Depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, le moins que l’on puisse dire est que les forces armées russes n’ont pas montré leur meilleur visage. Des pertes
importantes, conséquences directes des graves problèmes de communication ayant engendré une coordination chaotique, des problèmes de commandement et des cafouillages dans une chaîne logistique
déjà fragile font que beaucoup d’observateurs estiment que le niveau de l’armée russe a été très surestimé, tant au niveau du matériel que sur le plan tactique, et qu’elle n’est pas aussi
« dangereuse » que supposée. Avant de tirer des conclusions définitives, il convient de prendre un peu de recul par rapport aux évènements et de comprendre comment cette offensive a été
menée côté russe.
UNE
IMPROBABLE ATTAQUE
Tout surprend dans cette guerre que l’on n’a pas vu venir. Les Américains ont eu finalement raison, puisqu’ils l’annonçaient imminente tous les deux jours depuis
deux mois sans vraiment rien tenter pour l’empêcher. A se demander même s’ils ne la souhaitaient pas secrètement. Ils auraient pu, avec la France et la Grande-Bretagne, envoyer
quelques centaines de soldats en Ukraine sous couvert d’exercices comme il y en a déjà eu par le passé ; cela n’aurait donc pas été une première. La présence de troupes, même modestes, de
trois puissances nucléaires sur le sol ukrainien aurait largement changé la donne stratégique pour Vladimir Poutine, sans pour autant exposer trop dangereusement les forces déployées. Au lieu de
ça, Joe Biden n’a cessé de répéter qu’il n’interviendrait pas, ce que Poutine a dû interpréter comme un consentement tacite ou un aveu de faiblesse…
Le déploiement le long de la frontière ukrainienne s’est fait sans aucune discrétion. Toutes les forces se sont regroupées ostensiblement sur des bases parfaitement
connues et donc surveillées. S’il est impossible de totalement cacher de tels mouvements de troupes, il est néanmoins toujours possible d’en soustraire une partie aux regards afin que le volume
et la composition des forces soient mal évalués. Pour ce faire, il faut déployer une partie des troupes en dehors des infrastructures militaires connues et les camoufler. Chose tout à fait
envisageable compte tenu des superficies disponibles.
Ensuite, le délai entre le déploiement et l’attaque sur l’Ukraine a été anormalement long, avec des périodes de plusieurs semaines sans qu’il se passe quoi que ce
soit. Les dates d’invasion annoncées périodiquement par les Américains dès le mois de décembre 2021 n’étaient pas en adéquation avec l’état effectif de préparation des forces russes. Pour les
services de renseignement américains, un premier indice signifiant semble avoir été l’interception d’une communication le 18 janvier entre Moscou et les bataillons déployés le long de la
frontière pour les mettre en alerte. Ce n’est qu’à partir du 15 février, lorsque le Kremlin annonça retirer certaines troupes des frontières ukrainiennes, sans que cela puisse être confirmé, que
l’inquiétude fut permise. Il s’avère que les troupes russes commençaient à se prépositionner et donc à se « diluer » le long de la frontière ukrainienne, signe d’une possible attaque.
L’annonce des Etats-Unis, le 19 février, présageant une attaque imminente était donc la première réellement justifiée par des éléments concrets.
On peut donc avancer l’hypothèse que l’objectif de ce déploiement de forces initial n’avait pas de vocation offensive. Il était, sans doute, mis en place d’abord
pour établir un rapport de forces favorable en vue de négociations qui ont finalement tourné court. D’ailleurs la suite des évènements semble confirmer cette hypothèse.
UNE
(COURTE) PREMIÈRE PHASE BIEN MAÎTRISÉE
Faute de volume suffisant pour lancer une opération de conquête classique, la Russie a beaucoup parié sur une opération « coup de poing » à très haut
risque : une opération aéroportée sur l’aérodrome d’Hostomel, situé à proximité de la capitale ukrainienne, dans les premières heures d’une guerre tout juste déclarée, alors même que la
supériorité aérienne n’était pas acquise et que l’ensemble des défenses anti-aériennes ukrainiennes n’étaient pas neutralisées[1]. A titre de comparaison, la guerre du Kosovo a nécessité 4 397 missions de suppression des défenses sol/air ennemies sur la Serbie sans réussir à totalement éliminer la
menace, alors même que les moyens serbes étaient bien inférieurs, tant en nombre qu’en qualité, à ceux dont disposent les Ukrainiens. L’objectif était probablement d’établir une tête de pont à
partir de laquelle il aurait pu être possible de prendre Kiev très rapidement avant que la défense ukrainienne n’ait le temps de se mettre en ordre de combat. La prise de la capitale et la chute
du gouvernement auraient engendré un effondrement de l’armée et donc de la résistance, facilitant ainsi les gains territoriaux à moindre frais.
Cette première partie de l’offensive a, tactiquement, été plutôt bien menée avec une bonne coordination interarmes et interarmées, l’ensemble des fronts étant
ouverts simultanément. Si l’opération avait été un succès, on aurait pu crier au génie en oubliant les risques incroyables pris, mais cette opération a été un échec. En effet, il semble que
l’opération ait été lancée avec une certaine précipitation, sans disposer des renseignements nécessaires, notamment sur les positions des forces ukrainiennes. Or il s’avère qu’une unité des
forces spéciales et des forces mécanisées de Kiev, appuyées par de l’artillerie, étaient proches de l’aéroport d’Hostomel et ont pu rapidement contre-attaquer, obligeant les troupes héliportées à
abandonner le site, rendu inutilisable par l’artillerie ukrainienne. Cette contre-attaque ruinait la suite du plan qui prévoyait d’utiliser cette plateforme comme plot logistique au plus près de
la capitale.
IMPROVISATION DANS L’URGENCE
Visiblement, il n’y avait pas vraiment de plan « B » prévu en cas d’échec de la prise rapide de Kiev ; le plan d’invasion a été poursuivi et les
forces russes se sont acharnées à essayer d’encercler la capitale alors même que l’armée ukrainienne faisait déjà plus que résister. A partir de ce moment-là, compte tenu des effectifs réduits,
des carences connues des forces russes en matière de logistique, de l’absence de supériorité aérienne totale bornant l’action de l’aviation, de la volonté manifeste de limiter, au début, le feu
délivré – se privant donc de la puissance de son artillerie -, de la grave sous-estimation de la résistance et de la combativité ukrainiennes, l’offensive ne pouvait que rencontrer de grandes
difficultés sur le terrain. A ceci, il faut rajouter un moral assez bas des soldats, à priori pas préparés ni prévenus, moral qui ne risquait pas de remonter compte tenu des pertes subies. De
plus, en dehors des unités les plus aguerries, essentiellement engagées à la pointe de l’invasion (forces spéciales, troupes aéroportées, etc.), il semble que le reste des unités n’avait ni
l’expérience, ni la discipline, ni la préparation suffisante pour une opération de cette envergure. Compte-tenu du volume des forces engagé, les Russes ont aligné des unités dotées de matériels
terrestres datant de l’ère soviétique et n’ayant pas été modernisées (T-72A/B, T-80BV, BMP-1, BMP-2, BTR-80, BM-21, 9k33 OSA, 9K35 Strela-10, 2S1 etc.). Ce n’est pas le plus
important : même ancien, le matériel peut faire le travail s’il est bien employé. On peut quand même être surpris par le niveau tactique peu convaincant qu’a offert l’armée russe, qui a
démontré des compétences inférieures à ce qu’elle a été capable de faire en Syrie par exemple, mais à une échelle bien moindre il est vrai et impliquant assez peu les forces terrestres. La
quasi-absence de coordination entre les forces terrestres et aériennes – une des causes des problèmes dans les communications – est surprenante tant on pouvait penser que l’armée russe avait
davantage gagné en compétence ces dernières années au regard des grands exercices qu’elle avait conduits.
Compte-tenu du nombre de dysfonctionnements observées dans l’armée russe et des importantes pertes subies, le plus surprenant est presque que l’offensive ait quand
même réussi à occuper autant de territoire. Cette conquête s’est faite au prix d’une importante érosion en hommes et en matériels. Cela concerne également les meilleures troupes russes, les plus
professionnelles, qui vont sortir très affaiblies de cette guerre. Une des principales erreurs de l’armée russe, difficilement explicable, est aussi d’avoir laissé sur le terrain certains de ses
équipements les plus modernes, abandonnés intacts ou quasiment intacts, sans chercher à les détruire. Ainsi il est probable que des équipements comme, par exemple, le Pantsir-S2[2], le Ka-52[3], le radar de contre batterie 1L260[4] ou le système de guerre électronique Krasukha-4 soient livrés aux Américains
(le Krasukha-4 aurait déjà
été transféré outre-Atlantique)[5]. Ces matériels seront une précieuse source de renseignements pour les Etats-Unis au détriment des Russes.
Malgré tout, le plan utilisé était logique et a montré une certaine efficacité car il a obligé les forces ukrainiennes à se disperser sur plusieurs fronts, limitant
ainsi fortement leurs capacités de manœuvre. Mais, dès le départ, les forces mobilisées par Vladimir Poutine apparaissaient bien trop faibles, tant en volume qu’en compétences, pour appliquer ce
plan en vue de conquérir et surtout de tenir l’Ukraine tout entière.
DU
MATÉRIEL QUI A GLOBALEMENT FAIT SES PREUVES MAIS…
Les transmissions sécurisées sont le principal point noir des équipements russes utilisés sur le terrain. Il semblerait que ce matériel, bien que récent, se soit
montré difficile à utiliser et très peu fiable, ce qui a obligé les forces russes à employerdes radios civiles et des téléphones portables, sans que ce soit suffisant pour combler les besoins.
Surtout, cela empêchait de mettre en place un vrai réseau C4ISR (Computerized Command, Control, Communications,
Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) indispensable à la bonne coordination des forces. En conséquence, non seulement les communications russes devenaient écoutables par les
Ukrainiens, mais de plus cela compliquait l’exercice du commandement, bien incapable de coordonner correctement les forces, la logistique et de suivre le tempo opérationnel. Situation aggravée
par la rigidité et la verticalité du commandement russe. Cela a obligé les généraux à se rapprocher de la ligne de front, donc à s’exposer – d’où les pertes constatées dans leurs rangs -, afin
d’être en mesure de comprendre la situation sur le terrain.
Mis à part la déficience des moyens de communication et de certaines lacunes connues ou constatées (logistique, équipements de vision nocturne), le matériel
militaire russe mis en œuvre semble, lui, tout à fait opérationnel et performant.
Par exemple, les hélicoptères de combat ont démontré leurs capacités d’attaque et d’appui dans des environnements hautement contestés, tout comme l’aviation
d’assaut. Certes, un certain nombre d’aéronefs ont été perdus mais cela était inévitable dans de telles circonstances. Cela soulève toutefois certaines problématiques concernant –
l’autoprotection des aéronefs comme les leurres. Ceux-ci, bien qu’efficaces, ne sont pas en nombre infini : beaucoup des machines abattues à basse altitude l’ont été une fois que ces leurres
sont venus à manquer. Le bilan pourra être fait quand on connaîtra le nombre total de missiles antiaériens tirés (à priori très nombreux) par rapport au nombre d’aéronefs abattus.
Les missiles de croisière utilisés ont, eux aussi, globalement rempli leur mission même si certains se sont montrés imprécis de quelques mètres (brouillage des
signaux GNSS ?) et que d’autres ont été interceptés par la défense anti-aérienne ukrainienne. Ceci n’a rien de surprenant, les missiles de croisière sont généralement subsoniques, peu
manœuvrants et sont donc assez faciles à détruire par la défense sol/air courte portée. D’ailleurs, les Israéliens connaissent le même problème en Syrie où beaucoup de leurs missiles sont
interceptées par la défense anti-aérienne de Damas. Si l’on peut s’étonner qu’aucune base aérienne n’ait été totalement neutralisée, il faut savoir que cela exige un très grand nombre de frappes.
En avril 2017, l’attaque de la base aérienne syrienne d’Al-Chaaryate par 59 missiles de croisière Tomahawk, en représailles à l’attaque chimique de Khan
Cheikhoune, n’a pas neutralisé la base aérienne. De même, lors des frappes du 14 avril 2018 en
Syrie, officiellement 105 missiles de croisière ont été tirés contre 3 sites. Ainsi, 3 MdCN, 10 SCALP, 66 Tomahawk, 8 Stormshadow et
19 AGM-158 JASSM ont été utilisés. Les images fournies par le Pentagone pour justifier l’opération montrent des dégâts bien modestes au regard du nombre de munitions consommées[6]. Pas moins de 76 missiles auraient ainsi été nécessaires pour détruire un même site, le centre de recherche de Barzah, comprenant seulement trois bâtiments. Ces éléments de
comparaison permettent de relativiser ; mais le fait est que les missiles de croisière russes frappent bel et bien régulièrement des sites en Ukraine et touchent leurs cibles.
La Russie a aussi fait la démonstration de la qualité de ses missiles hypersoniques, une première opérationnelle pour de telles armes, même si tactiquement cela ne
présentait pas d’intérêt spécifique dans le cadre de cette guerre, en dehors de la dimension communication. Néanmoins, quand on voit la vulnérabilité des missiles de croisière dès qu’ils sont
confrontés à de la défense sol/air, il est évident que les missiles hypersoniques présentent un intérêt opérationnel certain, surtout dans un contexte de haute intensité.
Quant aux chars de combat, il semble difficile de leur reprocher de tomber en panne d’essence, de s’embourber à cause leur poids (les chars russes sont pourtant
plus légers que les chars occidentaux) ou d’être mis hors de combat par des obus d’artillerie ou des missiles antichars[7] spécifiquement conçus pour cette mission. Les véhicules à roues ont été victimes de nombreuses crevaisons mais, bien plus que la supposée mauvaise qualité des pneus
chinois, c’est très probablement la vulnérabilité naturelle des pneus aux tirs d’armes légères ou aux « triangles crève-pneus », abondamment positionnés par les Ukrainiens sur les
routes, qui en est à l’origine. Ce fait devrait nous interroger sur la pertinence du choix de l’armée française de privilégier les véhicules à roues plutôt que chenillés…
De même les systèmes antiaériens n’ont pas démérité, le système S-400 est même devenu Combat Proven, tout comme le SU-35 qui a
abattu plusieurs aéronefs ukrainiens[8] en vol.
Contrairement à certaines conclusions hâtives, le matériel militaire russe n’a pas été particulièrement pris en défaut. Il ne faut pas confondre la qualité et la
performance du matériel avec la manière dont il peut être utilisé. Les pertes constatées sont davantage la conséquence de faits de guerre inéluctables, de déficiences tactiques ou logistiques, ou
encore de soldats insuffisamment formés, bien plus que de défauts intrinsèques au matériel. Dès lors, la question qu’il convient de se poser est la suivante : est-ce que nos matériels occidentaux
auraient fait mieux en de telles circonstances ? C’est assez peu probable et cela devrait, au contraire, nous conduire à nous interroger sur nos propres choix en matière d’équipements dans
un contexte de guerre de haute intensité.
*
Contrairement à ce qui est parfois avancé, cette offensive ne semble pas avoir fait l’objet d’une longue et minutieuse préparation, bien au contraire. Cela
ressemble davantage à une attaque précipitée, décidée au dernier moment par un autocrate solitaire, un brin paranoïaque, piégé par sa propre stratégie d’intimidation. Les Etats-Unis ont crié au
loup pendant plusieurs mois pour leurs propres intérêts. Tout le monde avait connaissance du déploiement de force et les Américains n’ont rien dévoilé de plus que ce que tous les observateurs
voyaient sur les images satellites.
Cette opération a été lancée sans la préparation nécessaire avec un volume de forces très insuffisant pour les objectifs supposés. Les unités engagées étaient mal
préparées et insuffisamment entraînées et après l’échec du plan initial, l’improvisation semble avoir été de mise. A cela sont venus s’ajouter des lacunes logistiques connues, le
dysfonctionnement des transmissions – aggravés par la centralisation du commandement -, une météorologie défavorable à l’évolution des blindés – les obligeant à se concentrer sur les principaux
axes -, ainsi qu’une mauvaise estimation de la combativité des forces ukrainiennes qui avaient eu plusieurs mois pour se préparer,
En conséquence, l’armée russe s’est retrouvée à mener une guerre d’invasion dans des conditions extrêmement défavorables. Elle a été mal utilisée et s’est vu donner
des objectifs irréalistes compte tenu des moyens engagés. Surtout, elle a dû faire face à un type de guerre dont la nature et l’intensité sont d’un niveau auquel aucune armée n’est aujourd’hui
réellement préparée.
Pour autant, la guerre n’est pas finie et il est encore possible que l’armée russe puisse prendre le contrôle du Donbass comme l’envisage maintenant Vladimir
Poutine. Cet objectif reste à sa portée malgré les lourdes pertes subies. On peut aussi supposer que l’expérience des premiers combats a amélioré la compétence générale des troupes et du
commandement. Il ne faut pas préjuger des capacités de l’armée russe dans d’autres circonstances, même si cette guerre révèle de très sérieuses faiblesses intrinsèques. Elle est, historiquement,
davantage centré sur la défense de son territoire raison pour laquelle sa capacité offensive est réduite, d’où la faiblesse historique des moyens logistiques. C’est d’ailleurs cette capacité
défensive qui sera mise à l’épreuve dès que le front se figera.
L’armée russe est-elle « nulle » ? Toute conclusion à ce stade serait très prématurée, la guerre étant toujours en cours et sans doute encore pour un
long moment. L’armée russe présente certes de graves dysfonctionnements, mais elle est surtout victime d’une décision politique en total décalage avec ses capacités réelles, ce qui l’a obligée à
mener une guerre pour laquelle elle n’était ni préparée, ni dimensionnée. A l’impossible nul n’est tenu, pas même l’armée russe…