Ukraine : Une guerre non provoquée, vraiment ? (partie 1)
Source : Stratpol - Par Jean-Pierre Bensimon - Le 19/03/2023.
Pourquoi Joe Biden avait-il tellement besoin d’une guerre en Europe centrale ? Voila une question incongrue.
Dans la guerre d’Ukraine, il y a un agresseur et un agressé.
C’est la formule imprimée dans l’écrasante majorité des cerveaux sur les deux rives de l’Atlantique nord.
L’image des troupes russes pénétrant en Ukraine le 24 février 2022, par le Nord, le Sud et l’Est, en fait une vérité irréfutable. C’est aussi l’argument principal
qui légitime, coté occidental, de répondre à cette « invasion injustifiée et non-provoquée » par des sanctions inédites, par la mise au ban des nations, et demain par
« une défaite stratégique ».
L’opération militaire russe a-t-elle surgi du néant ou a-t-elle un passé ? Était-elle vraiment non provoquée ? Tout est là. Quand on pense la
guerre en cours, il suffit d’ouvrir le champ de la lunette pour que le tableau se complique et que la pensée binaire peine à rendre la réalité. Or, comprendre l’engrenage qui a mené en un an
d’escalade au seuil d’un face à face direct entre les puissances nucléaires majeures de l’époque impose d’aller au-delà des écrans de fumée de la communication de guerre.
C’est pourquoi il faut identifier objectivement les motifs et les attentes des principaux protagonistes que sont la Russie et les États-Unis, à partir des
invariants de leur doctrine stratégique.
Comment les Russes expliquent-ils leur opération militaire spéciale ?
Parmi les « lignes rouges » et les mises en garde du régime russe à l’endroit des Occidentaux, on retient quatre motifs susceptibles de pousser les Russes
à entrer en Ukraine le 24 février 2022 :
1) D’abord, Moscou avance le motif d’assistance aux populations des républiques de Donetsk et de Lougansk visées par une offensive imminente. Ce fût pour eux
l’urgence principale. L’armée de Kiev est alors concentrée dans le Donbass depuis des semaines. Dès le 15 février ses
bombardements de plus en plus intenses sont dûment enregistrés par l’OSCE. Il y a sur place des unités d’infanterie, de blindés, d’artillerie et de génie prêtes au combat. Deux offensives du
même genre, impliquant aviation, chars, et infanterie, avaient été lancées par le régime en 2014 et au début de 2015. En février 2022, la suite naturelle de l’écrasement des deux républiques
serait suivie par la conquête de la Crimée, porte d’entrée de la Russie dans les mers chaudes, annexée en 2014.
2) A partir de là, Kiev substitue une opération militaire à la solution coopérative de Minsk (2014/2015). Le règlement négocié entre les autonomistes et le
gouvernement sous le nom d’accords de Minsk a été ratifié par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Il stipule que des éléments d’autonomie culturelle et linguistique seront accordés aux populations
du Donbass, au sein de l’Ukraine, moyennant une réforme de la constitution ukrainienne. Tout vient d’une loi adoptée par la Rada le lendemain du coup de Maïdan de février 2014, proscrivant
l’usage du russe dans l’administration et l’enseignement.
Ainsi les autonomistes russophones auraient leur place en Ukraine, préservant l’unité politique et territoriale du pays. Les parties signataires de l’accord étaient
les autonomistes et le gouvernement de Kiev ; la Russie, la France et l’Allemagne en étant les garants. Comme l’ont déclaré publiquement, Mme
Merkel, M.
Hollande, le président ukrainien de l’époque Petro
Porochenko et l’actuel Volodimir
Zelensky, pour les Occidentaux comme pour Kiev, il n’a jamais été question d’appliquer ces textes pourtant exécutoires après leur validation par l’ONU. La négociation de Minsk avait en fait
servi à bloquer l’offensive victorieuse des autonomistes en 2015 et à donner du temps à Kiev pour préparer une armée en mesure de régler par les armes le problème du Donbass.
Mi-février 2022, une fois la dernière offensive ukrainienne déclenchée, la Russie a beaucoup hésité avant de décider que cette fois, elle ne pouvait pas ne pas
intervenir militairement pour protéger les Russes de souche et sauvegarder son contrôle sur la Crimée. La solution juridique consista à reconnaitre l’indépendance des deux républiques et de
passer avec elles un traité d’assistance justifiant l’intervention russe.
3) Le troisième motif de l’entrée en guerre des forces russes est le refus catégorique de Moscou de voir s’installer un État hostile membre de l’OTAN –
l’Ukraine – à sa frontière la plus sensible. Cet État pourrait, comme en Roumanie et en Pologne, abriter des bases américaines de missiles capables de frapper Moscou en quelques minutes. En
effet, Washington a déjà implanté en Roumanie et en Pologne, dans le cadre de l’OTAN, des systèmes mixtes de missiles anti-missiles et de missiles de croisière possiblement nucléaires (Aegis
Ashore sur lanceurs Mk 41). Ces engins mettraient actuellement une trentaine de minutes pour frapper Moscou et l’arsenal stratégique russe. Implantés à Kharkov, sur des lanceurs hypersoniques, le
délai serait réduit à 5 à 7 minutes. Moscou n’aurait pas le temps de distinguer entre missiles anti-missiles et missiles de croisière nucléaires. Tous les mécanismes de la dissuasion seraient
alors annulés, ne laissant pas aux Russes d’autre choix que la contre-frappe nucléaire. Par ailleurs les missiles de « décapitation » américains dédiés aux cibles humaines, les
États-majors politiques et militaires, devraient figurer dans la panoplie déployée sur les bases otaniennes, accroissant encore la vulnérabilité de la Russie.
4) C’est pour cela qu’elle a tant réclamé à la nouvelle administration Biden, dès son installation, la négociation d’un accord global sur l’architecture de
sécurité européenne. Il fallait combler les failles béantes du dispositif actuel. Biden leur a systématiquement opposé des refus ou des réponses dilatoires. Le 17 décembre 2021, les Russes ont
proposé non plus une conférence mais deux
traités dûment rédigés pour ouvrir enfin le débat. Ils ont été écartés d’un coup de plumeau fin-janvier.
Dans le tableau de l’immédiat avant-guerre, il faut aussi prendre en compte les facteurs psychologiques. Selon l’historienne Annie Lacroix-Riz, l’Ukraine représente
pour les Russes, ce qu’est non pas l’Alsace-Lorraine mais l’Île-de-France pour les Français. La voir devenir un pays radicalement hostile et le tremplin d’une agression possible était pour eux
intolérable, et cela a sans doute contribué indirectement à convaincre Poutine de franchir le Rubicon.
L’extension de l’OTAN n’était pas en soi un motif de guerre pour le Kremlin. Les Russes distinguent dans ce qui fut le glacis de l’union soviétique, les anciens
pays du Pacte de Varsovie et les pays issus de l’explosion de l’Union soviétique en 1991, plus proches d’eux. Et parmi ces ex-membres de l’Union soviétique, ils sont particulièrement attentifs
aux politiques des pays ayant fait partie de l’ex-empire tsariste, entrés dans l’Union dès le début des années 20, qui se sont séparés en 1991. Ce sont l’Ukraine, le Belarus et la Géorgie, les
tampons stratégiques de l’ouest et du sud-ouest du pays. Pour la Russie, l’entrée de la Roumanie ou de la Pologne dans l’OTAN est une chose, celle de l’Ukraine ou de la Géorgie en est une
autre.
La volonté américaine d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN dès 2008 était donc vécue comme très hautement provocatrice ; les Américains le savaient
parfaitement. les Français et les Allemands aussi, et c’est pour cela que Merkel et Sarkozy avaient obtenu à ce moment-là de retarder leur adhésion.
La question de la sécurité européenne et celle des missiles anti-missiles ne pouvait se traiter aux yeux du Kremlin autrement que par des négociations. Mais le
refus net de la nouvelle administration américaine créait un climat de tension extrêmement élevé. Du point de vue russe, les choses ne pouvaient en rester là. D’autant que depuis 2001 les
États-Unis se retiraient des principaux traités internationaux de limitation des armements ABM, Open Skies, INF, portant sur les missiles, les anti-missiles et les têtes nucléaires.
L’architecture du désarmement élaboré progressivement dès 1968, était démantelée. Seul demeurait valide jusqu’en 2026 le traité New Start. Il a été suspendu par la Russie le 21 février 2023 car
les États-Unis demandaient à inspecter l’arsenal nucléaire russe (conformément aux termes du traité) sauf qu’ils avaient eux-mêmes précédemment refusé à la Russie une inspection de même
nature.
Par ailleurs, il ne faut pas considérer que « la
démilitarisation et la dénazification » de l’Ukraine, présentées comme un objectif important coté russe, soient la cause de l’intervention russe. Ce sont davantage des
objectifs donnés à une intervention décidée pour des motifs autres, visant à mettre un terme définitif à l’hostilité des gouvernements de Kiev.
En fin de compte, au cœur de la décision russe d’intervention, il y avait l’impératif de préserver l’existence des républiques autonomistes et de prévenir une
catastrophe humanitaire. Le canon était en train de tonner, cela ne pouvait pas attendre. Pour Poutine, tout le reste du contentieux devait viser le compromis et rester dans la sphère de la
diplomatie.
Les véritables obsessions de Poutine étaient d’ordre intérieur : la natalité en Russie, la modernisation accélérée du pays, son intégration dans le marché mondial,
et sa sécurité. La réussite de son programme était conditionnée par le maintien de la paix. Personne n’a jamais apporté des preuves de sa supposée volonté d’expansion impériale. Ce qui ne
signifiait pas l’immobilisme. Les péripéties de la vie internationale imposent à un acteur influent de jouer un rôle dans les conflits en cours, en particulier dans son voisinage, en Syrie
ou en Libye, dont Washington s’acharnait à changer les régimes. Cela signifie défendre des intérêts et non pas conquérir ou annexer. Depuis 2007, la Russie a refusé clairement de s’aligner sur
Washington et elle a essuyé en retour pressions, vexations et provocations. Exprimer une volonté indépendante n’est considéré comme impérialiste que par les Etats-Unis qui ne souffrent pas la
contestation de leur hégémonie.
Il faut comprendre pourquoi le degré d’antagonisme américano-russe s’est régulièrement élevé à partir de cette date, au point de déboucher sur le très périlleux
face à face actuel.
Comment les Américains perçoivent l’essor de la Russie et leur rôle en Eurasie
L’argumentaire officiel qui justifie l’implication des États-Unis dans la guerre d’Ukraine peut se résumer en quelques points :
La solidarité des États-Unis doit aller au petit État soumis à une agression « injustifiée et non provoquée », qui bafoue ses droits souverains
inscrits dans la Charte des Nations Unies ;
Si on laissait la Russie régler militairement ses différends avec ses voisins, la sécurité de toute l’Europe serait compromise par les ambitions de Poutine, qui
rêve de restaurer l’ancienne l’Union soviétique ou l’empire tsariste du 19ème siècle ;
Laisser impunie l’agression russe compromettrait « l’ordre international libéral fondé sur des règles », aujourd’hui garanti par le leadership actif
des États-Unis au service du monde libéral. L’époque actuelle serait caractérisée par un affrontement entre « démocraties et autocraties », la capitulation des démocraties en
Ukraine étant hors de question.
Les deux premières explications américaines sont exclusivement polémiques. L’ambition impériale actuelle de la Russie est un mythe, ses options politiques et
diplomatiques prudentes, comme les évaluations des renseignements, en attestent. Elle n’a ni l’intention ni les moyens de s’attaquer aux pays européens mais l’ambition de multiplier avec eux les
échanges, les investissements et les projets de toute nature. Tous le savent.
Par ailleurs investir dans la guerre d’Ukraine près de 150 milliards de $ en un an, et prendre le risque d’une guerre contre la Russie, ne peut pas avoir pour seul
motif la protection de l’intégrité d’un pays d’importance stratégique secondaire pour les Etats-Unis. Le prétendre est une fable.
L’Amérique n’a pas la religion de la paix, loin de là. Elle est n’est restée en paix que 20 ans en 240 ans d’existence. Elle a mordu à pleine dents dans la chair
des « petits », Panama, La Grenade, Saint Domingue, Cuba, le Guatemala … la liste est longue… jusqu’à la
déposition du président Pedro Castillo au Pérou en décembre dernier.
Pour remettre la réalité des calculs américains sur ses pieds, on citera Barack Obama, qui s’exprimait en 2016 dans une
interview bilan de ses deux mandats pour The Atlantic « S’il
y a quelqu’un dans cette ville qui prétend que nous envisagerions d’entrer en guerre avec la Russie pour la Crimée et l’Ukraine orientale, il devrait s’exprimer et être très clair à ce
sujet. »
Obama veut dire que seul un original pourrait avoir l’idée saugrenue d’un tel conflit. Et peut-être aussi que son second dans la hiérarchie de la Maison Blanche, en
charge du dossier de l’Ukraine, Joseph Robinette Biden, est un homme dangereux.
On accuse Poutine d’agressivité à cause de son intervention militaire contre le président géorgien Saakachvili en 2008. Mais il réagissait à son
initiative de bombarder l’Ossétie du Sud faisant plusieurs milliers de morts. Déjà la Russie réagissait à une guerre contre des populations russophones à sa frontière. Accusé de
passivité, Obama répondait :
« Poutine
est allé en Géorgie sous le regard de Bush, en plein milieu de la période où nous avions plus de 100.000 soldats déployés en Irak. » Il trouve peut-être ridicule que l’on joue
au bon Samaritain avec un couteau entre les dents, ou qu’il n’est pas habile de guerroyer sur deux fronts en même temps. En tout état de cause, l’Amérique, avec ses 800 bases militaires à
l’étranger son budget de défense himalayen, est mal placée pour donner de leçons de pacifisme, que ce soit en l’Ukraine ou ailleurs.
Par contre, la troisième explication de l’implication des États-Unis dans le conflit d’Ukraine, comme défenseur de « l’ordre international libéral fondé sur
des règles », renvoie à une doctrine dominante depuis Reagan au sein des élites du pouvoir. Replacée dans la conjoncture stratégique du mandat de Joe Biden, elle donne une interprétation
plus plausible des risques que prend actuellement la Maison Blanche en Europe centrale.
1) La vision stratégique américaine en politique extérieure
La perception de l’Amérique sur sa place dans le monde après l’effondrement de l’Union soviétique a été présentée de façon synthétique en 1997 par Zbigniew
Brzezinski dans son fameux « Le Grand Échiquier ».
Pour l’Amérique dit-il, « l’enjeu
principal est l’Eurasie. Et pour la première fois, c’est une puissance extérieure [l’Amérique] qui prévaut en Eurasie… cette situation n’aura qu’un temps. Mais de sa durée et de son issue
dépendent non seulement le bien être des États-Unis mais la paix dans le monde. » Brzezinski recommande donc de refuser aussi bien « le repli intérieur » que
« l’apparition d’un rival ». D’autant que l’hégémonie américaine est superficielle. « Elle
s’exerce par de multiples mécanismes d’influence, mais à la différence des empires du passé, pas par le contrôle direct. »
On peut résumer à partir de ces minces extraits le solide consensus des élites du pouvoir américaines :
Perpétuer la domination des États-Unis sur l’Eurasie, donc sur la planète, est le but supérieur de la politique étrangère américaine ;
Prévenir activement l’émergence d’un rival, c’est-à-dire d’une puissance concurrente (on pense à la Russie et à la Chine) ;
Maintenir, sinon renforcer, la force d’influence américaine sur l’Eurasie, clé de la pérennité du monde unipolaire.
Brzezinski plaide ici pour que les Etats-Unis demeurent le pôle de puissance unique qu’ils sont devenus depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Ce courant est
ultra-majoritaire au sein des élites US.
Face à lui, il n’y a que de rares conservateurs authentiques, obsédés par les risques de l’État-Léviathan et le niveau de la fiscalité. Ils n’aiment pas les
dépenses militaires, terreau de l’impôt, ni les interventions extérieures qui s’achèvent en « guerres éternelles ». America first.
Pour les hégémonistes, le devoir c’est de tenir à l’œil les rivaux qui pointent l’oreille, la Chine, la Russie, mais aussi l’Allemagne dont les performances
industrielles donnent des maux de tête à la Maison Blanche. Ils savent qu’il leur faut en priorité maintenir voire développer l’influence/emprise sur leurs points d’appui : les Européen à l’ouest
de l’Eurasie et à l’autre extrémité, les alliés de longue date dans l’aire indo-pacifique (Taïwan, Japon, Australie, Corée du Sud, Philippines).
Sur les modalités de l’hégémonie (diplomatie, économie, guerre), les opinions divergent. Paul Wolfowitz, icone du néoconservatisme et architecte de la guerre en
Irak de 2003, insistera sur l’élimination des rivaux potentiels avant qu’ils ne soient trop forts, sans exclure la guerre préventive. Aujourd’hui, Robert Kagan, l’un des auteurs
vivants les plus prolifiques de ce courant, théorise cette option sans mettre de gants.
A travers une interprétation personnelle de l’histoire des États-Unis des deux derniers siècles, Kagan développe
la dualité entre « les
guerres nécessaires » et « les
guerres choisies ». La guerre nécessaire est la guerre pour la survie ; elle se situe au niveau des besoins primaires, quand un agresseur risque de conquérir le territoire
national et de détruire les institutions en place. Pour lui, l’Amérique n’a jamais mené de « guerre nécessaire. » Même après Pearl Harbor les Japonais n’étaient pas une menace car ils
n’imaginaient pas envahir l’Amérique, pas plus que Hitler malgré sa déclaration de guerre. Les États-Unis ont donc toujours fait des « guerres choisies » c’est-à-dire les guerres qu’ils
ont voulu mener, sans avoir à traiter une menace directe pour leur existence. S’ils ont combattu, c’est pour façonner l’ordre international au gré de leurs intérêts et de leur hégémonie. D’où
leur conviction d’être les seuls garants de l’ordre international libéral dans le monde.
Mieux, les États-Unis ont poussé leurs adversaires à déclencher des guerres qu’ils souhaitaient. Kagan est très clair : « [Les Américains] oublient
les politiques américaines qui ont conduit les Japonais à attaquer Pearl Harbor et qui ont amené Hitler à déclarer la guerre ». La charge est inversée. C’est l’Amérique qui
veut la guerre mais elle charge l’ennemi de la déclencher et d’en subir l’opprobre.
Cependant Kagan est mécontent des décisions des gouvernements de son pays. Il leur reproche d’avoir toujours trop attendu avant d’intervenir militairement, et
d’avoir permis à leurs ennemis de prendre des forces et de s’affirmer alors qu’il eut été plus facile et moins couteux de s’en débarrasser au tout début de leur ascension. Sparte aurait dû
attaquer Athènes bien plus tôt. Désormais,
« …la
question est de savoir si les États-Unis continueront à commettre leurs propres erreurs ou s’ils apprendront, une fois de plus, qu’il vaut mieux contenir les autocraties agressives à un stade
précoce, avant qu’elles n’aient pris de l’ampleur et que le prix à payer pour les arrêter augmente. »
C’est là que se situe une divergence capitale entre les théoriciens hégémonistes de la politique internationale américaine. Ils se divisent entre « réalistes »
et « interventionnistes » ou néoconservateurs. Les réalistes, aussi sensibles que les interventionnistes aux intérêts unipolaires des États-Unis, sont plus prudents. Ils mettent en
garde contre les inconvénients des interventions extérieures en série ; elles sont très couteuses et il faut dépenser l’aide aux pays frappés. Elles peuvent générer des conflits en cascade, et
leur parfum impérialiste entache l’image de l’Amérique. Finalement, les États-Unis ont une capacité d’intervention qui a ses limites. En témoignent les « guerres éternelles » en
Afghanistan, en Irak, au Yémen, qui sont le legs amer des néocons.
De ce fait, des réalistes peu amènes envers la Russie comme Barack Obama, ont toujours mis en garde contre l’intervention des États-Unis en Ukraine. Ils soulignent
que ce sujet est hyper sensible pour les Russes qui n’hésiteront pas à faire la guerre, avec de grands risque pour les États-Unis. C’est leur avertissement solennel, de Georges Kennan à Henry
Kissinger, à Zbigniew Brzezinsky lui-même, et aux plus grandes figures de la guerre froide contre l’Union soviétique. C’est aujourd’hui la mise en garde de John
Mearsheimer entre autres, et mezzo voce de l’armée via son chef d’état-major général, Mark
Milley, sans oublier la Rand
Corporation, le think
tank du Département d’État.
Mais aujourd’hui, pour les interventionnistes bien représentés par Robert Kagan, foin de l’équilibre des forces, foin des conférences diplomatiques, foin de quatre
siècles d’influence des Russes. Dans le cas de l’Ukraine, on
a trop attendu. « [les Américains] se
sont à nouveau mobilisés pour défendre le monde libéral. Il aurait été préférable qu’ils le soient plus tôt. Poutine a passé des années à sonder ce que les Américains toléreraient, d’abord en
Géorgie en 2008, puis en Crimée en 2014, tout en renforçant sa capacité militaire (pas bien, comme il s’avère). La réaction prudente des Américains à ces deux opérations militaires, ainsi qu’aux
actions militaires russes en Syrie, l’a convaincu d’aller de l’avant. Sommes-nous mieux lotis aujourd’hui pour ne pas avoir pris les risques à l’époque ? »
Biden a parfaitement entendu le son de cloche des néoconservateurs qui imprègnent la politique étrangère de son administration, comme la féroce Victoria Nuland.
Il n’hésitera pas, en tant que première puissance navale, à engager un face à face pour l’instant conventionnel avec la plus grande puissance terrestre, sur son terrain. Si Biden prend en
connaissance de cause ces grands risques dont il n’ignore rien, c’est qu’il a des ambitions qui dépassent le face à face russo-américain. Entre les schémas théoriques et la réalité concrète,
entre la doctrine et la vraie guerre, celle qui est en cours, il y a un gouffre. Si Biden a franchi ce gouffre, c’est que autres facteurs sont intervenus dans sa décision de recourir aux
armes.
2) Les chemins de la puissance allemande et l’achèvement de Nord Sream 2
Dans la logique de Brzezinski, la domination américaine sur l’Eurasie a pour condition première son emprise sur ses alliés à l’ouest et à l’est du continent,
l’Amérique se situant géographiquement à l’extérieur. Or en septembre 2021, une nouvelle attendue avait traumatisé les experts de politique étrangère : le
pipeline Nord Stream 2 était achevé et il était en attente de certification par les autorités allemandes. Pendant une décennie les Américains avaient tout essayé pour faire capoter
ce projet. Intimidation, procès, pressions diplomatiques maximales, attaque des bateaux usines qui posaient les tuyaux. Il fallut toute l’obstination et l’habileté d’Angela Merkel pour le mener
quand même à bon port.
Seymour Hersh raconte comment il
allait être accueilli : « L’opposition
au Nord Stream 2 s’est enflammée à la veille de l’investiture de Biden en janvier 2021, lorsque les républicains du Sénat, menés par Ted Cruz du Texas, ont soulevé à plusieurs reprises la menace
politique du gaz naturel russe bon marché lors de l’audition de confirmation de Blinken comme secrétaire d’État. À ce moment-là, un Sénat unifié avait réussi à faire passer une loi qui, comme
Cruz l’a dit à Blinken, “a stoppé [le gazoduc] dans son élan. »
Pourquoi ce pipeline enrageait-il autant le pouvoir américain ? Parce qu’il donnait à l’Allemagne l’opportunité de consolider une relation mutuellement très
fructueuse avec la Russie. La puissante économie germanique pouvait ainsi compter sur des sources inépuisables d’énergie à des prix inférieurs au marché. Un cercle vertueux d’activité
économique et de productivité était enclenché entre les deux colosses européens, faisant redouter Outre-Atlantique une concurrente coriace sur les marchés mondiaux. Et les velléités
d’indépendance d’une Allemagne en pleine ascension envers son traditionnel parrain politique. Les aspérités de la politique allemande de Washington avaient été clairement exposées par Georges Friedman, un expert en stratégie très proche de la
CIA : « l’intérêt
primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, la deuxième et la guerre froide a été la relation entre l’Allemagne et la Russie, parce
qu’unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela n’arrivera pas.» G. Friedman “… c’est
cynique, immoral, mais ça marche“.
L’inquiétude américaine était renforcée par le tour que prenait la relation Allemagne-Chine. Si le modèle allemand trouvait ses ressources primaires en Russie, la
dynamique de sa croissance était assurée par la demande chinoise. Là encore un cercle vertueux Allemagne-Chine, mutuellement bénéfique, fonctionnait à plein.
Les États-Unis étaient en train d’assister à un scénario cauchemardesque. L’Allemagne devenait un géant économique qui n’allait pas tarder à taper du poing dans les
affaires internationales. Pire encore, par ses liens économiques et technologiques avec la Russie et la Chine, elle favorisait la montée en puissance de deux entités politiquement
adverses. Ce
n’était pas un rival stratégique de l’Amérique qui étaient en train d’émerger mais trois. La dynamique allemande, par son impact sur la Russie et sur la Chine, accélérait le processus de
marginalisation relative de l’Amérique et minorait la force des anciennes relations d’influence qui avaient assis sa domination sur l’Eurasie.
Dans cette nouvelle configuration, il est impossible de programmer l’élimination successive des trois rivaux potentiels car leur dangerosité réside dans les
rapports qui les lient entre eux. L’Amérique est face à un système unique, à trois têtes, mais dont l’Allemagne occupe le centre. La doctrine stratégique américaine commandait de disloquer ce
système, donc de couper d’une façon ou d’une autre le bras russe et le bras chinois de l’Allemagne. Comment faire autrement pour paralyser le système à trois et, en même temps, contenir
préventivement l’ascension de la Russie et de la Chine vers le statut de puissances autonomes, susceptibles de mettre en échec l’imperium américain
dans les affaires du monde.
Le programme est copieux. Il faut reconfigurer des liens structurels établis au sein de l’Eurasie, en train de coaguler des savoirs, des ressources et des activités
qui marginaliseront à terme l’actuel hégémon.
Il n’y a pas d’autre voie aux yeux des néocons au pouvoir pour pérenniser le monde unipolaire hérité du krach soviétique de 1991.
C’est bien ce que dit la doctrine, mais elle ne donne ni calendrier ni mode d’emploi. C’est là que les équipes réunies autour de Joe Biden vont faire preuve de
créativité tout en s’appuyant sur de nombreux scénarios et jeux de guerres élaborés par les experts du deep
state, pendant le mandat ennuyeux de ce Trump qui ne voulait pas embourber son pays dans de nouveaux conflits.
3) Le choix du moment d’agir
Le choix du moment d’une guerre désirée mêle la détermination des hommes au pouvoir à l’aléa des circonstances.
Au premier rang, la personnalité de Joe Biden puisqu’il exerce le pouvoir et qu’il a autorisé dès son entrée à la Maison Blanche la séquence de décisions planifiées
qui placent l’Amérique au centre de la guerre en cours. C’est un homme qui a consacré sa vie à la politique, et s’il est sujet à des pertes d’équilibre et des trous de mémoire, rien n’autorise à
sous-estimer son expérience, sa détermination et sa vista.
Ni à l’absoudre de son népotisme, de sa fourberie, et de sa vision du monde marquée par la cécité et la violence.
Biden a été le responsable du dossier de l’Ukraine comme vice-président. On ne peut pas lui reprocher de manquer de cohérence dans ses choix En janvier
2017, au
moment de quitter sa fonction, il qualifiait déjà la Russie de « principale
menace pour “l’ordre libéral international” » avec les mêmes mots qu’aujourd’hui.
Sa connaissance des milieux politiques et économiques ukrainiens (dans lesquels son fils Hunter a été notoirement actif) en fait un expert de ce pays et de ses
mœurs. Il était le patron de Victoria Nuland lorsque celle-ci pilotait le coup de Maidan de février 2014 en s’appuyant sur le puissant courant ultranationaliste post-nazi de l’ouest galicien. Il
supervisait aussi la politique ukrainienne, lors des offensives de Kiev contre les autonomistes de l’Est, lors de la signature des accords de Minsk et quand il a été décidé de doter l’Ukraine de
forces militaires capables de soutenir une guerre.
Dès sa prise de fonctions, il était en mesure de trancher entre les propositions de ses conseillers. Il n’a pas été manipulé par les équipes d’Obama qu’il a
reconduites dans les postes officiels des affaires étrangères et du renseignement. Au contraire, il leur a imposé une voie très différente de celle son prédécesseur, celle qu’il avait lui-même
tracée comme vice-président. La confirmation de Victoria Nuland (l’épouse de Robert Kagan dans le civil) comme numéro 3 du Département d’État, atteste de cette continuité.
La première urgence de la nouvelle administration est, on l’a vu, le destin du pipeline Nord Stream 2 prêt à l’emploi qui bouleverse tant le Congrès et la Maison
Blanche. Dans les mêmes cercles, la seconde source de colère, c’est l’affirmation insolente de la Russie au Moyen-Orient, au point de figurer aussi en tête des questions à régler au cours du
mandant qui commence.
En 2007, Vladimir Poutine avait prononcé à Munich devant les chefs d’état occidentaux un
discours centré sur le refus du monde unipolaire hérité de la guerre froide, autant dire sur un refus de l’ordre américain. Par la suite, il avait mené une politique indépendante, très
contrariante pour Washington en Géorgie en 2008. Enfin, à partir des années 2010, il avait contesté et mis en échec les projets américains dans leur arrière-cour traditionnelle du Moyen-Orient,
en Syrie et en Libye. L’insolence russe confinait à l’humiliation avec le processus d’Astana (Kazakhstan) au cours duquel la Russie en compagnie de la Turquie et de l’Iran traitaient
du devenir de la Syrie sans accorder aux Occidentaux davantage qu’un strapontin. Bref la Russie se posait comme un joueur coriace sur le théâtre régional.
Brzezinski avait expliqué pourquoi l’Amérique ne pouvait le tolérer un rival, et les néoconservateurs démultipliaient son message, y compris pendant le mandat de
Donald Trump, en accusant inlassablement Poutine des pires avanies, par exemple d’une intrusion imaginaire dans l’élection présidentielle de 2016. La Russie contestait la volonté américaine dans
son pré-carré. Dans la logique de l’hégémonie cela ne pouvait pas durer.
C’est ainsi que Biden et ses équipes vont élaborer un plan particulièrement audacieux. En une même manœuvre, d’un coup de billard à trois bandes, Biden va
tenter de couper à l’Allemagne son bras russe tout en épuisant les forces humaines et matérielles de Moscou, et en même temps, de couper son bras chinois en pourrissant progressivement le
climat général des relations de l’Occident avec la Chine. Le risque est immense pour l’avenir de l’Europe mais la partie est jouable car les personnalités transparentes de Scholz et Macron ne
feront pas obstacle à l’engagement suicidaire du Vieux Continent dans une guerre qui n’est pas sa guerre.
79 ans, marié, 3 enfants, Professeur retraité de sciences sociales et consultant en ressources humaines
Ukraine : Une guerre non provoquée, vraiment? (partie 2)
Source : Stratpol - par Jean-Pierre Bensimon - Le 27/03/2023.
Bien que la principale accusation contre la Russie porte sur le lancement unilatéral d’une guerre illégale et non provoquée, l’analyse des décisions prises par
Joe Biden incitent à conclure qu’au contraire, le nouveau président a acculé Poutine dans un traquenard stratégique qui ne pouvait que déboucher sur une guerre. (voir Partie 1)
Il est d’abord nécessaire de situer la fonction de la guerre d’Ukraine dans la politique étrangère de l’administration Biden. Cette guerre n’est pas une fin en soi,
mais un outil au service d’objectifs stratégiques plus vastes. Comme on l’a vu précédemment, pour les États-Unis, l’impératif est aujourd’hui de stopper la montée de l’Allemagne comme rival industriel et commercial, et de briser l’ascension de la Russie et
de la Chine vers le statut de puissance à part entière dans un monde multipolaire.
Dès les années 40, les États-Unis pensaient leur politique étrangère en termes planétaires. L’Eurasie, cette concentration sans équivalent de ressources
naturelles, humaines et d’activités économiques, reste pour eux la clé unique de l’hégémonie mondiale. Qui domine l’Eurasie domine le monde. Zbigniew
Brzezinski l’avait très clairement exprimé dans son ouvrage phare (Le
Grand échiquier), recommandant à l’Amérique de tout
faire pour éviter l’émergence d’un rival dans cet espace géographique auquel elle n’appartient pas. Georges Friedman, ancien stratège de la CIA, n’avait-il
pas souligné en 2015 que :« l’intérêt
primordial des États-Unis (…) a été la relation entre l’Allemagne et la Russie, parce qu’unis ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer. Et nous devons nous assurer que cela
n’arrivera pas. »
Or, depuis deux décennies, l’Eurasie est le siège d’une coagulation menaçante de dynamisme économique et d’ambitions politico-militaires locales, sur laquelle
l’Oncle Sam a de moins en moins prise. L’Allemagne y joue un rôle central dans la mesure où elle a noué avec la Russie un axe d’échanges vertueux qui lui apporte des ressources primaires bon
marché, et
avec la Chine, un second axe d’échanges vertueux qui offre de vastes marchés à l’échelle de sa redoutable industrie. Avec le temps ce n’est pas un rival mais trois qui sont en train
d’acquérir la carrure de concurrents stratégiques de l’Amérique. L’Allemagne impose son Nord Stream 2, la Russie interfère au Moyen-Orient, et la Chine se projette dans le monde entier avec son
projet « One
Belt, One Road ». Pour les actuels détenteurs du pouvoir à la Maison Blanche, c’est en brisant ces deux axes, tant qu’il en est encore temps, que l’Amérique pourra remettre ces trois
rivaux potentiels à leur place et conserver sa position hégémonique sur l’Eurasie.
Logiquement, la première cible choisie par Biden sera la Russie et le premier champ de bataille l’Ukraine. Ce pays est
déjà le siège d’une guerre civile larvée qui concerne indirectement Moscou. Son potentiel démographique, son étendue et sa
tradition hypernationaliste teintée de post-nazisme, la prédisposent à assumer le rôle de supplétif dans la guerre par procuration à venir contre le Kremlin. Biden sait que l’opinion
intérieure n’accepterait pas l’engagement au sol de boys américains
et il pense qu’il a les moyens de convaincre Kiev de se lancer dans l’aventure.
L’activation d’un conflit de haute intensité au sol en Europe pourra produire un choc de rupture extrêmement violent sur l’axe germano-russe, et donnera en même
temps l’occasion rêvée de dégrader suffisamment le régime et les capacités militaires de la Russie pour la priver de tout rêve de puissance et d’autonomie à moyen terme.
Il est aisé d’élaborer une planification intellectuellement cohérente, mais plus complexe de la mettre en œuvre à cette échelle. Si Biden a le goût du risque, il
sait aussi qu’il peut compter sur les jalons que l’Amérique a posés en Europe centrale sous son autorité de vice-président. La conception de la guerre que les États-Unis d’apprêtent à déclencher
sur le théâtre ukrainien a déjà fait l’objet d’études et d’évaluations minutieuses, couronnées par des publications. La Rand Corporation (think tank dédié au conseil au Département d’État et aux
agences de renseignement) rédige dès 2019 un
rapport de 354 pages sur les mesures à prendre pour « Jeter la Russie à terre. » Elles seront scrupuleusement appliquées.
Les plans sont là, mais
il faut absolument faire porter le chapeau du déclenchement de la guerre aux Russes. Il faut qu’ils soient perçus comme des agresseurs cruels, des hors la loi détestables, menés par un
autocrate à moitié fou, ce qui justifiera devant l’opinion de leur faire une guerre économique et militaire impitoyable.
Les Américains sont des spécialistes de l’intoxication de leurs adversaires qu’ils savent pousser à la faute. En 1979, ils sont parvenus à faire croire au Kremlin
que le nouveau chef de l’Afghanistan, Hafizullah Amin, s’apprêtait à les trahir et qu’il allait autoriser des États-Unis à implanter chez lui des fusées qui menaceront l’Union soviétique. Le
Kremlin déclenchera une intervention pour le neutraliser mais il sera accueilli par des djihadistes armés jusqu’aux dents par Washington. Zbigniew Brzezinski reconnaitra que les États-Unis
avaient entrainé Moscou dans le piège afghan : « nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam ». En déclarant à Saddam en 1990 qu’ils
n’interviendraient pas dans le conflit avec le Koweït, ils l’ont poussé à attaquer, leur donnant aux Américains l’occasion de lui infliger une défaite cinglante avec l’approbation de leur
opinion.
Ils comptent tenter une manœuvre du même genre avec la Russie. Elle sera forcée de mettre le doigt dans l’engrenage si leurs amis autonomistes russes de souche et
la Crimée sont gravement menacés. Il suffira de pousser en coulisse les nationalistes ukrainiens à une offensive dans le Donbass pour déclencher la réaction russe que les media se chargeront de transformer en agression illégale et non provoquée.
Mais affronter la Russie est une affaire sérieuse qu’il faut soigneusement préparer. A la manœuvre, Biden et ses équipes vont commencer par fermer l’alternative du
compromis, réunir une coalition puissante, renforcer le proxy ukrainien avant de contraindre l’ours russe à entrer en Ukraine. La Russie n’est pas tombée dans un piège, mais elle ne pouvait pas
laisser passer une provocation de plus qui avait des implications existentielles.
I – La fermeture des options diplomatiques
Les contentieux entre Kiev et la Russie et entre les États-Unis et la Russie pouvaient être réglé par un compromis. Mais dans l’optique de Biden, le but recherché
n’est pas la solution d’un contentieux, mais son utilisation pour créer un fossé infranchissable entre la Russie et l’Allemagne et dégrader les capacités militaires de Moscou. Les armes devaient
parler, et pour leur donner la parole, il fallait rendre au préalable impossible toute alternative diplomatique. C’est à cela que vont travailler les équipes du président.
Le premier torpillage de l’option diplomatique est antérieur à la guerre actuelle, mais il a bien servi à la préparer. En 2014 et 2015, des accords avaient été passés à Minsk entre le gouvernement de Kiev et les autonomistes de Donetsk et de Lougansk pour mettre fin à leur cruelle guerre civile par des
aménagements négociés de la constitution. Après ratification par le Conseil de Sécurité de l’ONU, ces accords étaient devenus exécutoires sous l’autorité de garants, France et Allemagne pour
Kiev, Russie pour les autonomistes. Ils n’ont jamais été appliqués, et la guerre civile s’est poursuivie jusqu’à l’intervention russe de février 2024. Angela
Merkel pour l’Allemagne dès juin 2022 et François
Hollande fin décembre pour la France, ont expliqué que les accords de Minsk avaient en fait été utilisés pour donner à Kiev le temps de bâtir une puissante force militaire. Les deux
dirigeants faisaient là sans s’en rendre compte la pédagogie de « l’ordre international fondé sur des règles » qu’ils chérissent.
Cependant, il semble que Merkel et Macron aient réellement tenté une relance de Minsk en 2019, dans une réunion à Paris avec Volodomir Zelenky en présence de
Poutine. La
conclusion signée par Zelensky prescrivait à Kiev d’écouter les propositions des autonomistes et d’élaborer « des
dispositions particulières d’autoadministration locale – statut spécial – de certaines zones des régions de Donetsk et de Louhansk ». Français et Allemands voulaient en finir avec la
guerre civile ukrainienne et ils savaient que le protocole de Minsk était la seule chance d’éteindre pacifiquement ce conflit inflammable sur le sol européen. Mais le Deep State de Washington
voulait entretenir cette plaie infectée, et ses alliés nationalistes/nazis ukrainiens veillaient au grain. Zelensky s’inclina et les garants aussi, Minsk fut enterré. Quand Biden est entré en
fonction, il n’y avait plus de solution pacifique sur le tapis, et bien sûr, il se garda bien d’en proposer une.
Le second coup porté à l’option diplomatique consista à introduire le sujet le plus clivant, la « libération » de la Crimée, dans l’équation des relations
russo-américaines. Washington sait parfaitement qu’il s’agit de la pierre angulaire de la défense russe sur son flanc sud et sa seule ouverture vers les mers chaudes. C’est ainsi que Zelensky
prend en mars 2021 un
décret dit « de désoccupation de la Crimée », qui n’était rien d’autre qu’une déclaration de guerre à la Russie. « L’Ukraine
n’a nullement renoncé à récupérer les territoires qu’elle a perdus en 2014. » Il pense évidemment au Donbass, en partie contrôlé par les autonomistes pro-russes, mais aussi et surtout à
la Crimée. »
La nouvelle administration de Washington est à l’évidence aux manettes. D’ailleurs, quelques mois après, Washington formalisera son alliance politico-militaire avec
Kiev dans la « Charte
de partenariat stratégique entre les États-Unis et l’Ukraine » où les États-Unis épiceront encore le
casus belli :
Les États-Unis et l’Ukraine ont l’intention de poursuivre une série de mesures de fond visant à prévenir une agression extérieure directe et hybride contre
l’Ukraine et à tenir la Russie responsable de cette agression et des violations du droit international, y compris la saisie et la tentative d’annexion de la Crimée et le conflit armé dirigé
par la Russie dans certaines parties des régions de Donetsk et de Louhansk en Ukraine, ainsi que son comportement malveillant continu. »
Or nous sommes le 10 novembre 2021, bien avant l’entrée des troupes russes en Ukraine.
Le troisième cercueil de l’option diplomatique sera ouvert avec le refus formel de Biden de négocier une nouvelle architecture de sécurité en Europe, sujet qui intéresse aussi bien
les pays européens que la Russie. Mais cette dernière est au centre de la cible et se considère comme menacée dans son existence même par trois mécanismes :
L’élargissement continuel de l’OTAN désormais sur ses frontières, malgré
les engagements de 1990 de Georges Bush 1 et James Baker quand il avait fallu obtenir l’accord de la Russie, pays vainqueur en 1945, pour autoriser la réunification de l’Allemagne
;
La liquidation de l’architecture de sécurité antérieure fondée sur les accords de limitation des armements en vigueur depuis les années 70. Elle découle de la
sortie des États-Unis des accords ABM, Open Skies, et INF. Le but de ses stratèges est d’implanter des systèmes mixtes de missiles anti-missile et de missiles de croisière nucléaire à moyenne
portée au centre de l’Europe, de plus en plus proches des centres vitaux russes. Avec le programme Aegis Ashore, tout tir de missile depuis les bases ouvertes en Pologne et en Roumanie
devrait provoquer le déclenchement instantané d’une contre-frappe nucléaire russe, ceux-ci n’ayant pas le temps de distinguer entre un simple tir anti missile et une frappe nucléaire contre
leur territoire ;
La décision du sommet de Bucarest de 2008 d’intégrer l’Ukraine et à la Géorgie dans l’OTAN, alors que la Russie avait fait depuis longtemps de la neutralité de
l’Ukraine une ligne rouge. L’impact de cette décision avait été amorti par l’opposition résolue d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy à sa mise en œuvre. Ils avaient obtenu le
report sine
die de son application. Or il faut faire sortir la Russie de ses gonds. Le chiffon rouge est à nouveau agité le 8 juin 2001 par Blinken lors d’une communication devant le
Sénat : « [les
États-Unis] soutiennent l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan ». En février 2022, Zelensky pressera à nouveau pour l’adhésion
à l’Otan : « Il
en va de même pour l’OTAN. On nous dit : la porte est ouverte. Mais jusqu’à présent, l’accès n’est qu’autorisé. »
Dans un contexte aussi incertain et périlleux, la Russie de Poutine pense diplomatie. Elle demandera l’ouverture de négociations pour une nouvelle architecture de
sécurité en Europe dès l’installation de la nouvelle administration.
Poutine rencontrera brièvement Biden en tête à tête à Genève le 16 juin 2021, et le 7 décembre suivant par téléconférence. Biden,
qui a signé entre temps la très menaçante Charte de partenariat avec Kiev, refuse évidemment d’ouvrir une discussion sérieuse. Dans un ultime effort Poutine présente aux Occidentaux le 17
décembre deux projets de traités dûment rédigés, qui recevront aussi des réponses dilatoires. Quand l’année 2022 s’ouvre, la Russie constate l’échec intégral de ses efforts diplomatiques et la
précarité de sa position avant que le 26 janvier la Maison Blanche ne refuse officiellement les traités proposés le 17 décembre.
L’introduction d’une sémantique de guerre sera le quatrième moyen de murer l’alternative diplomatique. Une guerre commence toujours par des mots. Dès son premier coup de téléphone,
le 26 janvier 2021, Biden accuse Poutine d’intrusion dans la campagne présidentielle de 2020 et de cyber attaques. Dans un crescendo calculé, Biden va introduire des
injures ad
hominem de plus en plus blessantes.
Après un rapport accusatoire publié la veille reprochant à Poutine d’avoir voulu favoriser Trump lors de la présidentielle, Biden
est interrogé le 17 mars 2021 sur ABC par George Stephanopoulos. Le questionnement a été préparé : « Vous connaissez Vladimir Poutine. Pensez-vous que c’est un tueur ? » Joe Biden hoche
la tête, puis répond : « Oui, je le pense. » Stupéfaits, les media titreront « Biden a dit que Poutine était un tueur. »
Ce n’est que le début d’une litanie d’imprécations. Poutine devient un « criminel de guerre » le
17 mars 2022 devant une assemblée de parlementaires US. Le 26 mars, en Pologne, Biden prie, « Pour
l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir » non
sans avoir au préalable qualifié Poutine de « boucher ».
Dmitri Peskov, le porte parole du Kremlin, en tire la conclusion politique : « les
insultes personnelles de ce genre réduisent le champ des possibles pour nos relations bilatérales avec le gouvernement américain actuel. »
Il est intéressant de comparer les anathèmes anti poutiniennes de Biden aux remarques de Barack Obama sur la personnalité du leader russe qu’il a beaucoup
fréquenté. Dans son
interview fleuve de 2016, il dit à Jeffrey Goldberg de The
Atlantic :
Poutine n’est pas particulièrement méchant. »
« La vérité, en fait, c’est que Poutine, dans toutes nos rencontres, est scrupuleusement poli, très franc. Nos réunions sont très
professionnelles. »
« Il est constamment intéressé à être vu comme notre pair et à travailler avec nous, parce qu’il n’est pas complètement stupide… Vous ne le voyez pas, dans aucune
de ces réunions ici, aidant à façonner l’ordre du jour. D’ailleurs, il n’y a pas une seule réunion du G20 où les Russes fixent l’ordre du jour sur les questions importantes. »
En bref, sur tous les sujets, Joe Biden a fait ce qui était en son pouvoir pour fermer les portes de la parole, du compromis, donc de la paix. C’est la première
marche de son projet de défaite militaire et de dégradation du statut international de la Russie. Et cela marquera toute la première année de son mandat. Mais il aura aussi traité d’autres
préalables inscrits dans son plan de guerre.
II – La mise sur pied d’une coalition indispensable
Les Américains savent qu’ils ne peuvent pas assumer leur guerre contre la Russie seuls. Ils ont absolument besoin, par exemple, d’impliquer des pays d’envergure sur
les marchés mondiaux pour assurer l’efficacité de leur système de sanctions. Ils en ont aussi besoin pour partager les charges humanitaires, sociales, logistiques et militaires de la
guerre.
L’Europe occidentale et l’Europe centrale sont toutes désignées pour fournir ces alliés car elles sont déjà intégrées aux deux piliers de l’influence
américaine dans la région, l’Union européenne et l’OTAN. Leur situation géographique est idéale comme bases arrière de l’Ukraine. Leur fonction d’alliés de Washington leur imposera une multitude
d’obligations : recevoir des millions de réfugiés, assurer des livraisons d’armes et de munitions, organiser la maintenance des engins militaire lourds, sans oublier la formation et
l’entrainement des experts et hommes de troupe ukrainiens levés par vagues pour remplacer les effectifs qui allaient fondre comme neige au soleil dans cette guerre d’artillerie.
Mais il y a un hic. Cette guerre n’est pas la guerre des Européens de l’Ouest. Aucun d’entre eux ne se sent réellement menacé par la Russie de Poutine. Aucun
n’aspire à s’en prendre aux capacités militaires de la Russie ni à isoler la Chine. Au contraire aucun pays ouest-européen se réjouit de se couper des ressources primaires russes à bon prix, des
marchés de la Chine, des occasions d’investissement très lucratifs en Russie et de la coopération scientifique avec Moscou sur des projets de pointe (comme ITER, fusion nucléaire contrôlé, ou la
conquête spatiale).
Bien au contraire, la guerre avec la Russie, même sous l’artifice de non co-belligérance, heurte facialement leurs intérêts. Elle fait courir un risque sérieux aux
équilibres socio-politiques et à l’avenir industriel d’un continent privé d’énergie et de matières premières, au moment où mal remis du Covid, il pensait en termes de transition
climatique.
Comment Biden est-il parvenu à les engager dans son aventure et les maintenir si longtemps dans sa coalition ? La réponse n’est pas simple. On peut seulement
évoquer des facteurs qui y ont contribué :
la transition de Merkel à Scholz qui a débilisé le pouvoir dans le pays phare de l’Europe, minorant la capacité des autres pays d’affirmer ouvertement leur
intérêt national (à l’exception de la Hongrie) ;
la puissance des réseaux d’influence américains au
sein des élites du pouvoir des pays et des institutions européennes. Elles sont gangrénées de haut en bas par de quasi agents d’Outre-Atlantique que leur langue et leur nationalité
de papiers désigne nominalement comme allemands, français, belges, etc. mais qui ont fait allégeance à Washington ;
la force des moyens de rétorsion américains sur les alliés récalcitrants. Il n’y a par exemple aucune explication à la destruction « secrète » de Nord
Stream 1 et 2 par des unités des forces navales américano-norvégiennes, si ce n’est forcer l’obéissance de Berlin à l’injonction de renonciation définitive au gaz russe ;
l’impact de l’influence américaine au sein du mainstream des
media dans chacun des pays alliés. Dans de nombreux cas, le mainstream a
exercé des pressions formidables sur la politique du gouvernement de leur pays, sous la dictée discrète de l’Oncle Sam. Il n’est pas bon en politique d’avoir l’opinion portée à
l’incandescence face à soi. C’est par cet effet de bélier que Scholz a autorisé les livraisons de chars Léopard qu’il avait fermement refusées à Ramstein, et c’est pour la même raison que
Macron a battu en retraite après avoir eu l’outrecuidance de parler de garanties de sécurité à accorder aux Russes.
En tout état de cause, Biden ne pouvait se passer de ses alliés européens avant de déclencher sa guerre contre la Russie. Ses équipes ont fourni des efforts
considérables pour maintenir l’ordre dans le troupeau et le faire avancer quand il le fallait. Aujourd’hui il lui est demandé de patienter encore jusqu’à l’automne prochain, la limite ultime de
la contre-offensive printemps-été que Washington et Kiev s’apprêtent à lancer. Mais nous n’en sommes pas encore là. Avant de provoquer l’intervention de Moscou, il faut permettre au régime
supplétif de Kiev de supporter sans rompre le choc inouï de la guerre qui va arriver.
III – La mise en ordre de bataille du proxy ukrainien
Encore une fois, la guerre à venir va s’appuyer sur les réalisations américaines des huit années précédentes, obtenues sous l’impulsion initiale du vice-président
Biden, chargé par Obama des affaires ukrainiennes. Depuis le coup de 2014, le pouvoir ukrainien sous ombrelle américaine est solidement installé avec Pedro Porochenko comme président. Une armée nouvelle a été bâtie suite aux défaites
subies face aux autonomistes en 2014 et 2015. Elle a été initialement organisée, entrainée et encadrée par les américains. Elle puisera dans les énormes stocks d’armes hérités de l’Union
soviétique. Cette armée fera ses premiers pas dans la guerre civile larvée du Donbass. On lui a construit des fortifications dignes de la ligne Maginot sur deux axes, face aux territoires
autonomistes de Donetsk et Lougansk.
La question initiale porte sur les rapports entre l’Ukraine de Volodomir Zelensky et les Américains. Partenariat, vassalité, ni l’un ni l’autre ? Dans
ses racines, le régime de Kiev correspond parfaitement à la frontière civilisationnelle entre l’Ukraine orthodoxe à l’est et l’Ukraine uniate à l’ouest, décrite par Samuel Huntington dans son «
Choc des civilisations ». Il est repose sur un socle de nationalistes uniates issus de Galicie et de Volhynie, pleins d’un mépris confinant au racisme envers les populations orthodoxes de l’Est.
L’aventure de Biden ne réjouit cependant que les plus radicaux d’entre eux, où domine la geste nazie héritée de leurs ainés, et entretenue par la publication de Mémoires, de biographies, et
l’organisation de cérémonies rituelles. Zelensky les a brièvement affrontés au moment de la conférence de Paris de 2019, mais il a vite compris le rapport de forces imposé aux semi modérés comme
lui. Il a donc été embarqué dans l’aventure mais avec des doutes, on le verra.
L’alignement du régime de Zelensky sur les options de Biden repose sur le courant nationaliste, actif et organisé qui veut en découdre, et sur le mythe d’une
solution européenne aux échecs récurrent du pays dans tous les domaines. Il ne se réduit donc pas à l’emprise politique, économique et militaire de Washington. L’oncle Sam s’est réservé les
fonctions d’encadrement et de pilotage de la guerre, aux niveaux stratégiques et tactiques. Il a conscience qu’il doit octroyer une certaine autonomie à ses partenaires kiéviens pour qu’ils
continuent de rassembler et de motiver les ukrainiens envoyés au front. Cela signifie que malgré sa dépendance de son grand parrain, Zelensky a une certaine prise sur les évènements. Il sait
aussi exploiter son prestige dans l’opinion américaine pour le retourner parfois contre ses patrons quand ils ne livrent pas assez d’armes à ses yeux. Mais son impact sur le destin de la guerre
est quasiment nul.
Biden va se charger de la mise en ordre de bataille du régime et de l’armée de Kiev quelques jours à peine après être entré dans le bureau présidentiel. Il fixe
trois impératifs avant le fatidique mois de février 2022 :
Nettoyer toute opposition gênante au sein du monde politico-médiatique ukrainien,
Être en mesure de transférer légalement des armements modernes américains en fonction des besoins,
Intégrer techniquement les forces armées ukrainiennes dans le dispositif militaire de l’OTAN.
« En février 2021, suivant les recommandations du Conseil national de Sécurité et de Défense, [Zelensky] interdit trois chaînes de télévision accusées
d’être des organes de propagande en faveur de la Russie. Les médias concernés (112
Ukraine,
NewsOne et Zik) appartiennent au député prorusse Taras Kozak mais sont en réalité contrôlés par l’oligarque Victor Medvedtchouk, ami du président Vladimir
Poutine. Cette
décision intervient à la demande de l’administration américaine du nouveau président Joe
Biden dans un contexte de hausse des intentions de vote pour les candidats prorusses. En août suivant, Zelensky fait également fermer le site d’information strana.ua,
qualifiant ses journalistes de “propagandistes pro-russes”, et impose des sanctions contre plusieurs internautes. »
Pour le transfert d’armes, le 19 janvier 2022, plus d’un mois avant l’intervention russe, le Congrès adopte une loi pré-bail qui assure le financement d’envois d’armes en Ukraine.
Quant à l’intégration technique des forces ukrainiennes au sein de l’OTAN, elle atteint des niveaux impressionnants. Lors de la manœuvre américano-ukrainienne en Mer
Noire See
Breeze, juin/juillet 2021, réunissant 30 pays et 5.000 hommes. Elle est suivie de Rapid
Trident en septembre, sur le sol ukrainien, avec 6.000 hommes de 12 pays. Dans son discours
du 22 février 2022, deux jours avant le début de son intervention, Poutine dresse un tableau impressionnant de l’inclusion de
facto de l’Ukraine dans l’OTAN :
« Ces dernières années, des contingents militaires des pays de l’OTAN ont été presque constamment présents sur le territoire ukrainien sous le prétexte
d’exercices. Le système de contrôle des troupes ukrainiennes a déjà été intégré à l’OTAN. Cela signifie que le quartier général de l’OTAN peut donner des ordres directs aux forces armées
ukrainiennes, même à leurs unités et escadrons séparés. »
« (….) le réseau d’aérodromes mis à niveau avec l’aide des États-Unis à Borispol, Ivano-Frankovsk, Chuguyev et Odessa, pour n’en citer que
quelques-uns, est capable de transférer des unités de l’armée en très peu de temps. L’espace aérien ukrainien est ouvert aux vols d’avions stratégiques et de reconnaissance américains, ainsi
qu’aux drones qui surveillent le territoire russe. »
« (…) Ensuite, notamment, l’article 17 de la Constitution de l’Ukraine stipule que le déploiement de bases militaires étrangères sur son territoire est
illégal. Or, il s’agit là d’une convention qui peut être facilement contournée. L’Ukraine accueille des missions d’entraînement de l’OTAN qui sont, en fait, des bases militaires étrangères. Ils
ont simplement appelé une base une mission …. »
La neutralité de l’Ukraine et son statut de non membre de l’OTAN sont déjà des paroles creuses ou comiques. La préparation de la guerre américaine contre la Russie
sur le sol ukrainien, est achevée au début de l’année 2022. Le régime de Kiev est prêt pour la guerre que désirait sa faction nationaliste/nazie et la Maison Blanche. Cela ne signifie pas que
face à la réalité de la boucherie qui se profilait, Volodomir Zelensky n’ait pas hésité, n’ait pas tenté de reporter le clash à plus tard, ni qu’une fois la guerre venue, il n’ait pas essayé d’y
mettre rapidement un terme. Mais il était entre des griffes trop puissantes pour lui.
IV – Le déclenchement des hostilités
En fait, la guerre est présente en Ukraine depuis le coup de février 2014. Dès le lendemain, la Rada avait interdit l’usage de la langue russe dans l’administration
et l’enseignement. Ce sera l’étincelle de la révolte de l’est ukrainien. Kiev répondra par l’envoi de l’armée et des milices néonazies financées par des oligarques, dont le fameux Ihor
Kolomoïsky qui inventera le groupe Azov. C’est une guerre civile entre Kiev et les autonomistes qui commence, même si Moscou, qui n’a jamais envoyé ni troupes ni d’armes lourdes, leur
apporte un parcimonieux soutien. Elle fera environ 14.000 morts dont les deux tiers selon des civils des zones autonomistes.
Biden, qui veut en découdre avec la Russie, a désespérément besoin de transformer cette guerre civile en guerre étrangère, et pour cela il faut que Moscou
franchisse le Rubicon et qu’il envoie des troupes en Ukraine. La manœuvre est simple : il suffit donner l’ordre à l’armée de Kiev de balayer les républiques russophones de l’est et de
reprendre la Crimée. Poutine entrera alors dans la danse pour deux motifs auxquels il ne peut pas se soustraire : protéger les Russes de souche de l’est et conserver la Crimée, porte
d’entrée bicentenaire de la Russie en Méditerranée.
Les deux tiers de l’armée ukrainienne sont concentrés depuis des semaines en posture offensive, aux abords des républiques autonomistes. Elle comprend des unités
d’infanterie, d’artillerie, de blindés et de génie. C’est Biden en personne qui déclenchera les hostilités, si l’on veut bien admettre que les Kiéviens ne sont pas assez fous pour provoquer
l’ours russe tout seuls.
A partir du 15 février, les bombardements des territoires de Donetsk et Lougansk par Kiev entament une courbe de progression rapide. Les
explosions sont dûment enregistrées par les observateurs de l’OSCE dont nul ne conteste l’objectivité. (Voir Osce
Crisis Group) Elles prennent de l’ampleur jour après jour. Le nombre de frappes mensuelles du temps de la guerre civile était de l’ordre de 500 avant la prise de fonctions de Biden. De
mars 2021 à janvier 2022, elles montent à 2.500 en moyenne, provoquant déjà des déplacements de population vers la Russie. Au mois de février 2022, elles vont dépasser les 8.000.
Le dos au mur, Poutine entame son intervention le 24 février, après lui avoir donné en deux un contenu légal. (Reconnaissance de l’indépendance des deux
républiques, signature d’un traité d’assistance, réponse aux demandes d’assistance prévue par l’art 51 de la charte de l’ONU). Puisque guerre il doit y avoir, le Kremlin ne se contentera pas
d’une campagne réactive. Il porte son effort simultanément sur plusieurs fronts, y compris sur Kiev, tout en alignant des effectifs si réduits qu’on ne peut pas détecter de bonne foi une
intention de conquête ou d’annexion.
Si le plan de Biden se déroule conformément aux prévisions, il se double d’un plan médiatique d’une envergue et d’une densité sans précédent dans l’histoire. Le but
est d’annihiler immédiatement toute opposition intérieure à la guerre et de conquérir les opinions en Occident où les media mainstream leurs
messages aux mêmes sources. Pour parvenir à une maitrise complète de l’information, des flux massifs et permanents de messages ad-hoc à très haute densité émotionnelle inondent les différents
segments de l’opinion. Pour bien faire l’Union européenne interdit tous les canaux d’information russes. Le choc de sidération par l’image, la vidéo, l’interview, le commentaire, sera d’une
violence telle que toute expression de doute, toute interrogation, toute observation critique, sera une preuve de culpabilité propre à briser d’un coup la carrière de son auteur. Les plateaux
télévisés réunissent jour après jour des participants strictement sur la même ligne, jusqu’à aujourd’hui. Quand Ségolène Royal faute, elle est mise à pied dans les 48 heurs par LCI. Olivier Todd
avoue qu’il a attendu près d’un an avant d’oser dire ce qu’il pense en public.
Ce verrouillage n’a pas été obtenu en se croisant les bras. Par exemple, une équipe de chercheurs de l’École de science mathématique de l’université australienne
d’Adélaïde, qui a eu accès aux bases de données de Twitter (elles peuvent être ouvertes aux chercheurs) durant les deux premières semaines de l’intervention russe, a pu étudier plus de 5 millions
de tweets émis dans cette période.. Ses
travaux publiés le 20 août 2022 montrent que sur les plus de 5 millions de tweets étudiés, 90.2 % provenaient de comptes pro-Ukraine, moins de 7 % de comptes étiquetés pro-russes, et que
ces tweets avaient été conçus pour « susciter la peur et un niveau élevé d’angoisse. »
Cette campagne antirusse provenait de fermes de robots utilisant de faux comptes Twitter automatisés (60 à 80% des tweets). Elle avait été menée à un rythme
intensif de 38.000 par heure le premier jour et 50.000 par heure le troisième jour, « comme si quelqu’un avait appuyé sur une interrupteur au début de la guerre » selon
Peter Cronau.
L’emprise sur les media est une banalité en temps de guerre. Le but est d’unir un pays derrière ses chefs et son armée. Ce qui fait la différence ici, c’est
l’ampleur des géographies couvertes par tous les types de véhicules. Les opinions de pays occidentaux hétérogènes par nature sont frappées par le même régime de transe émotionnelle. C’est ainsi
que le pouvoir médiatique passe des gouvernements locaux aux autorités de Washington qui utiliseront indirectement les opinions intérieures locales pour faire pression sur les dirigeants alliés
passifs ou récalcitrants. On connait les mésaventures de Scholz et de Macron avec leurs propres media. Ils ont tenté de se faire pardonner de leur relative réserve en dégarnissant un peu plus
leurs arsenaux de Léopard, de Marder, de Caesar, de Patriot et de Mamba.
Le plan Biden est habile. Poutine est entré en guerre, le changement de régime à Moscou est semble-t-il sur les rails, les alliés marchent au pas de peur d’être en
butte à leur propre opinion, ils s’auto-punissent un peu plus en adoptant des sanctions encore plus sévères que celles de Washington, et Kiev ne barguigne pas sur le sang ukrainien qu’il répand
pour aller au bout de ses obligations de supplétif.
V – Le sabotage des tentatives de cessation des hostilités
Biden tient bien entendu à ce que la guerre dure de façon à rendre irréversible la fracture entre la Russie et l’Europe de l’ouest et épuiser son potentiel
militaire. Mais
très vite, l’engrenage guerrier va s’enrayer car ni les Russes, ni les Ukrainiens n’ont vraiment le désir de s’entretuer pour le compte du parrain d’Outre-Atlantique qui n’a pas
engagé ses propres troupes dans le chaudron.
Ainsi, dès le lendemain de l’intervention russe Zelensky, en dirigeant responsable cette fois-ci, envoie des émissaires à Minsk pour parler avec les Russes. Il
demande à Naphtali Bennett, alors premier ministre d’Israël, de tenter une médiation en se rendant à Moscou. Dans son interview du 4 février 2023, ce
dernier révèle que: « [Zelensky]
était convaincu qu’il y avait une fenêtre réduite dans laquelle un accord pourrait être conclu pour mettre fin à la guerre …j’avais l’impression qu’ils voulaient tous les
deux [Zelensky
et Poutine] un
cessez-le-feu ». Du côté ukrainien, il avait réussi à obtenir une concession de Zelensky : revenir sur son intention de rejoindre l’Otan. Les discussions avancent, mais
l’Amérique et les Européens ne l’entendent pas de cette oreille. « Tout
ce que j’ai fait était coordonné avec les États-Unis, l’Allemagne et la France » poursuit
Bennett, signalant sans critiquer la volonté des Occidentaux de «
rompre les négociations… ils
ont bloqué le processus de négociation…».
En fait l’Europe et l’Amérique annoncent à l’Ukraine, en contrepartie à la poursuite de la guerre, des livraisons d’armes pour plusieurs centaines de millions de
dollars. A chaque inflexion de Kiev vers la discussion et le compromis, les Occidentaux étoufferont le risque de paix avec des « paquets » d’armements plus sophistiqués et de plus grand
pouvoir létal.
Biden a encore gagné, la guerre se poursuivra. Mais Zelensky, au pied du mur, a montré d’emblée qu’il se passerait bien d’une guerre avec la Russie, en prenant des
risques avec ses redoutables amis nationalistes et ses donneurs d’ordres de Washington.
Une seconde alerte intervient quelques semaines plus tard. Les discussions ouvertes à Minsk sont suivies des pourparlers d’Istanbul sous de patronage de Recep
Tayyip Erdogan. Encore une fois la négociation Ukraine – Russie est en passe d’aboutir : un projet d’accord est rédigé. Zelensky propose :
La neutralité de l’Ukraine avec des garanties internationales ; il n’adhérera pas à l’OTAN ;
L’engagement de ne pas tenter de reprendre la Crimée par la force et de faire des zones de Donetsk et Lougansk des « territoires
séparés » ;
Le refus de bases étrangères sur son territoire et le consentement de garants avant d’organiser des exercices militaires internationaux d’importance.
En échange, la Russie renoncera à la « dénazification » et acceptera l’adhésion de l’Ukraine à l’UE
Les anglo-saxons paniquent. Biden envoie Boris Johnson à Kiev pour refuser l’application de l’accord d’Istanbul sous peine de désaveu et de retrait de toute
assistance. Il est probable que Bojo a proféré des menaces directes sur sa personne, et qu’il a promis que les armes les plus modernes couleront à flot en cas de rupture. Encore une fois Zelensky
s’incline. Il a désormais compris à quel point ses marges de manœuvre sont limitées. Sa rhétorique va se modifier et il se posera désormais comme un jusqu’auboutiste, en phase avec les
nationalistes et les néonazis qui l’entourent.
Le coulage des deux tentatives de compromis mettent en pleine lumière la responsabilité du pouvoir américain dans le déclenchement de cette guerre féroce. Désormais
la voie est libre pour l’escalade que les néocons de Washington avaient planifiée. La guerre « jusqu’au
dernier ukrainien, » qui
coûte « peanuts » en regard de ses avantages, durera tant qu’ils le voudront.
A la fin de la première année de guerre, de la seconde année si l’on prend en compte l’année de préparation entamée avec le mandat de Biden, de la neuvième si l’on
inclut la guerre civile consécutive au coup de Maïdan dont les affrontements actuels ne sont que le prolongement, Biden a réalisé au moins deux objectifs de ses visées planétaires:
L’introduction d’une rupture profonde et durable entre l’Europe occidentale, en particulier l’Allemagne, et la Russie ;
Le ralentissement de la modernisation de la Russie et de son affirmation dans les affaires mondiales.
Surtout l’axe vertueux germano-russe est effectivement rompu, et Nord Stream 1 & 2 gisent au fond des eaux, une illustration des méthodes du suzerain Yankee à
l’endroit de ses vassaux indociles, aussi puissants soient-ils.
Le second volet de l’agenda planétaire américain sous Biden est de rompre aussi l’axe vertueux germano-chinois.
Biden n’y a jamais renoncé, malgré la mobilisation de son personnel de haut rang sur la guerre en Europe. Son action « anti germano-chinoise » s’est quand
même développée avec une grande vigueur dans deux grandes directions :
La dégradation des relations d’État à État avec la Chine. L’objectif est de créer une atmosphère irrespirable entre elle et les Occidentaux, très
défavorable à la poursuite du commerce et de multiples projets économiques et technologiques, en pariculier avec l’Allemagne. Les provocations se sont enchainées à un rythme soutenu, marquées
par les voyages de Nancy Pelosi et des membres du Congrès à Taïwan, la radicalisation de la mince faction indépendantiste taïwanaise, la multiplication des sanctions, la rupture brutale de la
coopération dans les hautes technologies, et les plans de livraison d’armes à Taïwan.
Les alliés de la zone indo-pacifique (Japon, Australie, Corée du sud, Philippines) sont incités à préparer une guerre présentée comme inévitable avec la Chine,
qui suivrait son attaque imaginaire de Taïwan. Les alliés sont fortement encouragés à réduire leurs liens économiques avec elle, et à adopter des programmes de réarmement massifs à l’exemple
du Japon tandis que Washington ouvre de nouvelles bases aux Philippines.
Après une année de tensions montantes avec la Chine, Washington est parvenue à crisper les relations de ses alliés du flanc est de l’Eurasie et d’Europe de l’ouest
avec l’Empire du Milieu. L’approvisionnement et les chaines logistiques des uns et des autres sont hautement interdépendantes. On ne bouscule pas la structure des échanges internationaux d’un
revers de manche. Les Américains vont peut-être prendre conscience de leurs limites et des conséquences de la fracturation du monde en blocs autonomes sur leur leur volonté illusoire d’hégémonie
mondiale. Car repasser d’un monde multipolaire de
facto à un monde unipolaire, c’est un peu comme faire rentrer le dentifrice dans son tube.
Biden n’a plus beaucoup de temps pour ériger sa propre statue et il semble vouloir prendre sa revanche sur les douloureuses avanies qu’il a subies comme
vice-président. Il s’est engagé dans des politiques trop brutales à l’encontre de trop d’adversaires et de partenaires pour que l’issue de ses prises de risque ne soit pas plus cuisante qu’il ne
l’imagine.
Il y a quelques mois, vous avez été plus d’un million de téléspectateurs à vous passionner pour ses analyses dans un entretien intitulé « Les États-Unis et le
piège de Thucydide »
Nikola Mirkovic, président de l’association Ouest-Est et diplômé de l’European Business School, est de nouveau l’invité de TVL pour la publication de son
nouvel ouvrage à succès : « Le chaos ukrainien –
Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir ? »
La volonté de l’auteur est d’analyser les raisons de la guerre et de tenter de formuler des propositions de sortie de crise. Pour se faire, il procède à
plusieurs analyses implacables : l’histoire instable de l’Ukraine et sa situation de jeune nation sont plus labyrinthiques qu’on ne le croit. Et la guerre actuelle ne peut se comprendre
sans prendre en compte la stratégie du plus grand protagoniste de la crise : les États-Unis.
Nikola Mirkovic explique, exemples à l’appui, qu’animés par la crainte existentielle de voir apparaître un rival sur le territoire eurasiatique, les
États-Unis ont encouragé l’entrée des pays de l’ex-bloc soviétique dans l’OTAN malgré la promesse de ne pas avancer un « pouce vers l’Est ». L’auteur multiplie les informations et les
révélations sur Joe Biden et ses liens avec l’Ukraine, sur Georges Soros, sur Zelensky, un président moins chevalier blanc que vanté. L’auteur évoque enfin les moyens de sortir de ce
conflit pour retrouver la paix et pour que le peuple ukrainien qui souffre ne soit plus considéré comme la variable d’ajustement dans la stratégie de Washington d’affaiblissement de la
Russie.
On ne peut guère douter de l’efficacité d’une propagande quand ceux qui la critiquent semblent être eux-mêmes sous son emprise. Depuis le début de la guerre
en Ukraine en effet, il n’est pas rare de voir ceux qui se distancient peu ou prou de la désinformation médiatique antirusse se retrouver néanmoins aux côtés des contempteurs médiatiques
de la Russie pour affirmer que le 24 février 2022, cette dernière aurait violée la souveraineté de l’Ukraine. Si cette formule est ressassée comme une évidence, se pose pourtant la
question de savoir si à cette date l’Ukraine était effectivement un État souverain, autrement dit un État n’étant pas soumis au contrôle d’un autre État.
A l’aune de cette définition, disons d’emblée qu’il parait pour le moins fallacieux de classer l’Ukraine dans cette catégorie. Huit ans avant l’intervention
russe en Ukraine en février 2022, n’est-ce pas un putsch soutenu par une puissance étrangère, en l’occurrence les États-Unis, et exécuté par leurs alliés locaux, notamment ceux de la
mouvance de l’extrême droite la plus dure1 qui,
le 22 février 2014, évince le président élu démocratiquement, Viktor Ianoukovitch, considéré comme «pro
russe»2 ?
Un coup d’État non seulement sanglant mais ayant toute la perversité des massacres sous faux-drapeau.
Avant d’y revenir plus loin en détails, rappelons que le 20 février 2014 des snipers pro occidentaux ont tiré sur la foule des manifestants, eux-mêmes
pro-occidentaux, pour que la tuerie soit attribuée au gouvernement de V. Ianoukovitch et provoque le chaos, ce qui a permis à une équipe inféodée aux États-Unis de prendre le pouvoir. Ces
faits documentés et accablants sont souvent mal connus, y compris de ceux critiquant la présentation médiatique russophobe. Il s’impose donc d’y revenir, d’autant plus que les victimes se
comptent par centaines et qu’au mépris de toute déontologie de l’information, les entreprises médiatiques cachent soigneusement ces faits vieux de huit ans pour mieux se gargariser de
leur indignation sur le thème de la «souveraineté de
l’Ukraine violée par Poutine en février 2022». On peut supposer qu’elles auraient quelque difficulté à qualifier de «souverain» un
État occidental passé dans le giron russe à la suite d’un putsch sanglant ourdi par Moscou. Pour nos faiseurs d’opinion, il semble que la pratique du coup d’État est acceptable à Kiev
quand elle est occidentale mais serait criminelle à Londres, Paris ou Berlin si elle était le fait de la Russie.
Quant à ceux qui prétendent se distancier du discours médiatique russophobe, ils semblent, sur ce point de la « souveraineté de l’Ukraine »,
défier l’élémentaire logique. Alors qu’ils reconnaissent le plus souvent que Washington est effectivement impliqué dans le coup d’Etat de février 2014, ils refusent néanmoins d’admettre
que c’est à ce moment-là que la souveraineté de l’Ukraine a été non seulement violée mais mise à mort. Faut-il rappeler qu’un putsch fomenté par une puissance étrangère vise à vassaliser
un autre Etat, ce qui par définition met un terme à la souveraineté de ce dernier ? On peut supposer toutefois que, loin d’être une erreur d’analyse de la part de ceux qui
s’efforcent de se distancier de l’unanimisme antirusse, il s’agit plutôt d’une concession au récit médiatique. Crainte qui, encore une fois, donne la mesure du pouvoir d’intimidation
quasi totalitaire des entreprises médiatiques.
Nous défendrons donc ici la thèse qu’en réalité ce n’est pas en février 2022 avec l’ «Opération militaire
spéciale» de la Russie qu’est violée la souveraineté ukrainienne. Car lorsque les forces de la Fédération de Russie entrent en Ukraine cette souveraineté n’existe plus depuis
huit ans, soit, répétons-le, depuis le putsch organisé par les Etats-Unis et leurs alliés en février 2014. Dès lors, les rodomontades ultra nationalistes adoptées par les autorités issues
de ce putsch cachent mal qu’en fait cette souveraineté n’est plus qu’une fiction, et ce dans tous les domaines, qu’ils soient militaire, politique, géopolitique, économique et
juridique.
«Nous n’avons pas d’intérêts,
seulement des valeurs»
De la part
des médias mainstream, les
intérêts étasuniens en Ukraine sont l’objet de la même conspiration du silence que le putsch sanglant et pro-occidental fomenté à Kiev en 2014. Il est vrai que l’opiniâtreté avec laquelle
ils les ont systématiquement dissimulés n’est pas en soi un phénomène nouveau. On y a déjà assisté lors des interventions dirigées un peu partout sur la planète par les États-Unis. Il
s’agit à chaque fois d’évacuer de l’espace médiatique ce qui pourrait rattacher toute implication américaine, qu’elle soit directe ou pas, à de quelconques «intérêts». Ainsi est
aujourd’hui réactivé cet artifice de propagande bien connu selon lequel en Ukraine, comme en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie ou ailleurs, les États-Unis, et
au-delà les Occidentaux, n’auraient pas d’ «intérêts» mais seulement des «valeurs», ces dernières expliquant à elles seules l’interventionnisme occidental. Pour dénoncer ce formatage
aussi efficace que primaire, un ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, évoquait déjà, il y a près de 25 ans, une «opinion
westernisée »3.
Aujourd’hui, comme lors de chaque guerre occidentale, on assiste donc au recyclage de ce scénario inusable où les protagonistes sont invariablement le Bon,
le Méchant et la salutaire cavalerie otanienne pour assurer le triomphe définitif du Bien
Par définition réducteur et simpliste, ce manichéisme ne peut en effet prospérer sans expurger de la scène et du récit médiatiques tout ce qui pourrait
menacer l’univers mental dans lequel il s’agit d’enfermer l’opinion. A commencer par l’économie, l’histoire et la géopolitique, invariablement absentes des plateaux TV et autres supports.
Sans doute les entreprises médiatiques, avec leur condescendance méprisante habituelle, les jugent-elles d’un abord trop ardu et moins vendeur que leurs réductions binaires. D’où leur
préférence pour une psychologie low
cost consistant en une personnification outrancière, sinon obsessionnelle, de la Russie à travers Vladimir Poutine, personnage dont la malfaisance intrinsèque supposée suffirait
à justifier la vertueuse mobilisation de l’Occident contre la Russie. Il est vrai que la complexité fait fuir alors que le simplisme fait vendre.
Fort de ce principe bien connu des experts en «temps de cerveau
disponible», le bourrage de crâne transplante l’opinion dans un monde irréel d’où a été exclu tout ce qui participe de la conflictualité millénaire de la vie des États,
question complexe par excellence à laquelle la guerre en Ukraine n’échappe pas. Ainsi, tout est fait pour que l’opinion ignore que les conflits entre puissances, aujourd’hui comme hier,
s’articulent sur les conquêtes de marchés, l’appropriation des matières premières, le contrôle des ressources énergétiques et celui des voies permettant leur acheminement et autres
logiques monétaires… Autant de notions qui paraissent relever d’un idiome étranger pour ceux qui s’habituent à voir le monde à travers l’image fallacieuse qu’en livrent les
médias mainstream. Il
va se soi que les entreprises médiatiques ne voient aucune raison de s’encombrer de cette langue prétendument absconse quand, outre les habituelles motivations liées à l’appât du gain et
à l’obsession de l’audience, il s’agit pour elles de faire croire que les dirigeants occidentaux sont fondamentalement mus par ces fameuses «valeurs» dont ils aiment s’auréoler.
Dans pareil contexte, gare à ceux qui prétendent que la politique des Etats occidentaux n’est pas exactement ce qu’en disent leurs dirigeants et les
commentateurs qui les flattent. L’anathème de «complotisme» et ses variantes sont là pour exclure du cercle de la raison comme de celui de la morale les contrevenants à cette doxa aussi
rudimentaire que menaçante. Notons enfin que l’hypothèse du complot, interdite quand elle vise le camp du Bien, est en revanche recommandée quand il s’agit de pourfendre le camp du Mal…
Voilà, rapidement décrit, l’univers mental qui, du haut en bas de l’échelle de l’instruction, voire plus encore en haut qu’en bas, imprègne majoritairement l’opinion quant aux évènements
en Ukraine et permet d’obtenir le consentement des opinions occidentales aux expéditions et autres conquêtes des États-Unis et de leurs vassaux européens.
Objectifs et intérêts étasuniens en
Ukraine
Si, associé aux aventures extérieures des Occidentaux, la question des intérêts américains est taboue dans les rédactions mainstream, les
objectifs des États-Unis n’ont pourtant rien de secret. Absents de la scène médiatique, ils sont pourtant sur la place publique, y compris aux États-Unis où des fondations, des hommes
d’Etat et autres experts disent leur hantise de voir les États-Unis perdre le statut de puissance unipolaire auquel la disparition de l’URSS leur a permis d’accéder. Pour qui veut bien
examiner leurs analyses, il est facile de constater qu’elles sont dans la tradition millénaire de ce qui fait agir les grandes puissances, à commencer par leur volonté de le rester. A
ceci près que le statut de puissance unipolaire et planétaire des États-Unis est un fait unique dans l’histoire. Dès lors, pour ceux qui pensent la stratégie américaine, la question se
résume à ceci : comment empêcher l’émergence d’une ou de deux puissances rivales 4 ?
Pour les stratèges américains, cette émergence ne peut avoir lieu qu’en Eurasie, vaste espace continental où se concentrent la majeure partie des richesses, des territoires et des
populations de la planète. Sont visées bien sûr la Chine et la Russie, mais aussi l’Allemagne, qui pourrait rivaliser dangereusement avec les États-Unis si, forte de l’énergie bon marché
venue de Russie, elle développait avec cette dernière ses relations économiques. Comme l’écrit G. Friedman, responsable de la fondation américaine Stratfor, proche
des services secrets étasuniens : «L’intérêt le plus
important des États-Unis au cours des 100 dernières années, tant pendant la 1ère et
la 2ème Guerres
mondiales que pendant la Guerre froide, était de savoir comment les relations entre l’Allemagne et la Russie se développeraient, car si ces intérêts étaient entremêlés et associés, ce
serait la seule puissance au monde qui menacerait la primauté des États-Unis. Il est dans l’intérêt des États-Unis que cela ne se produise pas »5.
Le risque serait grand en effet pour les États-Unis de passer du statut de «puissance
globale» à un rôle modeste sinon accessoire en Eurasie. Y rester fait du contrôle de la tête de pont eurasienne qu’est l’Europe une nécessité absolue, perspective qui rend
indispensables le maintien et l’extension de l’OTAN aussi loin que possible vers l’Est. On comprend mieux l’acharnement, tant de l’administration D. Trump que de celle de J. Biden,
à empêcher la construction des gazoducs Nordstream 1 et 2, qui fournissaient à l’Allemagne une énergie russe bon marché. Sans oublier, bien sûr, que cette obstruction américaine avait
aussi pour but d’obliger l’Allemagne à acheter le gaz américain bien plus cher. Quant à l’acte de guerre antiallemand, voire antieuropéen, qu’est le dynamitagede ces deux gazoducs
par les Etats-Unis en septembre 2022, il confirme s’il en était besoin la réalité de cette stratégie américaine de rupture entre l’Allemagne et la Russie 6
Si l’Allemagne est perçue à Washington comme une puissance rivale potentielle, la Russie est en revanche l’ennemi désigné, statut qui, contrairement aux
ressassements médiatiques habituels, ne doit rien à son intervention en Ukraine de 2022, pas plus qu’à l’annexion de la Crimée en mars 2014. Son étendue gigantesque sur deux continents et
les richesses incommensurables de son sous-sol font inévitablement de la Russie une grande puissance, autrement dit un État rival avec lequel, sauf à envisager sa destruction, il faut
composer dans les affaires du monde. Un exercice pour lequel les États-Unis au fil de leur histoire n’ont guère montré d’aptitudes particulières. On sait par R. Gates, ancien chef de la
CIA puis du Pentagone, que juste après la disparition de l’URSS, on envisageait déjà en haut lieu à Washington de provoquer le démantèlement de la Russie. Peu après, Paul Wolfowitz,
secrétaire adjoint à la Défense entre 2001 et 2005 lors du mandat de Georges W. Bush ne dira pas autre chose quand il écrivait le 7 mars 1992 dans le New York
Times : «Notre premier
objectif est d’empêcher la réémergence d’un nouveau rival, sur le territoire de l’ex-Union soviétique ou ailleurs, qui représente une menace de l’ordre de celle que représentait autrefois
l’Union soviétique. (…) Alors que les
États-Unis soutiennent l’objectif de l’intégration européenne, nous devons chercher à empêcher l’émergence d’arrangements de sécurité qui pourraient affaiblir l’OTAN(…).7
L’enjeu ukrainien est ainsi au centre d’une rivalité de puissance entre la Russie et les États-Unis, ces derniers cherchant par tous les moyens, au-delà de
l’Ukraine, à affaiblir la Russie, notamment en sabotant les tentatives de cette dernière de créer un vaste espace unifié d’échanges économiques avec les ex-républiques soviétiques.
Stratégie occidentale qui parait d’autant plus agressive et indéfendable qu’elle est mise en œuvre au moment même où, de son côté, l’Europe a des objectifs d’intégration économique, voire
politique, non seulement de l’espace de l’Union européenne mais bien au-delà, de l’espace transatlantique avec les États-Unis et le Canada dans le cadre du TTIP ou du CETA8
On sait que lorsque des puissances ont pour politique d’empêcher à tout prix une autre puissance de faire ce qu’elles font elles-mêmes, elles contribuent
plus sûrement à la guerre qu’à la paix…
Affaiblir la Russie est en effet l’obsession des États-Unis et de leurs vassaux européens, tout particulièrement en Ukraine. Alors qu’il aurait été de
l’intérêt non seulement de la Russie, mais aussi de l’Europe en général, et plus encore des Ukrainiens, que l’Ukraine devienne un pont économique et pacifique entre l’Est et l’Ouest de
l’Europe, les États-Unis et l’Union européenne en ont décidé autrement. Pour affaiblir la Russie, ils ont opté pour la stratégie consistant à arrimer à tout prix l’Ukraine à l’Occident,
faisant de cette dernière un pion, ou plutôt une pièce des États-Unis en Eurasie, espace que Z. Brezinski appelait d’ailleurs Le grand
échiquier et où, selon lui, se jouait l’avenir des États-Unis comme «puissance
globale». Sauf qu’arrimer l’Ukraine à l’Occident pour nuire à la Russie ne pouvait que conduire l’Ukraine vers la
guerre.
On sait en effet que si cette stratégie convenait à l’Ouest ukrainien, traditionnellement antirusse et tourné vers l’Occident, elle ne pouvait convenir à
l’Est, traditionnellement russophile et russophone. Prendre possession de l’Ukraine nécessitant de s’allier à une partie de l’Ukraine contre une autre, la stratégie euro-atlantique ne
pouvait donc que conduire vers l’éclatement du pays et la guerre civile. D’autant plus sûrement qu’ayant besoin sur place de forces, voire d’hommes de mains, les États-Unis s’appuyaient
sur la nébuleuse néonazie, forte principalement en Ukraine occidentale, qui glorifie depuis longtemps les figures de nazis ukrainiens9.
Cette mouvance est même parvenue à obtenir l’accord complaisant des autorités gouvernementales pour procéder à la réhabilitation et glorification officielles de ces collaborateurs. Un
processus de révision complète de la 2ème Guerre
mondiale que les États-Unis ont couvert, y compris par leur vote à l’ONU, alors qu’il est notoire que les figures officiellement glorifiées par Kiev depuis 2010 avaient participé aux
exterminations génocidaires du IIIème Reich10.
L’Est de l’Ukraine ayant sur cette même période historique un regard totalement opposé à celui de l’Ouest, les États-Unis ont donc également contribué à une guerre des mémoires. Les
enjeux mémoriels s’ajoutant à ceux de la politique au présent, tout était donc en place, dès 2014, pour une guerre inexpiable.
*
Nous verrons plus loin en détails que cette extrême droite est plus précisément d’obédience néonazie. Voir plus bas les sections : Quand l’UE et Le
Monde voyaient, quand l’UE et Le Monde ne voient plus ; Les protégés de l’UE ; L’alliance occidentale avec le néonazisme.
Voir Pierrick Tillet, «Le coup d’Etat
ukrainien a bien été piloté par les Etats-Unis : la preuve», L’Obs, 25
janvier 2017. Voir «La
politique-système» des USA en Ukraine mis à nu», Le Club
Mediapart, 24 janvier 2015. Voir Jacques Baud, Opération
Z, Paris, Max Milo, 2022, p. 59.
Hubert Védrine, Les mondes de
François Mitterrand, Paris, Fayard, 1996, p. 602.
C’est le thème développé par l’Américain Zbignew Brezinski dans Le grand
échiquier. Unlivre que les atlantistes de tout poil n’aiment pas voir cité. A sa lecture, on comprend vite pourquoi. Il fait en effet apparaitre que les motivations géopolitiques
des Etats-Unis sont en contradiction flagrante avec la moraline pro américaine autour des ‘’valeurs’’ qui semble être l’ingrédient principal des analyses de plateau. Faut-il préciser
que si l’idiome géopolitique évoqué plus haut est une langue étrangère au journalisme atlantiste et par conséquent à l’opinion, il est une langue que maitrise parfaitement Z.
Brezinski, qui en fait même un outil indispensable à son analyse du monde. Une analyse dont le but avoué cyniquement est de perpétuer le règne planétaire des Etats-Unis en empêchant
qu’il soit menacé par des puissances rivales. Bien que publié en 1997, ce livre reste donc d’une brûlante actualité. Compte tenu du parcours éminent de Zbignew Brezinski, exclure
son Grand
Echiquier est un exercice difficile, même si ceux qui le tentent ne sont plus à ça près. Rappelons tout de même que Zbignew Brezinski a marqué la politique étrangère
étasunienne des années 70 jusqu’à sa mort en 2017. Il en fut même un personnage central. Chef du Conseil de Sécurité des Etats-Unis sous la présidence de Jimmy Carter (1976-1980), il
fut aussi conseiller de Georges W. Bush puis de Barak Obama. Bref, un personnage incontournable tant pour son action que par ses écrits. On a quelques raisons de penser que nos
experts atlantistes ne feraient pas la sourde oreille si un personnage central de la politique étrangère russe avait non moins cyniquement expliqué dans un ouvrage de son crû tout ce
qu’il convenait de faire pour perpétuer la puissance russe dans le monde, traitant sans détour ses alliés de vassaux, se comparant volontiers à l’Empire romain, empire que l’on sache
plutôt conquérant et impitoyable avec ses ennemis, et qui affirmerait sans vergogne que l’empire russe a une vocation planétaire et doit durer au moins une génération
supplémentaire…
Dès la nouvelle de leur dynamitage le 26 septembre 2022, la probabilité qu’il soit le fait des Russes paraissait extrêmement faible sinon nulle. Ne serait-ce que pour des
raisons géographiques basiques. En effet, en dehors de la Russie, la Mer baltique est une mer étroite et fermée dont les côtes sont presque exclusivement sous le contrôle de pays
appartenant au camp occidental : soit ils sont dans l’OTAN (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Allemagne et Danemark), soit sont en instance de l’être (la Suède et la
Finlande). Environnement très surveillé qui interdit les déplacements discrets ou secrets de navires russes indispensables pour procéder à un tel dynamitage. En dehors d’être un «lac
occidental», la Mer baltique a une autre caractéristique : ses fonds sont très hauts, la profondeur étant en moyenne de 55 mètres, ce qui rend d’autant plus facilement repérables
les éventuels déplacements de sous-marins russes par les moyens de surveillance. Alors que ces éléments rendent invraisemblable une action russe, ceux qui indiquent une action
américaine sont en revanche très nombreux. En dehors de l’hostilité publique du pouvoir américain à la construction de Nord Stream II, ajoutons la déclaration de Biden du 7 février
2022, où il revendiquait sa volonté d’y mettre un terme si la guerre en Ukraine éclatait. Le vétéran américain de la presse, Seymour Hersch est venu confirmer avec de nombreux
détails l’implication des services américains dans le dynamitage. Pour une information complète sur cette affaire, voir Michel Collon, Ukraine, la
guerre des images, Ed. Investig’action, 2023, p. 330-39.
New York
Times, 07-03-1992. Voir Jacques Baud, Ukraine entre
guerre et paix, Paris, Max Milo, 2023, p. 13.
TTIP ou TAFTA, est un projet d’accord commercial entre l’Union européenne et les Etats-Unis en vue d’un grand marché transatlantique. Le CETA est son équivalent avec le
Canada.
Nous revenons plus bas sur cette question du néonazisme ukrainien, notamment dans les trois sections suivantes : Quand l’UE et Le
Monde voyaient, quand l’UE et Le Monde ne voient plus ; Les protégés de l’UE ;L’alliance
occidentale avec le néonazisme.
De 2005 à 2021, seuls les Etats-Unis et l’Ukraine s’opposent chaque année à une résolution de l’ONU condamnant toute glorification du nazisme. Proposée tous les ans par
la Russie, cette résolution obtient régulièrement une nette majorité, sauf les voix des deux Etats suscités, parfois rejoints par le Canada. En 2022, contrairement aux autres années,
la France ne s’est pas abstenue : aux côtés de tous les Etats de l’OTAN, sauf la Turquie, elle a voté avec l’Ukraine et les Etats-Unis contre la résolution. Voir Le
Figaro, 08-11-2022. Voir Jacques Baud, Opération
Z, Paris, Max Milo, 2022, p. 78. Ajoutons que la Russie n’est pas la seule à s’inquiéter de la résurgence du nazisme en Ukraine. En avril 2018, 50 députés américains
alertaient eux-mêmes leur gouvernement sur «la montée de la glorification des responsables de l’époque de l’Holocauste dans toute l’Europe». Voir The Times of
Israel, 25-04-2018 : «Congress members urge stand against Holocaust denial in Ukraine, Poland». Cité par Jacques Baud, Opération
Z, opus cité, p. 73
Qui a mis fin à la souveraineté de l’Ukraine ? (2)
Quand l’Union européenne menaçait
l’unité et la souveraineté de l’Ukraine
Mais les États-Unis n’ont pas été les seuls à la manœuvre.L’UE a de son côté parfaitement rempli son rôle de vassal zélé en relayant la stratégie de son
maitre1.
Comme le souhaitait Washington, elle a joué la carte de l’affaiblissement de la Russie et soufflé sur les braises du conflit interne à l’Ukraine, misant sur la victoire d’une partie de
l’Ukraine contre l’autre dans la perspective, redisons-le, de prendre le contrôle du pays. Quant aux projets économiques proposés par Bruxelles, nous y reviendrons plus loin, ils ne
pouvaient que transformer le pays en colonie euro-américaine. Pour la Commission européenne, la souveraineté de l’Ukraine était en effet une préoccupation pour le moins lointaine :
arrimer l’Ukraine à l’Occident, ce n’était pour elle rien d’autre que la gouverner depuis Bruxelles et/ou Washington.
Mais revenons d’abord brièvement sur le mouvement qualifié d’«Euromaïdan». On se rappelle qu’il commence à l’automne 2013 avec des manifestations dirigées
contre le gouvernement du président Viktor Ianoukovitch, démocratiquement élu en 2010. Elles sont pacifiques à leur début, voire bon enfant, et mettent en avant le thème de la lutte
contre la corruption, mal que le gouvernement en place était supposé incarner aux yeux des manifestants. La suite toutefois ne tardera pas à montrer qu’en Ukraine le mal en question est
endémique, n’épargnant le plus souvent ni les partis ni les gouvernements. Il n’est d’ailleurs nullement limité à l’Ukraine2.
A partir de décembre, lors de la fin des négociations entre l’Ukraine et l’Union européenne ces manifestations vont rapidement dégénérer. Le but avoué des
manifestants était d’obliger le gouvernement à accepter le plan de l’Union européenne visant à intégrer l’Ukraine dans «une zone avancée de
libre-échange» selon les termes de José Manuel Barroso, qui préside à ce moment-là la Commission de Bruxelles. A ceci près, il est important de le rappeler, que l’Ukraine est déjà
dans un espace économique commun avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Mais quand le 25 février 2013, José Manuel Barroso fait savoir que cette association Ukraine-Russie est
incompatible avec la proposition bruxelloise d’association, il devient évident que l’Union européenne veut mettre l’Ukraine en demeure de choisir son camp3.
Une décision particulièrement funeste dans le contexte ukrainien, marqué, nous l’avons vu, par de profondes divisions internes susceptibles de se transformer en guerre civile. Erreur de
la part de la Commission de Bruxelles ? On peut en douter, tant la stratégie européenne est en phase avec celle de Washington qui, pour prendre possession de l’Ukraine, envisage
sciemment une déstabilisation de plus en plus agressive du gouvernement légal en jetant une partie de l’Ukraine contre l’autre. Nombre d’Occidentaux, et non des moindres, font savoir que
la stratégie adoptée par Bruxelles est des plus dangereuses. Parmi eux, on remarquera notamment deux ex-chanceliers allemands, Helmut Schmidt et Gerhard Schröder, et un ex-président de la
République française, Valéry Giscard d’Estaing.
Pour Helmut Schmidt dans le Bild du
16-05-2014 : «Bruxelles s’impose
trop sur la scène de la politique mondiale(…). L’exemple le plus récent est la tentative de laCommission de l’UE
d’annexer l’Ukraine (…). Le risque que la situation s’aggrave, comme en 1914, augmente de jour en
jour».
Pour Gerhard Schröder dans Welt Am
Sonntag du11-05-2014 : «L’erreur fondamentale
a été la politique d’association de l’UE, qui a ignoré que l’Ukraine est un pays profondément divisé culturellement».
Enfin, sur Europe
1, le 11-05-2014, Valéry Giscard d’Estaing, répondant à Jean-Pierre Elkabach affirme que «les Américains ont
soutenu le désordre. Ils ont poussé au désordre en Ukraine pour affaiblir la Russie mais c’est un jeu très imprudent» 4.
Quant à Henry Kissinger, ex-conseiller du président Nixon, il critique lui aussi la stratégie américaine relayée par l’UE. Dans un article
du Washington
Post du 5 mars 2014, il conseille : «Bien trop souvent,
le problème ukrainien est présenté comme un rapport de force dans lequel l’Ukraine doit rejoindre l’Est ou l’Ouest. Mais si l’Ukraine veut survivre et prospérer, cela ne sera pas en
servant d’avant-poste pour l’un ou l’autre camp mais en servant de pont entre les deux. Toute tentative d’un côté de l’Ukraine de dominer l’autre mènerait à terme à une guerre civile ou à
une sécession. La sagesse devrait guider la politique des USA en Ukraine vers la recherche d’une coopération entre les deux camps. Nous devrions œuvrer pour la réconciliation, non pour la
domination d’un camp par l’autre». En conclusion, Henry Kissinger émet une mise en garde. Il faut parvenir à mettre en pratique une authentique politique de paix en Ukraine et ne pas
intégrer l’Ukraine dans l’OTAN. Sinon «la descente vers la
confrontation ne fera qu’accélère»5.
Enfin, citons l’interview de Jacques Attali du 4 juin 2014 sur Europe1, soit trois mois après l’annexion de la Crimée. Outre que lui aussi voit dans la
volonté d’intégrer l’Ukraine dans l’OTAN «une immense erreur», il désapprouve la volonté occidentale d’isoler la Russie : «On ne peut
pas imaginer d’isoler la Russie. (…). Isoler la Russie est la pire des choses qu’ils peuvent accepter».
En Ukraine, l’UE c’est la
guerre
Avant d’examiner les menaces spécifiques que faisaient peser sur la souveraineté ukrainienne la «zone de libre-échange
avancée» que proposait l’UE, relevons qu’au-delà du cas ukrainien, ces menaces tenaient d’abord à la logique profonde de la construction européenne. De ce point de vue, les ambitions
européistes en Ukraine n’étaient pas sans ressembler à celles mises en œuvre dans les autres États de l’Union européenne, également mortifères pour leur souveraineté. Que l’on sache, les
80 000 pages d’«acquis
communautaires» ne vont pas dans le sens de l’autonomie de décision des États mais au contraire définissent autant d’abandons de souveraineté. On constate d’ailleurs que l’espace
politique et médiatique légitime invariablement cette construction du super-État bruxellois par la dénonciation des intérêts nationaux comme autant d’«égoïsmes». Quant
aux peuples, s’ils ont jusqu’à présent consenti à se voir imposer les «tables de la loi» de cette dictature juridique, c’est pour la seule raison qu’en UE, le concret de la
souveraineté s’échange contre des promesses, celles de la prospérité et de la paix. Sauf qu’en Ukraine, si les promesses étaient de la même eau, l’avenir défini par l’UE à ses habitants
ne pouvait être à court terme que la pauvreté et la guerre. Une guerre qui met désormais en danger l’ensemble du continent européen du fait de l’implication de l’UE dans un conflit voulu
avant tout par les États-Unis.
Face aux volontés de la technostructure bruxelloise, l’Ukraine parait aussi faible que les espoirs de prospérité y sont grands. D’abord parce qu’en 2014,
soit 23 ans après l’effondrement de l’URSS, le PIB par habitant restait très inférieur à ce qu’il était avant 19916.
Cette même année 2014, l’Ukraine connait une situation quasi catastrophique : proche du défaut de paiement, avec une récession de 2%, elle n’a plus que 19 milliards de réserves de
change alors qu’elle doit dans l’année en rembourser 7 à ses créanciers7.
L’Ukraine en est donc réduite à quémander un prêt au FMI que celui-ci, fidèle à lui-même, n’acceptait d’octroyer qu’en échange de privatisations massives, de coupes dans les budgets
sociaux et d’une augmentation du sextuple du prix du gaz, mesure qui aurait pénalisé les foyers déjà massivement en situation fragile. Car l’Ukraine était en 2014 le pays le plus pauvre
d’Europe, où le salaire minimum était de 100 euros/mois, soit plus bas de 30% de son équivalent en Chine8.
Dans ce contexte, l’ouverture du marché ukrainien aux produits occidentaux en échange de l’ouverture du marché européen aux produits ukrainiens ne pouvait être qu’un marché de dupes. Car
si les produits européens, très compétitifs, avaient toutes les chances de s’imposer en Ukraine, ce n’était nullement le cas de l’inverse, les produits ukrainiens n’ayant eux à peu près
aucune chance de s’imposer en UE.
Se pose également la question de savoir si la décision prise par l’UE d’ouvrir «à 98%» les
marchés ukrainien et européen, aurait été favorable aux autres Européens. A l’évidence non puisque les salaires européens auraient inévitablement été tirés vers le bas du fait de la
concurrence d’une importante main d’œuvre à bas coût ukrainienne. Ajoutons enfin que la limitation drastique des échanges de l’Ukraine avec la Russie, voulue par l’UE pour nuire à cette
dernière, ne pouvait que nuire à l’Ukraine elle-même puisqu’elle était, nous l’avons vu, dans une zone douanière issue de la CEI. Sans même évoquer les siècles de relations
d’interdépendance entre la Russie et l’Ukraine, rappelons qu’après soixante-dix ans de vie commune au sein de l’URSS, les économies russe et ukrainienne avaient évolué dans le sens de la
complémentarité et de l’interdépendance. Dans ces conditions, contraindre l’Ukraine à rompre d’un trait de plume les liens avec la Russie relevait de la vivisection. En offrant son marché
de près de 46 millions d’habitants, sa main-d’œuvre peu coûteuse et les richesses de son sol et de son sous-sol, l’avenir de l’Ukraine tel qu’il était défini par l’UE ressemblait à la
thérapie de choc connue par la Russie à partir de 1992. A moins qu’il fût celui d’une colonie contrainte d’échanger son marché contre ses matières premières et sa main-d’œuvre à bas coût,
sort guère différent.
Fondamentalement nuisible à l’Ukraine et aux Européens, le plan de l’UE était donc avant tout une machine de guerre à la fois économique et politique contre
la Russie. Ignorant délibérément que l’Ukraine était déjà dans une union douanière avec la Russie, le porte-parole de la Commission européenne, John Clancy jugera «inadmissible»
toute intervention russe dans le processus de négociations9.
Quant au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, il tancera lui aussi la Russie, lui rappelant que «le temps de la
souveraineté limitée en Europe est terminé»10. Bref,
pour l’UE, la Russie n’avait pas son mot à dire sur ce que pourrait représenter pour son marché intérieur l’ouverture à plus 98% des barrières douanières entre l’UE et l’Ukraine. Comme le
fait très justement remarquer Olivier Berruyer sur les-crises, une
comparaison simple pouvait pourtant permettre de comprendre la volonté russe d’être partie prenante dans la négociation.La situation de la Russie avec l’Ukraine était en effet comparable
à celle dans laquelle serait la France si, après avoir signé un accord de libre circulation des personnes avec l’Espagne, elle voyait cette dernière signer ensuite un accord de libre
circulation avec le Maroc11.
La France serait-elle concernée par ce changement, ou faudrait-il s’ingénier à dénoncer les interventions de la France comme un funeste reliquat de son histoire coloniale ?
La seule solution était donc d’envisager une négociation avec la Russie, ce que l’UE, comme ses maitres washingtoniens, ne voulait à aucun prix. Elle a
choisi, un quart de siècle après la chute du Mur, de dresser entre la Russie et l’Occident un nouveau Mur, l’hostilité à la Russie semblant être l’alpha et l’oméga de la stratégie
bruxelloise. Quelques voix s’élèvent alors pour dénoncer cette politique. Comme celle du sociologue Pino Arlacchi, par ailleurs député européen et ancien directeur de l’Office des Nations
Unies contre la drogue et le crime : «Cette intervention
européenne en Ukraine a été un désastre, car elle a divisé le pays. Il y a toute une partie antirusse du pays contre l’autre moitié, qui est pro-russe (…). J’ai insisté, et je continue à
le faire, avec mes autres collègues, sur l’idée que diviser un pays de cette manière n’est pas cohérent avec le message européen, n’est pas dans l’intérêt de l’Europe, et que nous
devrions développer une autre politique à l’égard de l’Est, fondée sur le dialogue et l’inclusion avec la Russie, plutôt que de se comporter comme si nous étions au pire moment de la
Guerre froide»12.
Même point de vue de la part de Alexander Rahr, expert allemand réputé de la Russie : «L’Occident ne peut
éviter de chercher une solution dans le cas de l’Ukraine avec, plutôt que contre la Russie» 13.
L’UE
n’ayant eu de cesse de réveiller l’esprit de Guerre froide, on ne s’étonnera pas de constater que «le temps de la souveraineté limitée», évoquée par José Manuel Barroso, n’a pas disparu
avec la Chute du Mur et celle de l’URSS. A ceci près qu’il n’est plus le fait de l’URSS mais de l’UE pour laquelle l’ensemble des prérogatives de l’État, à savoir le budget, le commerce
extérieur, les politiques économique et militaire ainsi que la politique étrangère doivent être sous le contrôle de Bruxelles. Un contrôle ressemblant d’autant plus à une main de fer que
l’État est faible, ce qui était ô combien le cas de l’Ukraine.Outre les drastiques «réformes» économiques semblables à celles du FMI que l’UE voulait voir appliquer en Ukraine, la «zone
de libre-échange avancée» obligeait l’Ukraine à augmenter ses dépenses militaires, à renoncer à son contrôle sur le commerce extérieur et à adopter la PESC, à savoir la politique
étrangère de l’UE.
Étonnant revirement de l’histoire : c’est finalement la Russie qui fait des propositions économiques allant dans le sens de la souveraineté de
l’Ukraine. Pour des raisons de fond qui tiennent à la nature de l’intégration économique eurasienne (Russie, Biélorussie, Kazakhstan) : celle-ci ne vise ni à établir une monnaie
unique, ni à former un parlement supranational. L’idée de créer un espace politique commun étant exclue, cela laisse plus d’autonomie, donc de souveraineté, aux États-membres.
En 2023, à l’heure où l’imaginaire atlantiste se plait à se représenter la guerre en cours en Ukraine comme l’affrontement «des autocraties
contre les démocraties», force est de constater, non sans ironie, que c’est finalement l’UE et pas la CEI qui impose aux peuples une nouvelle camisole.
Une seule solution, le
putsch
C’est finalement un choix souverain que fait le président Ianoukovitch lorsqu’il accepte en décembre 2013 les propositions russes, après qu’il ait renoncé à
signer l’accord avec l’UE à la fin du mois de novembre mais, il faut le préciser, sans pour autant avoir le même statut que les États se trouvant dans l’union douanière réunissant, outre
la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie. Sa décision est aisément compréhensible. L’Ukraine se voyait en effet proposer par la Russie un prêt de 15 milliards de dollars, alors que la
Commission de Bruxelles ne proposait que 610 millions d’euros en compensation du démantèlement de son industrie, somme qui apparait plus dérisoire encore quand on songe à l’urgence
financière dans laquelle se trouvait l’Ukraine. Quant à ce prêt russe, Vladimir Poutine précisait qu’il n’était «lié à aucune
condition, ni d’augmentation, ni de diminution, ni de gel des normes sociales, des pensions, des allocations et des salaires».A cela s’ajoutait une
baisse substantielle du prix du gaz russe de près de 33%14.
Avec la décision de Viktor Ianoukovitch, c’est donc par un échec que s’achevait cette phase de la stratégie occidentale. Pourtant, la conquête de l’Ukraine
restait l’objectif des Occidentaux. Sauf que l’importance des forces ukrainiennes opposées au basculement voulu par l’UE et les États-Unis rendait bien incertaine la réussite de leurs
projets dans un cadre de compétition démocratique normale. C’est en effet un président à la légitimité démocratique incontestable qui vient de prendre ces décisions contraires à celles
que souhaitait le camp euro-atlantiste et ses partisans ukrainiens. Rappelons aussi que même si le camp des pro-occidentaux était très actif dans un pay