Kaboul depuis dimanche, saisie sans coup férir par les talibans sûrs de leur victoire et de leur ascendant sur la population d’un pays qui ne fut jamais une nation
et dont l’État était incapable de prendre en compte les aspirations de ses ethnies. Sanaa et sa région déchirées depuis des mois avec des Yéménites qui ne cessent de se battre sur fond de
rivalités internes alimentées et exploitées par l’Arabie saoudite et l’Iran. Beyrouth sans État où les politiques préfèrent le naufrage collectif plutôt que de perdre la face. Un Sahel tenu bout de bras par la France.
Al-Qaïda par là poursuivant sa gangrène et ses conquêtes idéologiques. Daech entre Syrie et Irak, subsistant tel un scorpion dans le désert. Le nord du Mozambique fragilisé par des « franchises » se réclamant d’Al-Qaïda. Des États empires aux
nouvelles ambitions comme la Chine ou la Turquie, conscientes désormais que le modèle occidental qui prévalait depuis le 18e siècle
est désormais obsolète, que la démocratie ne sert à rien et que seuls les pouvoirs forts comme les « démocratures » sont capables de diriger un pays, que ce soit via la charia ou un autre mode de
gouvernance avec un parti omniprésent et/ou une répression immédiate de toute opposition grâce à l’outil numérique…
Triste bilan avec des États-Unis qui ont perdu depuis longtemps leur capacité d’attraction, où les excès du « wokisme » et de la revendication identitaire et
genrée ont détruit l’espace de réflexion intellectuelle que constituaient les universités, avec une Europe juste capable de produire des normes contraignantes et improductives au final, sans
aucun projet fédérateur, avec des opinions publiques en France qui crient à la « dictature sanitaire » sans se rendre compte que la pandémie du Covid-19 est une réalité avec ses cortèges de
deuils et de souffrance. Qu’ils aillent à Kaboul ou à Téhéran, ou Pyongyang ! Avec des écolos qui pensent sauver le monde en imposant la trottinette et le régime vegan et qui ne voient pas
que le monde brûle, certes du réchauffement climatique qui est une réalité avérée, mais surtout de la violence et des haines alimentées par une idéologie totalitaire et combattante.
Avec des responsables européens ne voyant pas que le monde a basculé vers l’Indopacifique et que les règles du jeu ont désormais changé en privilégiant
désormais la loi du rapport de force et de la puissance brute. On se dirige vers une néo-féodalisation où les États les moins construits et les plus dépendants vont chercher la protection
d’un État suzerain, quitte à se voiler la face sur certaines contraintes et accepter une souveraineté limitée comme lorsque l’URSS contrôlait l’espace est-européen, laissant des miettes aux «
démocraties populaires ». Et à y regarder de plus près, on retrouve le grand mécanisme de l’Histoire avec ses conquêtes, ses frontières défaites et ses peuples asservis. L’illusion de l’égalité des nations est désormais bien morte. Ce mouvement est désormais
irréversible, ne serait-ce que par les déséquilibres démographiques et économiques entre des territoires désormais en concurrence.
L’Europe, dont la France, doivent se rendre compte que l’espace de liberté et de prospérité qui a été créé depuis 1945 et étendu à partir de 1989 est plus que jamais menacé. Il doit être protégé, non pas par un repli sur soi. Aucune
citadelle n’est imprenable, disait Vauban, mais en acceptant de payer le prix pour sa défense et pour cesser de rester aveugle face aux fracas du monde.
Et l’Union européenne, dans tout ça ? La réaction de la présidente de la Commission européenne ne s’est pas fait attendre à l’annonce de la prise de Kaboul par les talibans. Ursula von der Leyen a immédiatement relayé le tweet de Josep
Borell i Fontelles. C’est qui, celui-là ? C’est le « haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, vice-président de la Commission européenne ». Avec un
titre ronflant comme ça, on a tout de suite une idée de l’importance du personnage et de son inutilité.
Ce tweet ? «
La vie humaine doit être protégée et la sécurité et l’ordre civil restaurés. Les Afghans méritent de vivre dans la sûreté, la sécurité et la dignité. La communauté internationale soutient et
appelle toutes les parties à faciliter le départ en toute sécurité des ressortissants étrangers et des Afghans qui souhaitent quitter le pays. » Tout est dit. Tout est résumé là.
L’impuissance de l’Union européenne réduite à une ONG à la ramasse, condamnée au rôle de suiveuse de l’Histoire. Passons sur les deux premières phrases qui consistent à aligner des lieux communs. Car entre nous, existe-t-il des peuples qui ne mériteraient pas de vivre dans la
sûreté, la sécurité et la dignité ? Reconnaissons qu’au concours du meilleur fakir hors-sol, ce monsieur a pris une sérieuse avance. Il est vrai que le pape François n’est pas loin en appelant, lui, à prier «
afin que cesse le vacarme des armes et que des solutions puissent être trouvées à la table du dialogue ». Là aussi, l’ONG se surpasse. Les croisiéristes de Kaboul doivent bien s’amuser
en lisant ces perles de culture occidentale pondues par les lointains héritiers des croisés.
Dans les prochains jours, probablement, l’Union européenne, la France, Emmanuel Macron se satisferont, certes à raison, que l’évacuation des ressortissants étrangers se sera bien déroulée. Au moment où nous écrivons ces lignes, des
renforts militaires et des moyens aériens sont sans doute en train d’être déployés aux Émirats arabes unis pour procéder à l’évacuation de nos compatriotes, comme l’a indiqué, dimanche,
Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe (!) et des Affaires étrangères. Mais cette évacuation, opération militaire et logistique délicate s’il en est, ne doit pas cacher l’échec total de l’Occident
en Afghanistan. Comment ne pas repenser à toutes ces théories sur la conquête des « cœurs et des esprits », à la fameuse « tâche d’huile » inspirée de Gallieni, largement
diffusées et enseignées dans nos armées occidentales au plus fort de la présence « otanienne » dans ce pays indomptable ?
À la remorque de l’Histoire, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité demande que l’on facilite le départ des
Afghans qui souhaitent quitter leur pays. Quitter le pays est une chose. Mais pour aller où ? On a déjà une petite idée. On a eu la Syrie, nous aurons sans doute l’Afghanistan. Les fabricants
de bougies peuvent se frotter les mains. Pour le coup, l’Histoire risque de bégayer. C’est cynique ? Si on raisonne en ONG, oui. Si on raisonne en État, non. Mais, très certainement, le grand
Européen qu’est Emmanuel Macron voudra nous faire croire que l’échec de l’Occident en Afghanistan est la démonstration qu’il nous faut plus d’Europe. Bravo, en tout cas, pour la réactivité de
Mme von der Leyen.
La défaite en Afghanistan vise-t-elle à gêner la Russie et la Chine ?
....par Thierry Meyssan - Le 24/08/2021.
Consultant politique, président-fondateur du Réseau Voltaire.
Dernier ouvrage en français : Sous nos yeux - Du 11-Septembre à Donald Trump (2017).
Les grands médias se partagent entre deux manières d’interpréter la chute de Kaboul. Pour
les uns les Démocrates sont des lâches et le départ d’Afghanistan décourage les alliés. Pour les autres, ils ont bien joué et placé une épine dans le pied des Russes et des Chinois. Ces deux
manières de voir correspondent au paradigme traditionnel de l’Empire américain. Mais pour Thierry Meyssan, Washington est, depuis le 11 septembre 2001, aux mains des adeptes de la doctrine
Rumsfeld/Cebrowski. Les États-Unis se comportent désormais en racketteurs. Le chaos continuera durablement en Afghanistan. Les entreprises russes, chinoises et européennes qui le souhaitent
pourront exploiter des mines dans ce pays, mais exclusivement s’ils confient leur sécurité aux Forces US. Ceux qui refuseront cette protection seront éliminés.
69,3 % des électeurs états-uniens désapprouvent la manière dont le président Biden conduit les
opérations militaires en Afghanistan.
Sondage : Trafalgar Group
La chute de Kaboul donne lieu à de terribles scènes de fuite et de désespoir. Laissons de côté le fait que les fuyards ne soient majoritairement pas de
pacifiques traducteurs des ambassades occidentales, mais des Collaborateurs de la contre-insurrection états-unienne aux mains dégoulinantes de sang. Ce que nous voyons est une débâcle qui
devrait nous faire perdre foi en la puissance de « l’Amérique ».
51 % des États-uniens désapprouvent la politique étrangère du président Joe Biden. 60 % désapprouvent particulièrement sa politique vis-à-vis de l’Afghanistan 63 % affirment que cette guerre ne valait pas la peine d’être livrée [1]. La presque totalité des États-uniens qui ont combattus en Iraq est très choquée.
Pourtant, au pire, il est clair que Washington savait parfaitement que l’armée afghane ne tiendrait pas face aux Talibans, en théorie trois fois moins nombreux
et beaucoup moins bien équipés. Le CTC de West Point avait publié une étude en janvier pour annoncer cette catastrophe prévisible [2]. La question n’était donc pas de savoir si les Talibans
allaient gagner, mais quand le président Biden les laisseraient gagner.
Il faut interpréter les négociations USA-Taliban, qui s’éternisent depuis des années et ont soudain été conclues par le président Biden, comme l’abandon
volontaire du Pouvoir aux Talibans. On peut alors s’interroger sur le fait que des morts par centaines de milliers, des sommes astronomiques et des efforts de quatre présidents successifs ont
été nécessaires à Washington pour chasser les Talibans de Kaboul puis les y faire revenir ; et se demander pourquoi le président Biden a décidé d’assumer le rôle du vaincu.
La même incompréhension se posait lorsque la Commission Baker-Hamilton avait conduit au retrait US d’Iraq et que le secrétaire à la Défense de l’époque, Donald
Rumsfeld, avait assumé sans hésitation le rôle du vaincu ; incompréhension qui persistait encore il y a trois mois lors du décès dudit Rumsfeld.
Il est temps d’arrêter d’écouter les politiques et de lire les militaires. Les responsables politiques ne nous disent que ce que nous pouvons accepter
d’entendre. Nous sommes toujours du bon côté et nous ne mourrons que pour la Démocratie. Les militaires, eux, ne cherchent pas à nous séduire, mais à comprendre ce que l’on attend d’eux. Ils
n’écrivent donc pas pour flatter nos illusions, mais exposent la vérité sans fard.
Ainsi que je l’ai maintes fois expliqué [3], l’armée de Terre US a publié dans les jours suivant
les attentats du 11-Septembre 2001, un article du colonel Ralph Peters assurant que les États-Unis n’avaient plus besoin de gagner des guerres, mais d’organiser une instabilité dans certaines
régions du monde et particulièrement au « Moyen-Orient élargi ». Il poursuivait en assurant qu’il faudrait recomposer les États selon des critères ethniques, donc séparer les
peuples mélangés, et que cela ne pourrait se faire qu’avec des nettoyages ethniques et autres crimes contre l’Humanité. Il achevait son exposé en assurant que le Pentagone pouvait toujours
déléguer ses pouvoirs à des mercenaires pour faire le sale boulot [4]. Dans l’émotion du 11-Septembre, personne n’a relevé cet
article revendiquant ouvertement la préparation de crimes abominables.
Cinq ans plus tard, Ralph Peters publia la carte sur laquelle le Comité des chefs d’état-major travaillait en 2001 [5]. Une panique s’empara alors de tous les états-majors du
Moyen-Orient élargi : nul n’était protégé, pas même les alliés des États-Unis. Il s’ensuivit divers changements d’alliance. Mais il fallut attendre 2011 et l’attaque de la Libye (alors
alliée des États-Unis) pour mesurer ce qui était en train de se passer.
Depuis, nous avons pu constater que la guerre d’Afghanistan, qui devait durer jusqu’à la fuite d’Oussama ben Laden, dure depuis 20 ans ; que celle d’Iraq
qui devait durer jusqu’à la chute du président Saddam Hussein, dure depuis 17 ans ; que celle de Libye, qui devait durer jusqu’à la chute du Guide Mouamar Kadhafi, dure depuis 10
ans ; que celle de Syrie, qui devait durer jusqu’à la chute du président Bachar el-Assad, dure depuis 10 ans. En outre, nous avons vu Al-Qaïda (historiquement, une création de la CIA) et
Daesh (historiquement, une création de l’ambassadeur John Negroponte) commettre des crimes contre l’Humanité allant tous dans le sens annoncé par le colonel Ralph Peters. Et nous savons que
ces organisations terroristes sont financées, armées et encadrées par les Britanniques et les États-uniens.
Oui la « guerre sans fin » déclarée par le président George W. Bush ne vise pas à « lutter contre le terrorisme », mais à instrumenter le
terrorisme pour « déstabiliser » une région entière. C’était le titre de l’article du colonel Peters en 2001 : « La stabilité : c’est l’ennemi de
l’Amérique ».
Ceci étant acté, nous devons réinterpréter la chute de Kaboul au regard de cette nouvelle stratégie. Durant deux ans, en 2002-03, l’amiral Arthur Cebrowski est
allé l’expliquer dans toutes les académies militaires US. Il a rencontré la totalité des officiers généraux US actuels. Cette stratégie a été vulgarisée pour le grand public par l’assistant
de Cebrowski, Thomas Barnett —Certes son livre [6] n’a pas été traduit—.
La chute de Kaboul répond à l’objectif central de cette stratégie à la condition que les Talibans ne parviennent pas à fonder un régime stable —et sans alliés,
ils ne pourront pas y parvenir—. La fuite des Collaborateurs de la contre-insurrection des États-Unis, s’ils parviennent à se faire passer pour de pacifiques traducteurs, permettra d’étendre
le terrorisme dans les pays qui les accueilleront. C’est déjà ce que dénonce le président Vladimir Poutine. Le transfert du matériel militaire donné à l’armée afghane aux mains des Talibans
leur permettra d’attaquer leurs voisins. À la différence de Daesh, les Talibans disposent dès à présent d’un fichier biométrique de presque toute leur population et d’une armée de l’Air avec
une flotte de plus de 200 avions de combat. La guerre en Asie centrale sera donc bien plus terrible encore que celle au Moyen-Orient élargi.
Les immigrants qui ont développé les États-Unis étaient des racketteurs. Ils ont servi de modèle aux
stratèges du Pentagone.
Dernière chose et non des moindres. Certains commentateurs estiment que Washington a abandonné l’Afghanistan afin de créer des problèmes à la Russie et à la
Chine. Ce n’est pas du tout la stratégie Rumsfeld/Cebrowski. Selon ce dernier, il ne faut pas combattre ces grandes puissances, mais au contraire, les transformer en clients. Il faut les
aider à exploiter l’Afghanistan, l’Iraq, la Libye, la Syrie et bien d’autres, mais uniquement sous protection de l’armée US.
Comprenez bien, Washington ne raisonne plus en rival de l’Empire romain, mais en racketteur. Il ne construit nulle part d’Arcs de triomphe à sa gloire et
accepte même que son président, Joe Biden, soit vaincu en Afghanistan. Il cherche à dominer le monde dans l’ombre et à engranger le maximum de capitaux.
Vous pensez que j’imagine un scénario d’apocalypse ? Alors dites-moi où est la faille dans mon argumentaire !
[3] Voir notamment « Comment redessiner le
Moyen-Orient ? » in L’Effroyable imposture II, par Thierry Meyssan, 1er éd Alphée (2006), 2ème éd Demi-Lune (2020).
[4] “Stability. America’s ennemy”, Ralph Peters, Parameters, #31-4, Winter 2001.
[5] “Blood borders. How a better Middle East would look”, Ralph
Peters, Armed Forces Journal, June 1, 2006.
[6] The Pentagon’s New
Map : War and Peace in the Twenty-first Century, Thomas P. M. Barnett, Paw Prints (2004).
« Quel espoir pour l’Afghanistan ? »
...par François et Ayyam SUREAU - Le 28/08/2021.
LE FIGARO. - Vingt ans après le 11 septembre, les talibans ont repris l’Afghanistan
abandonné par les Américains. Que vous inspire cette situation ?
François SUREAU. - Votre question, qui est celle que beaucoup de nos compatriotes se posent, est en elle-même
révélatrice de notre difficulté à nous, Occidentaux, à comprendre des mondes qui ne sont pas les nôtres, et en conséquence à y mener une politique.
Prenons-en les éléments dans l’ordre. Le 11 Septembre est d’abord une date pour les États-Unis d’Amérique. L’histoire des Afghans ne commence pas le
11 septembre 2001. À cette époque, ils avaient déjà subi les conséquences du partage colonial, de l’indépendance de l’Inde, de la création du Pakistan, de la rivalité indo-pakistanaise,
des alliances de la guerre froide, puis de la guerre soviétique et de l’établissement du premier émirat islamique. Soit, pour la période récente, quarante ans de guerre, extérieure et civile,
avec ce qui s’ensuit, l’habitude du conflit armé et plus encore, dans un pays à la population très jeune, l’impossibilité de tout système d’éducation ou de vraie démocratie représentative,
fût-elle organisée selon les modes traditionnels propres à l’Afghanistan. Ces quarante ans ont eu pour conséquence de démocratiser la revendication d’indépendance nationale, qui est une
constante de l’histoire de ce pays, et de la faire échapper aux hiérarchies traditionnelles. Le mouvement taliban est, entre autres choses, le résultat de cette évolution.
Faut-il déduire de ce fiasco de l’Occident que la démocratie ne peut pas s’imposer aux peuples
de l’extérieur ?
Ayyam SUREAU. - Est-il certain que le motif premier de la présence américaine en Afghanistan, et de la
nôtre à leurs côtés, ait été l’instauration de la démocratie ? Il faudrait être bien naïf pour le penser. Nous savons depuis longtemps que partout où nous prêtons main-forte aux
démocrates locaux, nous les discréditons aussitôt en les faisant apparaître comme des laquais à la solde de l’étranger, et nous légitimons du même coup leurs ennemis et les nôtres, qui
deviennent aussitôt les seuls défenseurs de la fierté de leur nation et de sa souveraineté. On dit souvent que l’Occident vient s’imposer aux peuples comme si ceux-ci n’avaient pas
d’histoire.
Mon impression est qu’il oublie surtout la sienne, et comment, de quelles rivières de mots, d’idées, de sang et de larmes sont nées ces conquêtes que sont les
libertés individuelles, les droits universels, mais surtout les institutions créées pour nous défendre contre nos propres passions et nos vices naturels. S’abstenir de la vengeance, interdire
le travail des enfants, reconnaître l’égalité des hommes et des femmes, donner une part de son revenu à l’État pour contribuer au bien public, rien de cela n’est naturel. Si nous n’avions pas
hérité de ces règles, il est fort peu probable que nous déciderions nous-mêmes de nous contraindre à vivre dans un État de droit inclusif et égalitaire du jour au lendemain.
Derrière la victoire militaire fulgurante des talibans, faut-il voir un accommodement de la
grande majorité des Afghans avec ce régime ?
A. S. - Il existe, chez une très grande majorité d’Afghans, une profonde ambivalence vis-à-vis des
talibans. Il n’y a pas eu à Kaboul d’affrontement avec l’armée afghane, et il n’y a pas eu de résistance de la part des civils. Carter Malkasian, et d’autres observateurs de la guerre en
Afghanistan, avait déjà noté la démotivation des soldats afghans, découragés par la corruption du commandement, la modicité ou l’inexistence de la solde, les arrangements locaux avec la
rébellion, le sentiment de plus en plus incommode de n’être pas du côté des vrais patriotes. Les soldats ne sont pas des martyrs, dans aucun pays, dans aucune guerre. Sans un commandement
respectable et une raison valable de mourir, ils ne se battent pas. Il semble que dans cette affaire les motifs de se battre auront été plus forts chez les talibans.
Les Afghans font partie de ces guerriers pragmatiques qui ne se lancent dans une bataille que s’ils ont une chance de la gagner. À Kaboul, au moment de
l’arrivée des talibans, les civils ont préféré faire l’économie d’un bain de sang inutile. Je ne suis pas de ceux qui se sont tant étonnés, avec le dédain propre aux résistants imaginaires,
de voir Kaboul se rendre sans combat.
Il faut cesser de se représenter les Afghans et les talibans comme deux blocs ennemis. Les talibans sont des Afghans. Ils cristallisent l’idée la plus haute que
se font les Afghans d’eux-mêmes : farouches guerriers, habiles maquisards, indomptables gardiens d’une nation et de sa religion confondues en une seule et même chose.
Les souvenirs du précédent régime taliban ne sont pas effacés. Si plus de 65 % des Afghans ont moins de 25 ans - un chiffre qu’il faut garder en
mémoire car il explique bien des choses -, leurs parents leur ont raconté les exécutions publiques, les lapidations, les pendaisons, les trois doigts rassemblés horizontalement pour
mesurer la barbe des jeunes hommes, les coups de fouet pour punir une cheville visible ou un vernis à ongles. Mais surtout les écoles et les universités fermées. Les enfants abrutis par la
récitation dans les madrasas. Les femmes invisibles, humiliées, mortifiées. Tout un peuple empêché, privé de tout ce qui est beau, vrai et juste. Moins de deux semaines après la prise du
pouvoir par les talibans, beaucoup d’Afghans continuent d’espérer en une deuxième version plus modérée qu’en 1996 de leur système de gouvernement. Il est improbable que cet espoir soit fondé.
Les talibans sont d’ores et déjà en train de traquer leurs adversaires politiques, les juges qui les ont condamnés, les journalistes qui ont rapporté leurs exactions. Ils montreront leur
hideux visage après le départ définitif des forces étrangères.
François Sureau, vous avez servi en Afghanistan. Quatre-vingt-dix soldats français sont morts au combat. Au regard de la
situation actuelle, faut-il considérer que leur sacrifice a été inutile ?
F. S. - On ne peut pas juger du sacrifice des soldats en usant, si je puis dire, d’un regard civil.
Le sacrifice du soldat d’un grand pays démocratique comme le nôtre n’est jamais vain. Il a obéi aux ordres de la nation. C’était sa fierté, le sens de son engagement. Là-bas, il était tenu
par cette fierté, par le sentiment de ce qu’il devait à ses camarades. Et il savait que le combat au nom duquel il était engagé était le bon : contre le terrorisme, et pour ces droits
démocratiques qui forment une part essentielle de notre honneur collectif. Bien sûr, on peut toujours, partout, regarder ailleurs. Ce n’est pas ce que nous avons fait. Je n’ai rien à ajouter
à ce que le président de la République a exprimé en sa qualité de chef des armées. Et comme tous ceux qui y sont allés, je ne pense pas seulement aux morts, mais aux blessés et aux mutilés
qui porteront en eux, toute leur vie, l’Afghanistan. Ils ne méritent pas la pitié, mais l’admiration.
J’ajoute qu’ils méritent aussi la considération de nos hommes politiques. Que celle-ci n’ait jamais pris la forme d’un vrai débat parlementaire sur les raisons
de cet engagement collectif, sur ses modalités, sur la manière dont nous avons pesé, ou pas, sur les décisions des États-Unis qui dirigeaient la coalition, en dit malheureusement assez long.
Le Parlement a passé des centaines d’heures sur l’affaire Benalla mais à peu près aucune sur l’Afghanistan.
Les femmes sont les premières victimes de la charia installée par les talibans. Pourquoi les évacués sont-ils en grande
majorité des hommes ?
A. S. - J’ai été frappée, comme vous, par les images de centaines de jeunes hommes prenant d’assaut
les avions sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul. Mais ces images sont trompeuses. Parmi les personnes évacuées dans l’urgence par la France figurent au contraire un grand nombre de femmes.
Si elles étaient restées en Afghanistan après le départ de nos forces, elles seraient évidemment les premières victimes. Le président de la République avait fixé comme objectif la mise à
l’abri des personnes menacées. Au premier chef, les membres des familles de ceux qui se sont engagés auprès de nos armées. Pour la première fois depuis de nombreuses années, un chef de l’État
évoque l’asile politique dans les termes les plus stricts, non comme un droit de toute personne qui craint la persécution, mais comme un devoir fraternel de la France envers ceux qui se
battent et œuvrent dans le monde pour les mêmes choses qu’elle. C’est le sens de cet « asile constitutionnel », que l’on oublie trop souvent.
On a beaucoup critiqué les maladresses de la fameuse allocution du 16 août, mais on a peu relevé l’insistance explicite du président sur le droit des
femmes. Cela semble anodin, ça ne l’est pas du tout. Les femmes sont les premières victimes, non seulement de la charia instaurée par les talibans, dont la cruauté spectaculaire nous paraît
sans égale, mais aussi du droit et des pratiques de bien des pays amis où les traditions ancestrales, mélangées ou non avec la loi islamique, piétinent leur liberté et leur dignité. Piétinent
leurs droits fondamentaux. Pour un chef d’État européen, dire publiquement : « Les femmes afghanes ont le droit de vivre dans la liberté et
la dignité », c’est faire preuve d’un courage politique inédit. Croyez-moi, les femmes afghanes ne l’oublieront pas, et celles qui souffrent en silence dans beaucoup d’autres
pays, non plus.
Ayyam Sureau, vous avez fondé une association d’aide à l’intégration des réfugiés, notamment
afghans. Comment envisagez-vous leur accueil dans les circonstances actuelles ?
A. S. - Nous faisons peser sur les réfugiés les bricolages, les préjugés, les hypocrisies et
l’incohérence de notre propre politique de l’immigration. Les Afghans ne sont pas, à ce que je sache, des deux côtés des guichets. Nous avons admis à l’asile des milliers de rescapés avant
l’heure, par compassion, par intérêt, par cynisme ou par niaiserie. Qu’on ne vienne pas à présent leur reprocher d’avoir violé les droits sacrés de l’asile que nous n’avons su ni définir avec
réalisme ni garder avec rigueur.
Vous vous souvenez de la phrase terrible de Tristan Bernard au moment de l’Occupation : « Les optimistes sont
allés à Auschwitz, les pessimistes au Waldorf Astoria. » Kaboul n’est pas Auschwitz, et la France de l’asile n’est pas le Waldorf Astoria, mais ces dernières années ce sont les
pessimistes qui sont venus chercher refuge chez nous. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus triste : leur fuite collective aurait dû nous avertir de l’inanité de notre combat sur leur
sol. Eux ne croyaient pas à la victoire, puisqu’ils s’en allaient de là où nous combattions. Ils ont eu raison. Aujourd’hui, ces hommes et ces femmes, qui ont cherché et obtenu avant l’heure
la protection d’une démocratie durable pour vivre et élever leurs enfants, sont les dépositaires de l’espoir de leur pays. Plaise à Dieu qu’il se trouve parmi eux les bâtisseurs de
l’Afghanistan de demain.
Avez-vous de l’espoir pour ce pays, que vous connaissez bien ?
A. S. - Bien sûr, j’ai de l’espoir, pour les Afghans qui sont restés dans leur pays comme pour ceux
qui ont trouvé refuge en France. Cela fait près de quinze ans que je vis auprès d’Afghans. Des hommes et des femmes de toutes conditions, de toutes les ethnies de cet étrange pays. J’ai grand
mal à imaginer que des gens d’une telle gaieté, aimant obstinément la vie, le jeu, le rire, les fleurs et le chant des oiseaux, la musique, la danse et la poésie courbent durablement l’échine
devant l’autorité mortifère des talibans. Quant à ceux qui se trouvent aujourd’hui éparpillés dans le monde libre… sont-ils tous acquis à la cause de l’égalité des femmes, de la discrétion religieuse
dans l’espace public, du primat d’une même loi pour tous, de la dignité inaliénable de chacun sans discrimination de genre, de croyance ou de statut social, ou du devoir sacré de contribuer
de toutes ses forces au bien commun ? Certes, non. C’est à nous de les aider, par notre exemple, à combattre leurs démons intérieurs, avec la sévérité sans mélange qu’on doit à ses amis.
À force de considérer l’asile comme une forme d’immigration comme une autre, on oublie le redoutable instrument idéologique qu’il a toujours été.
Vous savez, l’image d’un père tendant son enfant à un soldat étranger pour qu’il échappe au royaume de la charia ne
constitue pas la meilleure propagande possible pour l’islam politique, de même que le mur de Berlin n’était pas la meilleure réclame pour le soviétisme.
Propos de François et Ayyam
SUREAU recueillis par Eugénie BASTIE
Source : Le Figaro/ ASAF
Date : 27 août 2021
*Le père jésuite espagnol Pierre Claver (1580-1654) a consacré sa vie à secourir et à défendre les esclaves africains de la colonie espagnole d’Amérique qui
correspond à l’actuelle Colombie. Béatifié par le pape Pie X en 1850, il a été canonisé par le pape Léon XIII en 1888.