Géopolitique d'après...

...par Richard Labévière - Le 24/03/2020.

 

Inédite, cette pandémie n’est vraisemblablement pas la fin du monde, mais signe assurément la fin d’« un » monde : celui de la mondialisation libérale, néo-libérale et ultra-libérale ; en dernière instance, celui du village planétaire de Marshall McLuhan. En 1967, dans son ouvrage Le Médium est le message[1], le sociologue canadien (1911 – 1980) affirmait que les médias de masse fonderaient l’ensemble des micro-sociétés en une seule et même « famille humaine », un « seul village » où « l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace ».

On sait – au moins depuis le sommet de la terre de Rio de 1992 – qu’on va droit dans le mur si l’on continue à détruire la planète (exploitation exponentielle des ressources naturelles, rejets massifs des gaz à effet de serre et autres vecteurs de réchauffement climatique, extinction de la biodiversité), et on y va sûrement… mais à un rythme lent, étalé dans le temps. De la même inexorable manière, l’actuelle pandémie nous fait basculer dans l’inconnu, mais c’est tout de suite, brusquement, globalement – ici et maintenant -, sans que l’on sache très bien comment tout cela va se terminer et si cela va se terminer vraiment… dans la mesure où plus rien ne pourra être comme avant !

Darwinisme social « compressé »

À Beyrouth, Walid Charara écrit dans le quotidien Al-Akhbar qu’on savait depuis longtemps que « les mécanismes du capitalisme libéral induisent un darwinisme social généralisé rendant les plus pauvres toujours plus pauvres, les plus faibles toujours plus faibles allant jusqu’à disparaître pour laisser place aux plus riches et aux plus forts. Cette implacable logique suivait le rythme lent des cycles économiques, alors qu’aujourd’hui la pandémie provoque un darwinisme social ‘compressé’, brutal et d’une violence décuplée ».

Le cas du prince Albert de Monaco ne doit pas cacher la forêt et il restera à dresser une sociologie précise des contaminés pour constater que le virus aura contribué à aggraver les inégalités sociales – les confinés sont tous égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres -, les confrontations et les crises internationales.

Derrière le réflexe immédiat de fermer les frontières, moult questions se posent et continueront à se poser à l’encontre de dirigeants redécouvrant subitement les bienfaits régaliens de l’État-nation, aux accents mélancoliques d’un Conseil national de la Résistance (CNR) dont il était de bon ton de proclamer – il n’y a pas si longtemps encore – que son programme n’était qu’une collection de vœux pieux à remiser au cabinet des curiosités historiques. On entendit même tout récemment Angela Merkel recommander la « nationalisation » – oui, la nationalisation ! – de plusieurs « secteurs sensibles » de l’économie allemande. Il se passe vraiment quelque chose d’inédit !

D’une soudaine grande sagesse, le président de notre République a remisé à plus tard sa grande réforme des retraites. Bravo ! Et l’on peut d’ores et déjà imaginer que son hypothétique remise en route ne pourra s’effectuer à l’identique de son dernier lancement… Transposée sur le plan international, cette soudaine clairvoyance devrait remettre aussi à plus tard toutes les expéditions militaires, les guerres asymétriques et toutes les sanctions économiques, quels que soient leurs fondements ! En effet, une trêve des confiseurs généralisée devrait être la règle sur l’ensemble de la planète.

Au lieu de cela, on assiste impuissant et dans l’incompréhension la plus totale à un durcissement, sinon à une accélération d’un darwinisme géopolitique aggravé.

Des crises internationales aggravées

Dans son « Bulletin quotidien Covid-19 », l’excellent général Dominique Delawarde – dont la veille est l’une des meilleures qui soient – nous indique que s’agissant de l’Iran, « il faut rappeler que ce pays est sous sanctions des gouvernances occidentales qui se soumettent aux pressions des lobbies pro-israéliens (États-Unis, Union européenne, OTAN). Ces sanctions affectent l’approvisionnement en médicaments et matériel médical et contraint le pays à se tourner toujours plus vers la Chine et la Russie. Cette prise en otage de la population iranienne pour des raisons politiques ne peut être que contre-productive pour le quatuor « États-Unis/Israël, UE, OTAN » pour deux raisons principales : 1) elle ne grandit pas l’image de cette « coalition occidentale » dont les gouvernances se targuent en permanence d’humanité, de « droits de l’homme », de devoir « d’ingérence humanitaire » et qui, au nom de ces principes à géométrie variable, sèment le chaos sur la planète depuis un quart de siècle. Le cynisme des gouvernances EU-UE dans cette affaire d’épidémie (embargo sur les médicaments) restera dans la mémoire des peuples. 2) favoriser consciemment, pour des raisons de basse politique, le maintien d’un foyer épidémique dans le monde, n’est bon pour personne. D’ailleurs, par une triste ironie du sort, ce sont, entre autres, des soldats américains déployés sur l’ensemble de la planète pour y assurer l’hégémonie américaine, qui ont été y contracter ce virus pour le ramener chez eux. Au rythme où vont les choses, les États-Unis pourraient bien être classés, in fine, devant l’Iran et, peut-être même devant la Chine et l’Italie au palmarès du nombre des victimes ».

Ce même constat affligeant peut être dressé pour la bande de Gaza, confinée puis des décennies par la soldatesque israélienne qui renforce actuellement l’isolement de ce territoire palestinien en y aggravant sciemment les conditions d’approvisionnement et d’assistance sanitaire. Les partisans et soutiens de la prétendue unique « démocratie » du Proche-Orient devraient s’interroger aussi sur les conséquences de l’instauration de « l’État juif » de Benjamin Netanyahou, imposition d’un véritable apartheid qui n’a fait que s’accentuer depuis la généralisation de la pandémie. Là, plus qu’ailleurs, les confinés sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres…

Quant au Yémen, plusieurs sources militaires et diplomatiques de prochetmoyen-orient.ch confirment – qu’avec le développement de la pandémie – les autorités saoudiennes ont intensifié les bombardements des infrastructures civiles et sanitaires du sud de cette péninsule arabique, abritant les populations les plus pauvres de la planète. Hallucinant !

Plutôt que de réorienter ses capacités militaires contre l’extension du virus (comme cela se fait dans la plupart des pays), la dictature wahhabite – avec la bénédiction d’Allah et de la Maison Blanche – renforce, au contraire, ses offensives meurtrières à l’encontre des populations civiles du Yémen. Pionniers en la matière, les mêmes responsables s’étaient réjouis d’une pandémie de choléra qui ravage ce même pays depuis un an et demi, s’efforçant de « canaliser » le mal vers les « régions ennemies ».

On pourrait tout aussi bien insister sur les effets contaminants du maintien des sanctions et de l’embargo à destination de Cuba (qui ne menace plus personne depuis longtemps) et d’un Venezuela exsangue qu’il faudrait aider aussi, plutôt que punir pour faire main basse sur son pétrole !

Gouvernance mondiale ou coopération internationale ?

Face à ces effets aggravants de la pandémie sur les crises internationales en cours, que faire ou plutôt comment imaginer l’après ? Vaste point d’interrogation… Une fois de plus l’Union européenne aura démontré son incapacité à peser sur le réel et ses défis les plus urgents. D’autres organisations régionales comme l’Union africaine ou la Ligue arabe n’ont guère été plus brillantes, restant aux abonnés absents.

Reste l’Organisation des nations unies, cette bonne vieille ONU et ses agences spécialisées (OMS, HCR, PNUD, etc.) sans lesquelles le monde actuel serait encore plus mal en point qu’il n’est aujourd’hui.

Sachant d’ores et déjà que plus rien ne sera comme avant, c’est-à-dire qu’une fois sorti de cette pandémie du Covid-19, pourraient survenir d’autres menaces de Covid-20, 21, 22, 23 jusqu’à l’infini – les spécialistes estimant qu’on doit s’attendre à une pandémie de type viral tous les cinq ans -comment envisager la défense, sinon la riposte, en tout cas l’organisation, voire la régulation du nouveau monde ?

Aujourd’hui on le sait, le multilatéralisme – ce luxe de temps de paix, pour reprendre les mots de Guillaume Berlat – est en crise profonde. Et il faut rappeler ici que cette crise ne tombe pas du ciel, mais qu’elle a, belle et bien, été consciemment provoquée et fabriquée par l’invasion anglo-américaine de l’Irak au printemps 2003, totalement illégale et illégitime, contournant sciemment l’avis du conseil de sécurité. Rappelons aussi qu’à l’époque, dans leur entreprise de démolition de l’ONU, Londres et Washington ont enchaîné les mensonges d’État grâce à la grande presse affirmant que les armes de destruction massive de Saddam Hussein pouvaient menacer la planète entière en moins de 45 minutes et que le dictateur de Bagdad était le meilleur copain d’Oussama Ben Laden… Quelle foutaise !

Toujours est-il qu’aujourd’hui l’ONU est par terre… Par extension, après avoir déchiré l’accord sur le nucléaire iranien, le traité des missiles de portée intermédiaire et les avancées de la COP-21 sur le réchauffement climatique entre autres, Donald Trump et son clan ont fragilisé, sinon anéanti les acquis des multilatéralismes politique, économique et judiciaire patiemment tricottés depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Dans ces conditions, refonder l’ONU ou une nouvelle ONU ne va pas être simple.

Dimanche dernier (15 mars) sur France-Culture, une brève passe d’armes entre Bertrand Badie (éminent professeur de relations internationales) et l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, résume bien le dilemme : le premier estime que l’actuelle pandémie va fatalement amener les dirigeants de la planète à partager les grandes lignes directrices d’une « gouvernance mondiale » afin de faire face aux menaces globales : pandémies, réchauffement climatique, terrorisme, etc. Hubert Védrine réplique en soulignant que le premier réflexe des dirigeants des grandes puissances a été de fermer leurs frontières, et appelant chaque gouvernement à s’efforcer d’exercer ses responsabilités afin d’être à même de développer efficacement une « coopération internationale », visant à fixer des « normes communes » sur les grands dossiers d’intérêts globaux. Comme la communauté internationale qui n’existe pas, pour Védrine, la gouvernance mondiale est un mythe.

Refonder l’ONU ?

L’évolution des différents traitements nationaux de la pandémie font plutôt pencher la balance en direction du réalisme d’Hubert Védrine. En l’occurrence, ce ne sont pas les G-7 ou G-20 successifs, qui servent surtout de « photo-opportunities », plutôt que d’expression d’une gouvernance mondiale en acte, qui vont régler nos problèmes… Et la nécessité de nouvelles formes de coopération internationale nous renvoie inévitablement à l’ONU, créée aux lendemains de la Seconde guerre mondiale pour remplacer la SDN (Société des Nations) qui n’avait pu empêcher le déclenchement d’un nouvel embrasement mondial.

De fait et même si elle fixe l’égalité des États souverains, la Charte de l’ONU n’a jamais pu être pleinement respectée et elle n’a pu empêcher la multiplication d’une multitude de guerres régionales – le plus souvent asymétriques – organiquement liées à la Guerre froide et encadrées par l’affirmation de la dissuasion nucléaire. Mais toujours est-il – pour reprendre les propres termes du regretté Stéphane Hessel -, que « le monde sans ONU serait bien pire »…

Nous vivons en fait une nouvelle rupture historique majeure comparable à celles de la fin de la Seconde guerre mondiale, de la fin de la Guerre froide et d’un terrorisme global. Cela dit, les conditions et les contraintes dans lesquelles a été adoptée la Charte de San Francisco[2] furent très différentes de celles qui président maintenant aux jours d’aujourd’hui. L’interdépendance entre États membres est plus grande – infiniment plus grande – qu’en 1945 : réchauffement climatique, terrorisme, malnutrition, accès à l’eau, pauvreté, analphabétisme, pandémies, hyper-communication, réseaux a-sociaux, etc. Ajoutons à ces évolutions proprement rhizomatiques, une multiplication incontrôlable des acteurs, de leurs financements et de leurs agendas.

Gouvernance mondiale ou coopération internationale, les deux discours de la méthode ramènent l’un et l’autre à l’existant, ou plutôt à ce qui subsiste de l’Organisation des Nations unies et c’est sans doute, à partir de ses fondamentaux qu’il faudra remettre l’ouvrage sur le métier et inversement. Parce qu’il est parfaitement évident qu’une fois le Covid-19 jugulé, le monde ne pourra pas repartir comme s’il ne s’était rien passé. Gouvernance ou coopération, un minimum de nouvelles règles sanitaires, sécuritaires, politiques et économiques devront être adoptées. Comment celles-ci pourront-elles être appliquées et respectées avec un minimum d’efficience ? Quelles nouvelles instances pourront veiller au grain et ramener les moutons noirs dans les troupeaux de Camargue et d’ailleurs ? Quelles forces et quelles puissances pourront ramener les « salopards » à une raison minimale, garantie de sécurité collective ? C’est toute la question…

Un salopard !

Justement, à la rubrique des faits divers les plus aberrants, on apprend que Donald Trump a cherché à acquérir auprès d’un laboratoire allemand l’exclusivité d’un probable vaccin contre le coronavirus. Sursaut de dignité nationale, le laboratoire d’outre-Rhin l’a – heureusement – proprement éconduit. Et l’empressement du président américain ne s’explique pas, semble-t-il, par souci de venir au secours de la planète, mais bien pour que les États-Unis soient les premiers et les seuls à ainsi bénéficier d’une solution viable et immédiate de survie et à faire avec cela un maximum d’argent…

En dépit de ses foucades d’agent immobilier et au-delà de toutes considérations politiques, philosophiques ou autres, on sait désormais avec certitude que Donald Trump est un authentique salopard, qu’il peut exprimer et mettre en œuvre le pire dont est capable le genre humain… oui, un vrai salopard !

Au sortir de la crise, le confinement durable d’un tel individu et de son clan s’avèrera plus que nécessaire et salutaire. En effet, l’une des tâches prioritaires des systèmes multilatéraux de demain sera bien de se prémunir contre les malveillances des États-Unis et de leurs dirigeants, de trouver les mécanismes pour isoler ce pays dangereux du reste de l’humanité et surtout de traîner ses dirigeants devant une cour de justice internationale.

En attendant, la rédaction de prochetmoyen-orient.ch – elle-aussi confinée -n’en poursuivra pas moins ses livraisons hebdomadaires. Restant loin de Facebook et des autres réseaux numériques a-sociaux, elle ne s’abonnera pas non plus à Netflix pour attendre des jours meilleurs, préférant chaque semaine vous proposer une lecture ou relecture de choix.

Cette semaine, nous avons opté pour Le Temps des cathédrales de Georges Duby[3]. Extrait : « Dans la pensée sauvage qui dominait toutes les consciences et celles des plus savants (au XIème siècle), l’univers se montre comme une sorte de forêt mystérieuse dont nul ne peut faire le tour. Pour le pénétrer, pour se défendre des dangers qu’il renferme, il convient de se comporter comme le font les chasseurs, de suivre des pistes sinueuses, de se fier à des traces et de se laisser guider par un jeu de coïncidences illogiques. L’ordre du monde repose sur un tissu de liens ténus, pénétré d’influx magiques. Tout ce que les sens perçoivent est signe : le mot, le bruit, le geste, l’éclair. Et c’est en débrouillant patiemment l’écheveau complexe de ces symboles que l’homme parvient à progresser peu à peu, à se mouvoir dans le taillis touffu où la nature l’emprisonne ».

On pourrait se croire revenu au XIème siècle, au temps des cathédrales. Bonne lecture et à la semaine prochaine. Prenez soin de vous et des autres.

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[1] Marshall McLuhan : The Medium is the Massage : An Inventory of Effects, Bantam Books, New York, 1967.

[2] La Charte de San Francisco est le traité qui définit les buts et les principes de l’Organisation des Nations unies ainsi que la composition, la mission et les pouvoirs de ses organes exécutifs (le Conseil de sécurité), délibératifs (l’Assemblée générale), judiciaires (la Cour internationale de justice) et administratifs (le Conseil économique et social, le Conseil de tutelle et le Secrétariat général). Elle a été adoptée à la fin de la conférence de San Francisco, le 26 juin 1945.

[3] Georges Duby : Le Temps des cathédrales – L’art et la société 980-1420. Editions Gallimard – Bibliothèque des histoire, mai 1980.

source : http://prochetmoyen-orient.ch/geopolitique-dapres/#enfootnote2anc

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