métier que les unités de la FOT et, ce faisant, d’aider celle-ci à mieux remplir ses missions – franchissement, logistique –, ou d’apporter un complément, par exemple en assurant la protection des postes de commandement [PC], a-t-il expliqué.

Quant à la seconde, a-t-i poursuivi, elle sera « conçue d’emblée comme territorialisée et assurera des missions de protection, d’appui aux populations, de soutien aux forces de sécurité intérieure, dans un périmètre local ou régional qui reste à définir ». Son contours n’a pas encore été arrêté. « Elle pourrait être composée d’une partie des régiments existants, ou bien d’unités nouvellement créées, qui seraient implantées de préférence dans des ‘déserts militaires’ où se trouvent des jeunes susceptibles de s’engager sous les drapeaux pour trois à six mois », a dit le général Schill.

En effet, il est aussi question pour l’armée de Terre de proposer un projet de « volontaires du territoire national », qui permettre à des jeunes de servir sous les drapeaux pendant trois ou six mois. Et cela afin de pouvoir déployer au cours de la LPM « deux bataillons et quatre compagnies outre-mer », a précisé le CEMAT.

 

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Le problème majeur de ce projet est qu'il repose sur des réservistes...volontaires, sympathiques, gentils...et tout et tout... mais pas vraiment disponibles...si ce n'est dans des délais incompatibles avec la fulgurance d'une attaque du territoire avec des moyens modernes.
En outre, on retombe dans les problèmes d'instruction, d'entraînement, donc de valeur opérationnelle.
Bien que je sois pas souvent d'accord avec le Gal. Desportes, je pense que sa solution présentée ci-dessus est plus efficace...et pas plus coûteuse...car les soldats sont volontaires, disponibles 24/24, 7/7 dans leur casernes prêts à....
En outre, le contrat, même si c'est un contrat minimum d'un an, permet de les amener à un niveau opérationnel correct.
Certes, le mieux serait des contrats de 18 mois à deux ans.
On peut même imaginer de les faire revenir régulièrement pour des périodes d'entretien...
L'idéal serait que chaque région lève ses propres bataillons...Je rêve, pour changer !
Tout ça semble trop simple...et trop efficace.
JMR
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