Notre armée en route vers le "big crunch"

...par le Col. Michel Goya - 14/06/2017.

Résumé et adaptation d’un article paru dans 

Défense et sécurité internationale n°128, mars-avril 2017.

 

Le cycle électoral primaires-présidentielles-législatives suivi depuis 2008 d’un cycle spécifique Livre blanc-préparation de la loi de programmation militaire (LPM) constitue désormais l’arc bisannuel au sein duquel les questions de défense sont examinées en France pour aboutir à des engagements budgétaires qui sont ensuite immédiatement soumise à la double pression du ministère des finances qui s’efforce de grignoter autant que possible les moyens de faire la guerre et celle des évènements qui pousse à modifier plus radicalement mais de manière imprévisible les choix effectués. Le cycle actuel ne déroge pas à la règle.

 

Le cœur du problème budgétaire de nos forces armées réside dans le maintien des grands programmes d’équipements lancés à la fin des années 1980 et au début des années 1990 alors que le budget de la défense était, en euros constants, maintenu à celui de 1982 + ou - 10 %.

Comme ces nouveaux matériels coûtaient unitairement entre deux et huit fois ceux qu’ils remplaçaient, ce gel des dépenses ne pouvait que provoquer une crise de financement. Cette crise a été gérée à la « petite semaine », c’est-à-dire d’une année sur l’autre et sans décision courageuse (financer réellement ou abandonner). On a commencé par réduire les commandes, ce qui a permis de réduire les dépenses immédiates mais au prix d’une augmentation très sensible des coûts unitaires. On aura donc moins d'équipements que prévus mais pour sensiblement le même coût total, voire même parfois supérieur, mais à très court terme les gouvernements ont pu faire de petites économies.

 

Le cycle 2007-2009 avait tenté de sauver ces programmes en sacrifiant 54 000 de ceux qui les utilisaient. Ce choix se trouvait cependant et presque immédiatement contredit par la crise financière mondiale (dont aucun prémisse n’apparaissait dans aucune réflexion de la période électorale jusqu’à la publication du Livre blanc). Au bilan, jusqu’en 2012 on a supprimé 40 000 postes et imposé des réformes organisationnelles catastrophiques sans résoudre aucunement le problème. Le cycle suivant, de 2011 à 3013 actait pour la première fois le franchissement du plancher des 35 milliards d’euros plus ou moins 10 %, ramenant le budget de la défense, en monnaie constante, à celui des années 1970. Pour faire bonne mesure, les commandes d’équipements étaient encore réduites mais on ajoutait une nouvelle facture de 24 000 postes à supprimer.

 

Comme si cela ne suffisait pas, cette LPM 2014-2019 de déclin était à peine votée que Bercy s’efforçait de la réduire encore. Il avait alors fallu la menace de démission du ministre et des chefs d’état-major d’armées pour provoquer l’intervention du Président de la République et repousser l’offensive de Bercy. Ce coup d’arrêt n’était que temporaire et il a fallu l’action des frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly en janvier 2015, pour voir un léger reflux. L’action spectaculaire de trois salopards avaient ainsi plus d’influence que celle du ministre, des chefs d’état-major et de tous ceux qui alertaient depuis des années sur l’effondrement en cours de nos forces armées. Le Président de la République s’engageait alors à ce que le budget de l’année du ministère de la défense soit intégralement respecté (ce qui démontrait que ce n’était pas forcément le cas) et la LPM était légèrement modifiée. La mesure la plus spectaculaire était la « réduction de la déflation » des effectifs mais pour le reste les modifications de la LPM était faibles (+ 3 % de budget sur cinq ans et pour l’essentiel après 2017).  

 

Si l’hémorragie en hommes et femmes avait alors été enrayée (mais pas terminée), celle des matériels se poursuivait allègrement vers le « big crunch », ce point final de la contraction. On a tellement renâclé à prendre des décisions courageuses qu’on se retrouve désormais avec trois couches d’équipements également coûteux : ces mêmes programmes des années 1980-1990 dont on ne sait plus s’il faut les qualifier de « modernes » et donc on s’aperçoit qu’ils sont également beaucoup plus coûteux à faire fonctionner que leurs prédécesseurs ; les matériels anciens qu’il a fallu maintenir en état plus longtemps que prévu (ravitailleurs, aéronefs de transport, véhicule de combat, etc.) alors qu’ils ne sont plus soutenus par des industriels qui ne les fabriquent plus depuis longtemps ; les nouveaux équipements enfin, comme les sous-marins nucléaires lanceurs d’engin de troisième génération à plusieurs milliards d’euros/pièce, qu’il faudra bien payer dans quelques années.

 

Devant l’incapacité de tout financer, notre arsenal fond. La seule armée de terre dispose désormais de six fois moins de chars, quatre fois de pièces d’artillerie et deux fois moins d’hélicoptères qu’à la fin de la guerre froide. Les nouveaux équipements sont certes plus performants que les anciens mais quand on perd, comme pour l’année 2015, 452 véhicules de l’avant-blindé (VAB, contemporain de la Renault 16) pour ne gagner que 21 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), la balance n’est pas franchement favorable. Ajoutons, pour l’armée de terre, une politique de centralisation dans les grands parcs de stockage où les matériels s’usent à force de ne pas être utilisés et s’usent encore plus lorsqu’ils le sont par des personnels « non propriétaires », moins compétents en maintenance et surtout agissant dans des théâtres extérieurs bien moins cléments que le centre de l’Europe pour lequel tous ces matériels ont été conçus. On pourrait évoquer aussi, pour tous, l’étrange nécessité pour des équipements de combat de respecter de très tatillonnes normes de sécurité européennes et civiles ou encore les contrats de partenariat complexes avec les industriels et il faut retirer encore un bon tiers de matériels indisponibles à cet arsenal déjà déclinant.

 

Au bilan, si on est encore capable de gesticuler en déployant 7 à 10 000 soldats dans les rues de France, on est désormais obligé de compter en dizaines et parfois en unités dès lors qu’il faut engager des matériels majeurs au combat. Déployer sur la durée une vingtaine d'avions de combat et une dizaine d'hélicoptères d'attaque semble déjà représenter pour certains une performance. Dans l’état actuel des choses, il n’est même sûr que l’on soit encore capable de réaliser un engagement équivalent à celui de l’opération Daguet dans le Golfe en 1990 (58 aéronefs, 130 hélicoptères, 40 chars de bataille, 42 canons de 155 ou mortiers de 120 mm) alors que ce déploiement qui n’engageait alors que des unités professionnelles avait brillé par sa modestie, reléguant les forces françaises (renforcées par les Américains) à une mission secondaire de couverture.

 

Non seulement on a désormais, et malgré la professionnalisation complète, moins de soldats professionnels qu’à l’époque mais nous sommes plus capables de déployer autant de matériels. Il n’est même pas certain que l’ensemble des forces armées françaises d’aujourd’hui malgré ses nouveaux équipements seraient capables de vaincre celles de 1990 si elles combattaient en France. Pour une dépense budgétaire totale d’environ 900 milliards d’euros, dont au moins 200 milliards consacrés aux équipements, entre 1990 et aujourd’hui, le bilan est maigre, signe que nous sommes entrés depuis longtemps dans le régime de « cavalerie » décrit par Hyman Minsky où le budget, même inchangé, ne suffit plus en maintenir en état les choses. Significativement, durant le même temps, le « contrat opérationnel majeur » (ce qui est demandé aux armées de déployer pour faire face à un engagement majeur) a été divisé par trois. Cela a suffi à diminuer très nettement le nombre d’adversaires que la France pouvait vaincre seule, car bien entendu cette perte permanente de substances laisse apparaître des trous que l’on ne peut compenser qu’en faisant appel à d’autres, aux Américains en particulier. L’effondrement matériel que nous connaissons a aussi pour effet collatéral une perte d’indépendance.

 

A force de politique à très court terme, le « manque à payer » pour financer définitivement tous les programmes en cours reste de l’ordre de 40 milliards d’euros, quasiment identique depuis dix ans. Si on veut sortir de cette crise rampante, il n’est effectivement guère d’autres solutions que de faire un effort très conséquent en matière d’investissements, en urgence et maintenu sur une dizaine d’années. Cet effort financier doit être soutenu par un effort parallèle de volonté pour résister à la tentation de revenir dessus. Il faut admettre en parallèle de cet effort que dans un pays engagé dans des opérations de guerre le budget de la défense puisse souffrir de quelques dérogations et qu’il est peut-être sain que des états-majors dépensent plus d’énergie à lutter contre la guérilla de l’ennemi que contre celle du ministère des finances.

Si on veut que les armées soient plus efficaces, il faut en finir avec des budgets pour les opérations extérieures financés au tiers de ce qui pourrait être raisonnablement anticipé, en finir avec les « gels » et « séquestrations » de crédits, artifices destinés à ne pas fournir aux armées même pas forcément ce dont elles ont besoin mais simplement ce qui a été voté.

Il ne sert à rien d’annoncer une augmentation de l’effort de défense à 2 % du PIB si on accepte que cet effort soit grignoté en parallèle. Plus que tout autre, le budget de la défense est un objet stratégique et non comptable. Il serait contradictoire de continuer à vouloir toucher les « dividendes de la paix alors que nous sommes en guerre.

 

Michel Goya 

Source : https://lavoiedelepee.blogspot.fr/2017/06/notre-armee-en-route-vers-le-big-crunch.html?m=1

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